Un aller simple pour Riva-Bella

 

de

Brigitte MOUGIN

 

Théâtre 

 

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

 

Elodie                     L’homme              Le contrôleur

 

 

 

 

LIEUX

 

 

ICI   (Un banc. Une valise.)                         LA-BAS

 

 

 

 

 

 

 

Afin d’éviter les noirs systématiques à chaque fin de tableau, il est souhaitable que les deux lieux (Ici et Là-bas) soient situés sur la scène dès le début et jusqu’à la fin de la pièce. En ce cas, il sera très important que les personnages ne fassent pas le lien entre ces deux espaces. Un personnage ne passera jamais d’un lieu à un autre directement. Hormis, peut-être, le contrôleur pour sa dernière apparition. 

Ainsi, les deux espaces  pourront, selon les exigences de la mise en scène, être éclairés ou tenus dans l’obscurité indépendamment de l’action. Un personnage qui est en dehors de

 l’action du texte pourra, si besoin est, se trouver dans l’autre lieu et être au vu des spectateurs. Ce qui créera l’effet d’un second plan ou d’un hors champ. Il va sans dire que les comédiens ne devront jamais intégrer dans leur jeu ce qui pourra se passer dans l’autre lieu, même si  la proximité risque de rendre la situation équivoque.  

Bien évidemment, les quelques propositions de ‘ mise en espace’ que j’ai pu noter tout au long du texte sont tout à fait facultatives. Elles sont là en exemple et peuvent être modifiées selon le besoin.  

 

 

 

 

     

                                                     

 

PREMIER TABLEAU

 

 

 

   ICI.

 

( Elodie. L’homme. Puis le contrôleur.) 

 

 

 

Elodie : (L’homme semble ne pas trop l’écouter.) 

Quand j’ai pris le train l’été dernier, j’avais oublié mes bagages. Ou  plutôt non, j’avais emporté une valise mais elle était si lourde que je ne pouvais plus la porter à force. Personne ne m’a aidée. Alors je l’ai laissée sur un trottoir dans mon  quartier. J’étais plus légère mais pas mon esprit. Du coup, je ne savais plus très bien où j’allais. J’ai regardé mon billet et j’ai découvert que j’allais à Riva-Bella. C’est au bord de la mer. C’est dommage, je me suis dit, je vais à la mer et j’aime la montagne. Je suis montée dans le train et j’ai repensé à ma valise. J’étais sûre d’avoir pris des affaires de montagne. Par habitude. Sauf que là, je ne partais pas par habitude mais par obligation. Cinq jours à la mer. J’ai toujours l’impression que je vais me noyer à la mer. A la montagne, c’est différent.

Riva-Bella, c’est un nom qui chante mais quand j’y suis, j’ai envie de pleurer. Je ne sais pas pourquoi. C’est joli pourtant mais cela me donne envie de pleurer. 

J’y suis allée deux fois dans ma vie, à Riva-Bella. La première fois c’était pour un enterrement et l’année dernière, pour un mariage. Pendant l’enterrement, je comptais le nombre d’invités et je comptais aussi ceux qui pleuraient. A peu près la moitié, je crois. 

L’année dernière, pour le mariage, on a eu de la pluie et du vent. C’est ma meilleure amie qui s’est mariée. Je lui ai demandé pourquoi elle retournait vivre à Riva-Bella. Elle m’a expliqué que depuis que sa mère était seule, elle ne se sentait plus le courage de la quitter chaque fois qu’elle venait lui rendre visite. Elle a fini par rencontrer un gars du coin et comme ça elle est tranquille. Ca, ce n’est pas elle qui me l’a dit, c’est moi qui imagine. 

Le mariage était très ennuyeux. Les gens s’amusaient mais c’était très ennuyeux. Mon amie venait me voir de temps en temps et j’étais obligée de lui raconter n’importe quoi pour qu’elle me laisse. Un coup j’avais mal au ventre, un coup j’avais mal aux dents, je ne pouvais pas danser. Elle comprenait. Et puis elle retournait s’amuser avec son mari. 

Son mari, je ne l’avais jamais vu auparavant. Je ne sais pas comment il était. Peut-être qu’il était différent. Je sais juste qu’il a enterré sa vie de garçon quelques jours avant de se marier avec mon amie. C’est tout ce que je sais. Et mon amie, elle est venue s’enterrer à Riva-Bella. 

Demain c’est l’anniversaire de mon père. Il aura quatre-vingts ans. 

 

L’homme : Vous me faites penser que j’ai complètement oublié celui de ma mère le mois dernier. 

 

Elodie : Votre mère, elle vous le souhaite, le vôtre ? 

 

L’homme : Non, mais ce n’est pas une raison. 

 

Elodie : Quand-même ! .. 

L’homme : … Moi, c’est pareil, je n’aime pas voyager. 

 

Elodie : Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Quelle phrase ridicule. Comme si la jeunesse avait besoin de cela. 

 

L’homme : … La jeunesse est en pleine forme. 

 

Elodie : Souvent, oui. 

 

L’homme : … Vous n’êtes pas si vieille. 

 

Elodie : Je suis juste à la limite. Je suis, ni vieille, ni jeune.  

 

L’homme : … Vous n’êtes pas si vieille. 

 

Elodie : Quand-même ! 

 

L’homme : (regardant la valise)  

…Les femmes ont toujours des bagages énormes. Moi, quand je pars en voyage, je prends juste quelques caleçons, deux ou trois chemises et le tour est joué. 

 

Elodie : Pas de brosse à dents ? 

 

L’homme : Si, si, bien sûr, une brosse à dents. 

 

Elodie : Vous m’avez fait peur. 

 

L’homme : Tout le nécessaire de toilettes, bien sûr. Rasoirs, crème, brosse à dents, brosse… 

 

Elodie : Moi, j’emporte toujours des affaires que je n’utilise pas. Chaque fois c’est pareil. Il m’arrive de me tromper de saison, ce n’est pas très pratique. 

 

L’homme : En effet, ce n’est pas pratique. Arriver sur la plage en après- ski en plein mois de juillet, ce n’est pas très pratique… Et donc, vous prévoyez pour toutes les saisons, à présent ? 

 

Elodie : Oui. Comme cela je suis mieux adaptée. 

 

L’homme : En effet. 

 

Elodie : Comme vous dites. 

 

L’homme : …Pourquoi riez-vous ? C’est moi ? 

 

Elodie : Non, non, ce n’est pas vous, non. Je pense à ma sœur. 

 

L’homme : Elle vous fait rire, votre sœur ? 

 

Elodie : …Ah ! Vous voyez ! Vous aussi, vous riez. 

 

L’homme : Non, non, je ne ris pas, je souris. Vous voyez bien, je souris…

 

Elodie : …Elle m’a téléphoné ce matin, ma sœur. Olga. C’est son prénom. 

 

L’homme : Que voulait-elle ? 

 

Elodie : Me raconter sa vie. Ses enfants, son chien, le jardin… 

 

L’homme : Le train-train ! 

 

Elodie : Elle voulait m’inviter au baptême du petit… Julien, je crois. Oui, c’est cela. Julien. 

 

L’homme : Vous irez ? 

 

Elodie : Je lui ai dit que je n’étais pas catholique. 

 

L’homme : Vous lui avez dit ça ? 

 

Elodie : Ce qu’elle peut m’ennuyer avec ses baptêmes. 

 

L’homme : Vous pourriez faire un effort. 

 

Elodie : Cela sert à quoi de faire des efforts quand on n’est pas catholique ? 

 

L’homme : A rien.  

 

Elodie : Ah ! Vous voyez ! … Et vous, vous partez longtemps ? 

 

L’homme : Je pars, je ne sais pas si je reviendrai. Je pars. 

 

Elodie : Vous n’avez pas de bagages. 

 

L’homme : En effet, je n’ai rien emporté. 

 

Elodie : Comment ferez-vous ? 

 

L’homme : C’est l’aventure ma bonne dame, c’est l’aventure. 

 

Elodie : Vous n’avez pas peur ? Vous savez où vous allez au moins ? 

 

L’homme : Mais, madame, je vous en prie. Vous- vous permettez des familiarités… 

 

Elodie :Excusez-moi, je voulais juste… 

 

L’homme : Non, ce n’est rien. 

 

Elodie : Quand-même ! 

 

L’homme : … Et quand bien même je ne saurais pas où je vais… Hein ? … Alors ? … Ah ! Vous voyez! Vous ne savez pas répondre à cela.

Elodie : Ce n’est pas très grave en fait. 

 

L’homme : Non. Pas très grave. Mais détrompez-vous, je sais parfaitement où je vais. 

 

Elodie : Ah ! 

 

L’homme : Vous voilà rassurée. 

 

Elodie : Très. C’est terrible de ne pas savoir où on va. 

 

L’homme : Mais peut-être que là où je vais, personne d’autre que moi ne voudrait y mettre les pieds. 

 

Elodie : Pourquoi ? 

 

L’homme : Peut-être que j’ai à me rendre en un lieu mal famé. Et dangereux. Un lieu duquel il est impossible de revenir. 

 

Elodie : Vous le faites exprès. 

 

L’homme : Quoi donc ? 

 

Elodie : Vous faites exprès de me faire peur, ce n’est pas délicat. 

 

L’homme : Pardonnez-moi…Oh ! Regardez qui arrive. 

 

Elodie : C’est le contrôleur ? 

 

L’homme : J’en ai bien l’impression. 

 

Elodie : Qu’est-ce- que je vais lui dire ? 

 

L’homme : Vous n’avez pas de billet ? (Le contrôleur apparaît) 

 

Elodie : Si ! 

 

L’homme : Tout va bien alors ! … (au contrôleur) Bonjour, contrôleur ! Asseyez-vous un instant avec nous. 

 

Elodie : (au contrôleur) Nous avons quelques questions à vous poser. 

 

Le contrôleur : (s’asseyant) En temps ordinaire, c’est plutôt moi qui les pose les questions. 

 

L’homme : Ne vous gênez pas. Posez, posez ! 

 

Le contrôleur : C’est vrai ? Je peux ? 

 

Elodie : Mais oui. Posez ! 

 

Le contrôleur : … Vous avez vos billets ? … Vos titres de transport ?… Non, je plaisante ! Je m’en moque de vos billets, messieurs-dames. Si vous saviez comme je m’en moque.

 

L’homme : Et bien, moquez-vous donc. 

 

Le contrôleur : C’est ce que je fais, monsieur. Vous voyez bien, c’est ce que je fais… Vous fumez ? 

 

L’homme : Non, j’ai arrêté, merci. 

 

Elodie : Moi, j’ai arrêté à l’âge de cinq ans. 

 

Le contrôleur : Cela n’a pas été trop dur ? 

 

Elodie : Quand-même, oui ! 

 

Le contrôleur : … Vous attendez le train ? 

 

L’homme : Nous l’attendons mais nous ne nous faisons aucune illusion. 

 

Elodie : (au contrôleur) Vous l’attendez, vous aussi ? 

 

Le contrôleur : Le train ? Oh ! Après tout, pourquoi pas ? 

Je peux bien attendre un bout avec vous. Je n’ai rien à faire de particulier. 

 

(L’homme et Elodie se lèvent. Ils regardent passer un train qui ne s’arrête pas) 

 

Elodie : …Ce n’était pas un train ? 

 

L’homme : Je n’ai pas bien vu… 

 

Elodie : Pourquoi ne s’est-il pas arrêté ? 

 

Le contrôleur : Asseyez-vous, messieurs-dames… Ne vous en faites pas pour le train. Il va repasser le train. 

 

Elodie : Vous êtes sûr ? 

 

Le contrôleur : Si je vous dis qu’il repasse, c’est qu’il repasse, madame. Asseyez-vous !…Oh ! Mais dites donc, je vous connais, vous ! 

 

Elodie : Moi ? 

 

Le contrôleur :  Je vous ai déjà vue quelque part. Vous n’étiez pas à l’école communale ?

 

Elodie : Oui, j’y étais. 

 

Le contrôleur : Oh ! Mais dites, je vous parle de ça, il y a déjà quelques années, c’est sûr. 

 

Elodie : C’est sûr, oui. Cela fait un bail. 

Le contrôleur : …Ah ! Oui. Maintenant que je vous regarde bien, c’est vraiment vous. Il n’y a pas de doute. Vous n’avez pas changé. 

 

Elodie : J’ai grandi. Mais le visage, il est toujours le même.  

 

Le contrôleur : Et alors ! Que faites-vous maintenant ? 

 

Elodie : On peut se tutoyer quand-même. 

 

Le contrôleur : Oui, oui, tutoyons-nous. On s’est connu gamins après tout ! 

 

Elodie : On était des mioches à l’époque. 

 

Le contrôleur : Des sales mômes… 

 

Elodie : … J’écris des chansons. 

 

Le contrôleur : Non ! 

 

Elodie : Oui, enfin, des petites chansons. 

 

L’homme : Des chansonnettes. 

 

Elodie : Exactement ! Des petites chansonnettes. 

 

L’homme : Des chansonnettes pour midinettes. 

 

Le contrôleur : (à Elodie) C’est ton mari ? 

 

Elodie : Non, c’est un voyageur. Il attend le train lui aussi. On a discuté un peu. 

 

Le contrôleur : Ah ! Je vois. 

 

L’homme : Et que voyez-vous, contrôleur ? 

 

Le contrôleur : Je vois qu’il est plus facile d’écrire des chansons que de trouver un mari. 

(à Elodie) N’est-ce- pas…comment déjà, ton prénom? … Comment tu… 

 

Elodie : Elodie. 

 

Le contrôleur : C’est cela, Elodie ! Oh ! la, la, cela fait un bail… Elodie… 

 

Elodie : Cela me fait plaisir de te revoir, moi aussi. 

 

Le contrôleur : Bon ! Je ne m’ennuie pas mais je dois aller là-bas. 

 

L’homme : Qu’y a-t-il à voir là-bas ? 

 

Le contrôleur : … D’autres voyageurs, monsieur. D’autres voyageurs. 

Elodie : Tu dois contrôler leurs billets ? 

 

Le contrôleur : Bien sûr, bien sûr ! Je dois contrôler leurs billets. Ah ! Ah ! Absolument  tous les billets... (Il s’éloigne et disparaît)

 

(Un train passe. Même scène que précédemment) 

 

Elodie :… Cette fois, j’en suis sûre. 

 

L’homme : On ne peut jamais être sûr. Mais je crois que vous avez raison. C’était un train. Quelle vitesse ! Impressionnant, ces progrès technologiques ! Impressionnant ! 

 

Elodie : Il ne pourra jamais s’arrêter s’il arrive toujours aussi vite. Il devrait ralentir un peu avant d’entrer en gare. Cela serait plus simple. 

 

L’homme : … Où allez-vous, au juste ? 

 

Elodie : (sortant son billet)… Attendez, c’est marqué sur le billet… alors… voyons, départ huit heures quinze, arrivée… seize heures quarante deux… destination, destination… ah ! Voilà ! Destination Pornic. Pornic ? Mais c’est au bord de la mer, Pornic ! 

 

L’homme : Oui, c’est au bord de la mer. Plus exactement, au bord de l’océan. 

 

Elodie : Ah, oui ? Mais je ne connais personne à Pornic. 

 

L’homme : On n’est pas obligé de connaître quelqu’un. 

 

Elodie : Moi, si ! Je ne me déplace que si je connais quelqu’un, vous comprenez ? Je ne connais personne à Pornic. En plus, c’est au bord de la mer. 

 

L’homme : De l’océan ! 

 

Elodie : Je déteste la mer, je vous l’ai déjà dit. J’aurais préféré aller à la montagne. Ou à la campagne. Bien que je ne supporte pas très bien la campagne non plus. Mais pas à la mer ! 

 

L’homme : ça ! ma chère, il vous faudra régler ce problème avec votre ami contrôleur. 

 

Elodie : … Je ne comprends pas… La gare de départ n’est pas indiquée sur mon billet… Il y a l’heure du départ mais pas la gare de départ… Où sommes-nous, monsieur ? Pouvez-vous me dire dans quelle ville je me trouve ? 

 

L’homme : Vous êtes à Paris. 

 

Elodie : Ah ! Je comprends. C’est pour cela qu’ils ne l’ont pas marqué. 

 

L’homme : Oui, c’est tellement évident. Paris. 

 

Elodie : Moi, Paris, j’en ai marre. Toutes ces rues piétonnes me fatiguent. 

 

L’homme : Vous n’aimez pas marcher ?

 

Elodie : Pas trop. 

 

L’homme : Et à la montagne, comment faites-vous ? 

 

Elodie : Il y a des téléphériques, monsieur. 

 

L’homme : Alors qu’à la mer… 

 

Elodie : On est obligé de nager si on veut avancer. Nager, toujours nager, vous-vous rendez compte, c’est insupportable avec ses bagages. C’est trop lourd les bagages dans la mer. Moi je n’y arrive pas. 

 

L’homme : Vous pouvez les poser sur la plage, les bagages. 

 

Elodie : Pour quoi faire ? 

 

L’homme : Ou à l’hôtel. 

 

Elodie : C’est cela, oui ! Pour qu’ils me comptent un supplément ! 

 

L’homme : Je crois bien que vous confondez avec les taxis. 

 

Elodie : Les taxis ? Je ne prends pas les taxis, monsieur. Je ne peux pas confondre. Vous n’avez pas l’air de me croire mais cela m’arrive souvent dans les hôtels. On me fait payer un supplément pour mes bagages si je les laisse dans la chambre alors que je n’y suis pas. Je ne vais quand-même pas passer la journée dans la chambre à cause de mes bagages. 

 

L’homme : Faites comme moi. Ne prenez que le strict nécessaire. 

 

Elodie : Non, c’est impossible. Je suis obligée de prévoir pour tous les temps. Je ne peux pas faire autrement. Je suis obligée. 

 

L’homme : Cela  vous dérange si je lis mon journal ?

 

Elodie : Oh ! Excusez-moi. Je vous accapare avec mes bêtises. Lisez, lisez… 

 

 

 

 

                                                    SILENCE

 

Elodie : (elle chante.) 

                                                     Chanson.

 

Je l’ai rencontré au coin du boulevard. Il m’a regardée, j’voyais tout en noir. 

Je lui ai souris, j’sais pas trop pourquoi. Y’avait dans ma vie des trucs qu’allaient pas.(bis)                                                

J’voulais changer d’peau, plus m’app’ler Jacqueline. 

J’voulais pas finir toute seule sous les ponts. 

J’voulais pas flipper seule dans mon salon.(bis) 

 

                                                     SILENCE

 

L’homme : (lisant toujours)… Je croyais que c’était Elodie. 

 

Elodie : Jacqueline, c’est pour la chanson. 

 

L’homme : Quand vous chantez, vous-vous appelez Jacqueline ? 

 

Elodie : Non ! C’est une chanson que j’ai écrite en pensant à ma tante qui s’appelle Jacqueline. 

 

L’homme : Oh ! Je comprends… 

 

Elodie : … Je ne sais pas comment vous faites pour lire le journal. 

 

L’homme : J’essaye de me concentrer. 

 

Elodie : Oh, pardon ! Je vous empêche… 

 

L’homme : Non, vous ne me dérangez pas. Même seul, je dois me concentrer pour comprendre ce que les journalistes essayent de nous dire. 

 

Elodie : Vous ne les trouvez pas clairs les journalistes ? 

 

L’homme : Au contraire, au contraire ! Ils sont parfaitement clairs. Je les trouve parfaitement clairs les journalistes… Il y a tellement de choses à dire… 

 

Elodie : Pourquoi parler d’une chose plutôt que d’une autre ! 

 

L’homme : C’est cela. La priorité. La priorité d’un événement sur un autre. 

 

Elodie : Tout ce qui est important à mes yeux n’est jamais écrit dans le journal. 

 

L’homme : C’est pour cette raison que vous ne le lisez pas ? 

 

Elodie : Il n’y a jamais de nouvelles. C’est toujours la même chanson. La politique et les mathématiques ! 

 

L’homme : C’est un peu la même chose, vous me direz. Oui, je sais cela. Enfin, je veux dire, je l’ai remarqué moi aussi. Jamais vraiment de nouveauté. Soit on compte les morts, soit on se satisfait d’avoir soi-même échappé à la mort et alors on vante les mérites de la médecine, du sport et de la diététique... Il y a toujours des gens qui meurent pour des raisons obscures. Et il y a toujours des gens qui vivent pour des raisons tout aussi obscures.

 

Elodie : La guerre, qu’en pensez-vous, c’est de pis en pis, n’est-ce- pas ? 

 

L’homme : C’est pareil. On a inventé des moyens très sophistiqués pour tuer plus vite et en plus grand nombre mais, remarquez, on a également inventé les moyens de faire vivre. Et plus longtemps. 

 

Elodie : Donc, c’est pareil ? 

 

L’homme : C’est ce que je vous dis. 

 

Elodie : Et c’est pour cela que je ne lis pas le journal… Si chaque jour était rapportée au moins une pensée… 

 

L’homme : Une pensée ? Expliquez-vous. 

 

Elodie : Une petite pensée que quelqu’un aurait eue quelque part, à un moment, et qui pourrait faire du bien à tout le monde. 

 

L’homme : Quel genre de pensée, par exemple ? 

 

Elodie : Par exemple… la rose n’a d’épines que pour mieux se frotter à la beauté. Ou encore… le ciel est infini pour qui veut bien le voir infini... la musique est la source où s’abreuvent nos rêves… 

 

L’homme : Et vous voudriez que les journalistes annoncent ces pensées comme des événements essentiel. 

 

Elodie : Je ne dis pas, essentiels. Je dis, importants. Autant que la venue du pape au Rwanda ou que les premiers pas de l’homme sur la lune. 

 

L’homme : Ou que vos retrouvailles avec votre ami tout à l’heure. 

 

Elodie : Ne vous moquez pas. Si je vous disais que je ne l’ai pas du tout reconnu. J’ai joué le jeu pour ne pas le vexer mais je ne me souviens absolument pas de lui. L’école communale ! Cela fait si longtemps… J’étais toujours au fond de la classe… 

 

L’homme : … Vous étiez dans la Drôme ? 

 

Elodie : Non, mais quand-même ! 

 

                                                     SILENCE

 

Elodie : … Je peux vous confier ma valise quelques instants ? Je vais faire un tour.  

 

L’homme : Mais, absolument ! 

 

Elodie : Vous êtes très aimable, monsieur. Je ne serai pas longue.

 

L’homme : Prenez tout votre temps. 

 

Elodie : Merci. Juste un petit tour. 

 

L’homme : Je comprends, oui. Un petit tour. ( Elle sort.) 

                                                 

                                                        LONG SILENCE

 

L’homme : … Mesdames et messieurs ! … Veuillez excuser le retard occasionné par les intempéries intempestives survenues dans la matinée juste après le journal télévisé qui ne laissait pourtant rien prévoir de tout cela… Donc, je disais. Les fortes pluies matinales ont causé quelques légers dérangements au trafic ferroviaire pourtant bien aguerri nous le savons tous vous et moi…Madame ! … Oui, vous, madame ! permettez-moi de vous demander de bien vouloir vous asseoir… oui, oui, asseyez-vous à côté de ce jeune homme, c’est très bien et écoutez-moi … 

 Les trains transportent chaque jour des milliers de voyageurs. Si nous additionnions le nombre de kilomètres parcourus par tous ces voyageurs réunis, nous ferions sans aucun doute, plusieurs fois le tour du monde. Je dis bien, sans aucun doute, car en vérité je l’ai  vérifié. Parfaitement, monsieur ! Inutile de toussoter pour me signifier votre désapprobation, je m’en fiche ! Pourquoi je m’en fiche ? Je vais vous l’expliquer…

Tout d’abord, je tiens à préciser que c’est vous, messieurs- dames, qui m’avez prié de bien vouloir donner cette conférence à cette heure. Pour tout vous dire, je n’avais aucune envie de le faire alors vous comprendrez que les toussotements de ce monsieur ont le don de m’agacer. Et sérieusement ! … 

Bon ! Reprenons…Que disais-je, au juste ? Ah, oui, le tour du monde ! Le tour du monde accompli des dizaines de fois par des voyageurs qui n’ont pourtant parcouru que quelques kilomètres. Ont-ils vraiment voyagé, ces voyageurs ? Ont-ils vraiment quitté leur pays ou leur village ? … Non, messieurs-dames ! Ces voyageurs n’ont pas bougé. Dans le meilleur des cas, ils sont tout juste partis embrasser leur vieille tante un après-midi de dimanche dans la banlieue la plus proche… 

Et bien, messieurs-dames, et c’est là que j’interviens, ces voyageurs ont fait le tour du monde ! … Madame, remettez-vous ! Je sais que cette révélation est bouleversante. Elle nous bouleverse tous mais il s’agit à présent d’être forts. Et clairvoyants… 

Vous êtes tous venus ici m’entendre sans vous soucier les uns des autres. Vous avez emporté vos bagages, pensant que c’était la meilleur chose à faire. Vous êtes arrivés des quatre coins du monde pour enfin comprendre le mécanisme du déplacement physique du corps et de l’esprit. 

Et bien, je vais vous raconter une petite anecdote qui eut lieu pas plus tard que tout à l’heure sur le quai d’une gare dont j’ai oublié le nom. Il y avait là une femme, la quarantaine peut-être, assise sur le même banc que moi et qui me parlait de ses voyages. Elle avait l’air d’attendre un train sans toutefois trop savoir où elle devait se rendre. Pendant que nous discutions, plusieurs trains sont passés devant nous à une vitesse vertigineuse. A tel point vertigineuse qu’on ne pouvait ni les voir, ni les entendre…Messieurs-dames, c’est là que je réclamerai toute votre attention… 

Pourquoi ces trains ne se sont-ils pas arrêtés ? Pourquoi sont-ils passés devant nous, plus rapides que l’éclair, plus silencieux qu’une nuit enneigée de Décembre ? … Notre imagination, vous le savez, nous joue des tours et se joue de nous tout à la fois… 

Et bien, messieurs-dames ! Nous étions elle et moi dans ces trains mais nous ne le savions pas ! Un contrôleur est apparu à peu près au même moment. Comme c’est étrange ! Il ne contrôlait rien du tout, non ! Il causait et avait l’air d’être en vacances. Il disait que les trains repasseraient, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

 En fait, je vous le dis, ce contrôleur était tout simplement chargé d’additionner les kilomètres de tous les voyageurs. Et j’en conclue, si vous le permettez, que ces trains que nous avons vu passer n’étaient rien d’autre que les trains du supplément. Et c’est précisément dans ces trains, messieurs-dames, que nous faisons le tour du monde. Les kilomètres additionnés petit à petit s’accumulent dans le temps et dans l’espace et quand ils suffisent à couvrir la superficie de la terre, les voyageurs, avec ou sans bagages, sont transportés malgré eux puis déposés n’importe où.

Ce qui veut dire que nous ne nous déplaçons jamais ! Ce qui veut dire qu’un train n’est qu’une illusion ! Qu’un contrôleur n’est qu’un pur produit de notre imagination ! Qu’une distance entre un point et un autre n’est qu’une injustice ! Que les bagages auxquels nous tenons tous comme à la prunelle de nos yeux ne sont qu’une valeur morale, un trompe- l’œil ! Nous voyageons dans des trains qui n’existent pas et nous faisons le tour du monde ! 

Comment est-ce possible ? Je vous le demande… 

Je sais, tout cela est quelque peu surprenant. Vous-vous demandez en ce moment, n’est-ce- pas, si vous êtes bien là où vous croyez être. N’ayez crainte, messieurs-dames, nous en sommes tous là malheureusement. Nous croyons nous déplacer mais en réalité, on nous déplace ! A chaque instant ! Et savez-vous qui nous déplace ? Les kilomètres ! Les kilomètres nous embarquent dans leur course incessante sans que nous ayons à bouger le petit doigt et nous inventons des moyens de transport pour avoir de temps en temps le loisir de nous arrêter… 

Les gares ! Cela vous dit quelque chose, peut-être ? … Sachez, messieurs-dames, que nous débarquons dans une gare quand la vitesse dépasse l’entendement de notre corps. Et de notre esprit… 

Nous n’avons jamais de destination. Nous n’avons aucune raison de partir. Jamais. Jamais. Jamais… Et les contrôleurs, me demanderez-vous ? Et bien, les contrôleurs, nous les créons, nous les inventons de toute pièce pour rationaliser l’irrationnel. Pour donner un sens à notre vie… 

Voilà, messieurs-dames, tout ce que j’ai à vous dire. Voilà l’explication  du mécanisme de déplacement dans l’espace infini de notre corps et de notre esprit…

La conférence touchant à sa fin, j’aimerais profiter du temps qu’il nous reste pour apporter ma conclusion...  

Mesdames et messieurs ! Pouvez-vous dire si aujourd’hui, à cette heure précise de l’après-midi, vous-vous trouvez plutôt dans un train que sur le quai d’une gare ? 

Je vous remercie et vous souhaite une excellente fin d’après-midi… 

 

                                                                   SILENCE.

 

…Mais enfin, que fait-elle ? Je ne vais pas surveiller cette valise éternellement… 

 

 

 

                                                   FIN DU PREMIER TABLEAU

                                                  DEUXIEME TABLEAU

 

LA-BAS. 

 

(Le contrôleur. Elodie.) 

 

 

Elodie : J’ai eu bien de la peine. 

 

Le contrôleur : Ah ! Ce n’est pas étonnant. Mais dis-moi, ma chère Elodie, te ferais-je beaucoup de peine si je te disais que je te trouve très jolie ? 

 

Elodie : Moi ? 

 

Le contrôleur : Tu es belle comme une étoile de mer… 

 

Elodie : Ne me parle pas de la mer. 

 

Le contrôleur : …Comme un edelweiss rencontré au détour d’un sentier de montagne… 

 

Elodie : J’adore la montagne, c’est gentil de me dire ça. Tu me dragues ou quoi ? 

 

Le contrôleur : …Belle comme un poisson d’eau douce… 

 

Elodie : L’eau douce, ça va. 

 

Le contrôleur : … Comme un air d’opéra, comme un petit madrigal, comme une… 

 

Elodie : Tu me fais rougir. Je ne suis pas rouge ? 

 

Le contrôleur : Laisse-toi bercer, Elodie. Laisse-toi bercer par le chant de l’amour. Elodie, je t’aime. Je t’aime. Si tu savais combien je t’aime… 

 

Elodie : Arrête ! Tu me fais peur. On dirait un fou qui ne sait plus ce qu’il raconte. 

 

Le contrôleur : … Elodie… je ne te plais pas ? 

 

Elodie : Je n’ai pas dit cela. 

 

Le contrôleur : Veux-tu que je retire ma casquette ? C’est mon uniforme qui te gêne ? 

 

Elodie : Je n’ai pas dit cela mais quand-même ! 

 

Le contrôleur : Tu  te demandes qui peut bien se cacher sous cet uniforme, pas vrai ?

 

Elodie : Un peu, oui. J’ai l’impression que ce n’est pas toi… Fais voir, sans la casquette. (il retire son képi)… Ah, oui ! Cela change tout. 

 

Le contrôleur : …Ma fleur des îles, ma perle fine, oh ! Non, pas la mer, pas la mer ! 

 

Elodie : Allons à la montagne. Partons en vacances. Fuyons. Marions-nous… Faisons plus ample connaissance, veux-tu ? …Dis… tu veux savoir ce qui se cache derrière ce visage ?

 

Le contrôleur : … Je vois des paysages… L’amour… Elodie… ton visage parle  de notre amour. Notre amour échoué sur une plage de Normandie en plein orage, un matin de novembre…

 

Elodie : Ne sois pas si lyrique, cela m’agace… Embrasse-moi et tu verras. (ils s’étreignent et s’embrassent fougueusement.)… L’orage en plein novembre, c’est bizarre, non ? 

 

Le contrôleur : … Je me sens drôle sans ma casquette. 

 

Elodie : Je ne connais même pas ton prénom. Comment t’appelles-tu ? 

 

Le contrôleur : J’aurais pu m’appeler Jean-Michel. Ou Christian. Ou Gilles. Et bien non, je m’appelle Bernard. Ber ! Tu peux m’appeler Ber si tu veux. 

 

Elodie : Je préfère Bernard… Embrasse-moi, Bernard. (ils s’embrassent fougueusement.)… 

 

Le contrôleur : … Où veux-tu aller pour les vacances ? Je t’emmène où tu veux, ma chérie. L’Ardèche ? la Drôme ? Arcachon ? Riva-Bella ? 

 

Elodie : Riva-Bella… c’est joli comme nom. C’est ensoleillé, c’est gai, ça chante, c’est pittoresque, c’est… qu’est-ce- qu’il m’arrive… je ne sais pas ce que j’ai tout d’un coup, je…je…je suis… 

 

Le contrôleur : Tu pleures, Elodie, ce n’est rien. Tu pleures, ne t’en fais pas… 

 

Elodie : Oh ! Oui, je pleure. C’est étrange, cela m’a pris d’un seul coup. C’est ce nom, je crois. 

 

Le contrôleur : Riva-Bella ? 

 

Elodie : Redis-le comme tu l’as dit la première fois, pour voir. 

 

Le contrôleur : Riva-Bella. 

 

Elodie : Ca y est, cela recommence. Je pleure à nouveau… 

 

Le contrôleur : … Attends, attends, je vais dire autre chose. Je vais prononcer un autre nom, tu vas voir, tu pourras t’arrêter… 

 

Elodie : Dépêche-toi, Bernard. Dis un autre nom, je n’en peux plus … Oh ! la, la, c’est agaçant toutes ces larmes… vite, Bernard, vite… 

 

Le contrôleur : Oui, oui, oui, un autre nom… tout de suite ! … Un nom de pays par exemple. Une ville, un village… 

 

Elodie : Par ‘C’ ! 

 

Le contrôleur : Par ‘C’. Un nom qui commence par ‘C’… ca, caba, cabi, calan, ca, ca, cal,cal, calcutta. Calcutta !

 

Elodie : Oh ! Merci… merci, Bernard. Merci infiniment. Je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire. 

 

Le contrôleur : Oh! mais ce n’est rien… Cela va mieux ? 

 

Elodie : Je suis trop sensible. Je suis bête.  

 

Le contrôleur : Ah ! Non, je ne suis pas d’accord. Sensible ne veut pas dire bête, au contraire ! … Tu es une artiste. Tu as une sensibilité d’artiste. 

 

Elodie : Quand-même… 

 

Le contrôleur : Si, si ! 

 

Elodie : …Au fait ! Calcutta, c’est où ? 

 

Le contrôleur : Cela m’est venu comme ça, Calcutta. Je ne sais même pas si cela existe. 

 

Elodie : Bernard, emmène-moi à Calcutta. Je t’en supplie. 

 

Le contrôleur : Oui , oui, oui, nous irons à Calcutta, ma chérie. Comment veux-tu t’y rendre, à Calcutta ? Par le train ? Par les airs, par… 

 

Elodie : Le train, c’est le moyen le plus sûr, non ? 

 

Le contrôleur : Et rapide. (il met son képi) 

 

Elodie : Tu ne vas pas la remettre, quand-même ? 

 

Le contrôleur : Allons-y, allons-y ! 

 

Elodie : Bernard, ta casquette ! 

 

 

                                           

 

 

                                                      FIN DU DEUXIEME TABLEAU.          

                                                        TROISIEME TABLEAU

 

ICI.

 

( Le contrôleur. L’homme. Puis Elodie.) 

 

 

 

Le contrôleur : Réveillez-vous, monsieur. Vous ne pouvez pas dormir ici… Monsieur, levez-vous ! C’est l’heure. 

 

L’homme : … Que vois-je ? Un contrôleur ! Est-ce un rêve ? Une hallucination ? 

 

Le contrôleur : Monsieur, vous ne rêvez pas. Vous avez devant vous, un contrôleur. Un vrai. Un spécimen rarissime issu de la dernière dynastie des rails 

 

L’homme : Non ? 

 

Le contrôleur : Oui ! … Regardez cette casquette, monsieur. Voulez-vous la palper ? Touchez, cette qualité. Quelle douceur, n’est-ce- pas ? 

 

L’homme : …En effet… 

 

Le contrôleur : Et bien, cette casquette est l’élément moteur de tout l’attirail du contrôleur des rails !  

 

L’homme : Je peux l’essayer ? 

 

Le contrôleur : L’essayer, monsieur, est un grand mot. 

 

L’homme : Je n’insiste pas… Dites-moi, contrôleur, qu’avez-vous besoin d’un tel uniforme ? 

 

Le contrôleur : Vous exagérez, monsieur. 

 

L’homme : J’aime la démesure. 

 

Le contrôleur : J’aime la poésie, monsieur. 

 

 L’homme : Et la culture ?

 

Le contrôleur  : Un jeu d’enfant. 

 

L’homme : Voyez-vous, contrôleur… 

 

Le contrôleur : Appelez-moi Bernard. Ber, si vous préférez. 

 

L’homme : Voyez-vous, contrôleur, j’ai vu bien des enfants ne s’intéresser à la culture que par intérêt. 

 

Le contrôleur : Savez-vous où se trouve Calcutta, par exemple ? 

L’homme : En Inde.

 

Le contrôleur :  … C’est votre dernier mot ?

 

L’homme : Absolument ! Aucun doute là-dessus. Calcutta se trouve en Inde. 

 

Le contrôleur : … Cherchez bien… Monsieur ! … Calcutta, c’est où ? … Pensez à l’Afrique. Ce n’est pas en Afrique, vous êtes sûr ? … Allez, allez, faites un petit effort, monsieur. Fouillez dans votre mémoire. 

 

L’homme : Je n’ai pas besoin de fouiller, c’est une telle évidence ! … Calcutta ! …Enfin, Calcutta, contrôleur ! C’est en Inde. Aux Indes, si vous préférez. Mais pas en Afrique. Comment peut-on ignorer cela ? 

 

Le contrôleur : Un contrôleur n’est pas un ignorant. Un contrôleur connaît parfaitement sa géographie. Un contrôleur est un voyageur. Il sait exactement où se trouve chaque pays. Chaque ville. Chaque village. Alors vous pensez, Calcutta ! Je crois même que j’y suis allé à Calcutta. 

 

L’homme : Si vous étiez allé à Calcutta, vous-vous en souviendriez. 

 

Le contrôleur : Bon, bon, ça va ! Je suis un ignorant. 

 

L’homme : Je n’ai pas dit que vous étiez un ignorant. 

 

Le contrôleur : Ca va ! … Que faites-vous avec cette valise ? 

 

L’homme : Justement, une charmante dame m’avait chargé de la surveiller. Enfin, la valise. Elle m’avait demandé de surveiller sa valise. Elle m’avait assuré qu’elle ne serait pas longue à revenir et voilà que je me suis endormi à force de l’attendre. Je commence à me demander si elle reviendra un jour, cette dame. 

 

Le contrôleur : Les femmes, je les connais. Elles tardent toujours à revenir. Soit elles se perdent, soit elles rencontrent quelqu’un en  chemin. Ce n’est pas simple.

 

L’homme : Que dois-je faire avec cette valise ? Vous avez peut-être une idée, contrôleur ? 

 

Le contrôleur : Moi, vous savez, les idées me viennent mais elles me repartent aussitôt. Une femme, une valise, peut-être un départ, peut-être un retour, qui sait ? Que voulez-vous que j’ai comme idée ? 

 

L’homme : Vous êtes contrôleur, vous devez savoir. 

 

Le contrôleur : Comment voulez-vous, je ne sais pas moi-même, je… 

 

L’homme : Vous êtes sur la touche ? 

 

Le contrôleur : Probable ! 

 

L’homme : C’est bien ce que je disais, vous êtes sur la touche. 

Le contrôleur : Je n’aime pas cela, être sur la touche, monsieur. Avez-vous déjà attendu les trains ? Savez-vous ce que signifie, attendre ? Un train qui se fait attendre est un train qui n’a pas de sens. Un train qui n’a pas de sens est un train qui s’absente. Et l’absence, monsieur, l’absence est le rebut de l’amour. Et de la science ! …

 

L’homme : … Tout cela ne me dit pas ce que je dois faire avec cette valise. 

 

Le contrôleur : Y avez-vous jeté un coup d’œil ? 

 

L’homme : Comment ça, un coup d’œil ? 

 

Le contrôleur : L’avez-vous ouverte pour voir ce qu’elle contient ? 

 

L’homme : Contrôleur, vous perdez tout bonnement la raison. 

 

Le contrôleur : Probable ! 

 

L’homme : C’est bien ce que je disais, vous perdez la raison. 

 

Le contrôleur : Je n’aime pas cela, monsieur, perdre la raison... Et pourtant, nous allons devoir l’ouvrir cette valise. 

 

L’homme : Vous n’ouvrirez pas cette valise, je vous l’interdis. Une charmante dame que je ne connais pas m’a demandé de surveiller sa valise et non de la fouiller ! 

 

Le contrôleur : Il s’agit de notre sécurité ! 

 

L’homme : Nous serons plus en sécurité une fois la valise ouverte, peut-être ? Non mais ! De qui vous moquez-vous ? 

 

Le contrôleur : Vous venez à l’instant d’avouer que vous ne connaissiez pas cette dame. Alors ? Hein ? Qu’avez-vous à répondre à ceci ?  

 

L’homme : Je réponds que je maintiens ma position. Je suis chargé d’une mission de confiance, je tiendrai ma parole, je n’en démordrai pas, n’en déplaise à votre raison. 

 

Le contrôleur : Il y a des raisons qu’on ignore, monsieur, mais après tout, faites comme il vous plaira. 

(Il s’éloigne et disparaît) 

                                                                       SILENCE

 

L’homme : … Et bien, je vous le dis, messieurs-dames, nous sommes dans un train ! 

(arrive Elodie) 

 

Elodie : Ah ! Monsieur, si vous saviez. Je me suis perdue. 

 

L’homme : N’avez-vous rencontré personne ? 

 

Elodie : Pas l’ombre d’une ombre, monsieur. J’ai dû me concentrer pour vous retrouver. Je pensais à cette valise que je vous ai confiée en partant. 

L’homme : Je n’y croyais plus. J’ai bien dû m’endormir trois fois.

 

Elodie : Je vous ai réveillé ? Je suis confuse, monsieur. Très confuse. En tous cas, je vous félicite. 

 

L’homme : Pensez-vous ! 

 

Elodie : Quand-même ! Ce que vous avez fait. On ne se connaît pas, vous n’étiez pas obligé… Et le train ? 

 

L’homme : Le train ?  

 

Elodie : Est-il passé ? 

 

L’homme : Je n’ai rien remarqué. Mais, me direz-vous, je me suis endormi… 

 

Elodie : … Savez-vous ce que je trimballe dans cette valise ? 

 

L’homme : Vos affaires, j’imagine. 

 

Elodie : C’est exact ! J’ai pris toutes mes affaires. J’ai tout pris. Il faut dire, les saisons changent si vite. C’est impressionnant. Quand on voyage, le temps n’est plus le même, vous avez remarqué ? 

 

L’homme : Quoi ? 

 

Elodie : Le temps. 

 

L’homme : Le temps ? 

 

Elodie : Le temps n’est plus le même. 

 

L’homme : Quel temps ? De quel temps parlez-vous ?  

 

Elodie : Du temps qu’il fait, monsieur, du temps qu’il fait. 

 

L’homme : Ah ! 

 

 Elodie : A votre avis, en quelle saison sommes-nous ?

 

L’homme : Je pense que nous sommes plutôt dans le printemps. Regardez ces arbres. Ils ont rajeuni, on dirait. 

 

Elodie : Et nous, quand allons-nous cesser de rajeunir ? 

 

L’homme : Quand nous entrerons dans l’hiver, madame. Nous devrons nous laisser glisser dans notre vieillesse et alors nous vieillirons. 

 

Elodie : Sans rien dire ? 

 

L’homme : Chacun dira ce qu’il voudra.

 

Elodie : Où irez-vous pour votre vieillesse ? 

 

L’homme : Je n’y ai pas réfléchi mais j’aurais peut-être une petite préférence pour l’Asie. 

 

Elodie : Ah, oui ? … L’Asie, on y rêve beaucoup ? 

 

L’homme : Tout a été fait en Asie et pourtant… 

 

Elodie : …Tout reste à faire ? C’est cela ? 

 

L’homme : C’est possible… Vous permettez ? (Il prend congé d’elle, s’éloigne et disparaît) 

 

                                                                  SILENCE.

 

(Un train passe. Même scène que précédemment) 

 

Elodie : … Je ne suis pas prête d’arriver à Pornic… Au train où vont les choses, je ne suis pas prête d’arriver à Pornic… Il m’a laissée en plan, c’est dommage, j’aimais bien parler avec lui… J’espère que Pornic, ce n’est pas pour un mariage. Ou un enterrement. Les voyages, c’est toujours pour les mariages ou les enterrements. Les baptêmes  aussi. Ce n’est pas très gai à force. (Elle vérifie son billet) … Oui, c’est bien Pornic… J’ai beau réfléchir, je ne connais personne qui se marie, à Pornic … Voyons !…Lucienne, elle habite à Riva-Bella. Et elle est déjà mariée. Claudine… elle est en Corse, Marina, je ne la vois plus depuis longtemps, je ne sais même pas où elle est… Roberte, c’est pas du tout le genre à se marier… Annie… Suzanne… non ! … Non, je ne vois pas. Isabelle. Isabelle ? Je ne connais pas d’Isabelle… ou alors j’ai oublié… ou alors elle est morte. Depuis quand ? Je n’ai pas été prévenue…

Si je dois me farcir les enterrements des gens que je ne connais pas, je ne vais pas m’en sortir ! (Elle déchire son billet puis se met à chanter) 

 

                                         Chanson. (suite)

 

Il m’a reconnue, moi je n’voyais pas. Il s’est souvenu, je n’sais pas de quoi. 

Y’avait dans ses yeux, des trucs insensés. J’pourrais pas vous dire l’effet qu’ça m’a fait. (bis) 

J’voulais changer d’peau, plus m’appeler Jacqueline. 

J’voulais pas finir toute seule sous les ponts. 

J’voulais pas flipper seule dans mon salon. (bis ou ter ou plus) 

                                         

 

FIN DU TROISIEME TABLEAU 

 

 

 

 

                                                 

 

 

 

 

QUATRIEME TABLEAU

 

 

 

LA-BAS. 

 

 

( Le contrôleur. L’homme.) 

 

Pendant cette scène, on peut voir Elodie Ici entrain de chanter. On ne l’entend pas. 

 

 

 

L’homme : Mais enfin, contrôleur ! Quelle est la différence entre une heure de l’après-midi et une heure du matin ? 

 

Le contrôleur : … Ah ! Je ne vois pas. 

 

L’homme : Vous ne voyez pas, vous ne voyez pas ! On ne vous demande pas de voir, on vous demande de réfléchir. 

 

Le contrôleur : … Non, je ne vois. J’ai beau réfléchir, je ne vois pas… Quelle était la question, au juste ? 

 

L’homme : Une heure et une heure. Quelle différence ? 

 

Le contrôleur : Zéro ! Différence zéro. 

 

L’homme : Bravo, contrôleur ! Bravo ! …Vous avez donc droit à une seconde réponse… Réfléchissez, contrôleur… Alors ? Que dites-vous? Quelle différence ? 

 

Le contrôleur : Une seconde réponse, une seconde réponse… 

 

L’homme : Vous en avez une ? 

 

Le contrôleur : Oh ! Mais vous commencez à m’emmerder, vous ! Je suis en vacances, j’aimerais y rester si vous n’y voyez pas d’inconvénient. 

 

L’homme : … Quelle heure était-il quand vous avez décollé tout à l’heure ? 

 

Le contrôleur : A peu près deux heures… mais comment savez-vous… 

 

L’homme : C’est bien ce que je disais ! … Et quand vous avez atterri ? 

 

Le contrôleur : Je dormais, je ne me suis pas rendu compte de l’heure. Ensuite il a fallu, à peine réveillé, courir après les bagages car figurez-vous que la compagnie d’assurances qui m’avait pourtant assuré une organisation et un confort parfaits s’est trompée de vol et, à l’occasion, a mélangé les valises avec les sacs, les sacs avec les valises, si bien que plus personne n’a retrouvé ses affaires. Alors, mon brave monsieur, vous pensez bien que j’avais autre chose à faire que de regarder ma montre à l’heure qu’il était ! 

L’homme : En effet, oui… Vous étiez préoccupé… Le problème avec les préoccupations c’est qu’elles nous mènent inévitablement à des impasses. Elles nous fichent dans des situations plus que douteuses… Nous donnons de l’importance à ce qui n’en a pas et l’essentiel nous file entre les doigts. Comme par enchantement ! 

 

Le contrôleur : Ah, oui ? C’est quoi l’essentiel pour vous ? 

 

L’homme : … Par exemple. N’avez-vous jamais remarqué  que l’heure est toujours la même ? Où que vous soyez !

 

Le contrôleur : Vous n’avez pas un autre exemple ? 

 

L’homme : Non ! 

 

Le contrôleur : Et quelle heure est-il ? 

 

L’homme : Une heure, contrôleur. Une heure. Il est toujours une heure quoique vous puissiez en penser. Et au lieu de cela, vous-vous préoccupez de vos bagages. D’ailleurs, à propos de bagages, les avez-vous retrouvés ? 

 

Le contrôleur : Malheureusement, non ! Et je crois bien qu’ils sont entrain de faire le tour du monde… 

 

L’homme : … Le tour du monde ? … 

 

Le contrôleur : Oui, le tour du monde. Et savez-vous comment ils font le tour du monde ? Par la voie ferrée, monsieur. Ne sachant qu’en faire, la même compagnie d’assurances les a refourgués aux trains. Ce qui revient à dire qu’à cette heure-ci, ma valise est peut-être repartie à Paris. Et moi, je suis où ? Ici même et sans un habit de rechange. 

 

L’homme : C’est bien ce que je disais. 

 

Le contrôleur : Oui, enfin, ce que vous pouvez dire… 

 

L’homme : Mais réfléchissez un instant, contrôleur… Où en étions-nous déjà ? 

 

Le contrôleur : Une heure, monsieur ! … Il est toujours une heure. 

 

L’homme : Oui, voilà, nous y sommes ! … Puisqu’il est toujours une heure, vous ne pouvez pas avoir décollé à deux heures. Et puisqu’il ne pouvait pas être deux heures quand vous avez décollé, pour la bonne raison qu’il était une heure, vous n’avez jamais décollé. Et votre valise non plus. 

 

Le contrôleur : Et comment expliquez-vous que je sois arrivé à Calcutta, monsieur ? … Alors ? … 

 

L’homme : Mais vous n’êtes pas à Calcutta ! Vous êtes à Paris. Regardez ce ciel. C’est le ciel de Paris, contrôleur. Ce n’est pas le ciel de Calcutta. 

 

Le contrôleur : Foutez-moi la paix ! Je suis venu passer quelques jours de vacances à Calcutta avec ma fiancée. Je le sais mieux que vous, non ?

 

L’homme : Admettons ! Et qu’êtes-vous venu chercher à Calcutta ? 

 

Le contrôleur : … Quelque chose… de différent. 

 

L’homme : Je vois ! Vous avez besoin de marquer les différences… Et depuis que vous êtes à Calcutta, avez-vous noté quelques changements ?    

 

Le contrôleur : J’ai fait tous ces kilomètres pour me retrouver dans une situation impossible. Plus de fiancée ! Plus de bagages ! Vous parlez d’un changement ! 

 

L’homme : Et donc ? 

 

Le contrôleur : Et donc et donc ! 

 

L’homme : Donc, votre fiancée est perdue. Et donc, vous êtes perdu. Nous sommes donc tous perdus et nous faisons les malins. 

 

Le contrôleur : Parlez pour vous ! 

 

L’homme : … Mais dites-moi, pourquoi n’avez-vous pas pris le train comme tout le monde ? C’est quand-même le moyen le plus sûr. Et rapide. 

 

Le contrôleur : Tous les trains étaient complets et il n’y avait aucun train de supplément. 

 

L’homme : Ah, oui ? Et, pouvez-vous me montrer votre billet, je vous prie ? 

 

Le contrôleur : Dites donc, vous ! Où avez-vous appris la politesse ? 

 

L’homme : Votre billet ! 

 

Le contrôleur : Mais je n’ai pas de billet, monsieur. Puisque je vous dis que je n’ai pas de billet. Personne n’a voulu me vendre un billet. C’était trop tard.  Vous entendez ? Trop tard…

 

L’homme : … Qu’allez-vous faire à présent ? 

 

Le contrôleur : Que dois-je faire, mon brave monsieur, que dois-je faire ? Dites-le moi, je m’en remets à vous. 

 

L’homme : Et bien, je vous le dis. Réfléchissez et rentrez chez vous. 

 

 

 

                                            FIN DU QUATRIEME TABLEAU

 

 

 

 

CINQUIEME TABLEAU

 

 

ICI. ( Elodie. Le contrôleur. Puis l’homme.)

 

 

Elodie : (elle chante) 

 

 

                       Chanson suite.

 

Il m’a raconté de drôles histoires. J’lui ai pris la main, j’voyais tout en noir. 

Il  m’parlait d’amour comme un vrai poète. Moi pour c’qu’est d’l’amour, je m’sentais pas prête.(bis)

J’voulais changer d’peau, plus m’appeler Jacqueline. 

J’voulais pas finir toute seule sous les ponts. J’voulais pas flipper seule dans mon salon.(bis) 

 

(le contrôleur arrive. Elodie arrête de chanter.) 

 

Le contrôleur : … Vous-vous appelez Jacqueline ? 

 

Elodie : Jacqueline, c’est pour la chanson. 

 

Le contrôleur : Quand vous chantez, vous-vous appelez Jacqueline ? 

 

Elodie : Non ! C’est une chanson que j’ai écrite en pensant à ma tante qui s’appelle Jacqueline. 

 

Le contrôleur : Elle est morte ?  

 

Elodie : Cela fait tellement longtemps que je ne l’ai pas vue. 

 

Le contrôleur : … J’ai connu une Jacqueline… ce n’était pas ma tante, c’était… 

 

Elodie : Votre femme ? 

 

Le contrôleur : Une femme que j’ai aimée, oui… je l’ai aimée. Plus que tout… 

 

Elodie : Vous-vous êtes disputés ? 

 

Le contrôleur : Elle m’a quitté. 

 

Elodie : Elle vous a quitté à cause de quelque chose en particulier ou à cause de vous ? 

 

Le contrôleur : C’était, je crois, pour une histoire de voyage. Nous devions partir en voyage, elle et moi. J’étais chargé d’organiser le départ et je n’ai pas pu. L’idée de partir m’a envahi d’un profond sentiment d’abandon. J’étais sûr que je la perdrais si nous partions. Alors, voyez-vous, j’ai retardé ce départ, je l’ai repoussé. A plus tard. Toujours plus tard. 

 

Elodie : Et c’était trop tard ? 

Le contrôleur : Comment le savez-vous ? 

 

Elodie : On peut se tutoyer quand-même. On se tutoyait avant. 

 

Le contrôleur : Oui, oui, tutoyons-nous ! … Avant ? … 

 

Elodie : … Et alors Jacqueline a fini par s’en aller ? Toute seule ? 

 

Le contrôleur : à force de retarder le jour du départ, nous avons créé entre elle et moi une sorte de décalage horaire. Ce qui fait qu’elle est partie sans même me dire au- revoir. Elle était très loin déjà. Elle ne me voyait plus, je n’existais plus. 

 

Elodie : Tu n’as pas essayé de la retenir ? 

 

Le contrôleur : C’est justement pour cela qu’elle m’a quitté. A vouloir la retenir ! … Elle s’échappait un peu plus chaque jour. Et plus elle s’échappait, plus je restais cloué sans rien faire d’autre que la retenir… 

 

Elodie : C’est triste cette histoire quand-même… 

 

( Un train passe. Elodie, même scène que précédemment.) 

 

Le contrôleur : … Où dois-tu te rendre ? 

 

Elodie : Je devais me rendre à Pornic mais j’ai déchiré mon billet. 

 

Le contrôleur : Ah ! Ce n’est pas bon, ça ! … 

 

Elodie : Non ? 

 

Le contrôleur : … Ce n’est pas bon du tout. 

 

Elodie : Pas du tout ? 

 

Le contrôleur : Un voyageur ou une voyageuse voyageant sans titre de transport est sujet au vagabondage. Ce n’est pas bon du tout. 

 

Elodie : Si j’avais su que je serai sujette au comme tu dis, je n’aurais pas déchiré mon billet. 

 

Le contrôleur : Tu n’as pas réfléchi. 

 

Elodie : J’ai réfléchi trop vite. J’avais tellement peur d’aller à cet enterrement. 

 

Le contrôleur : L’enterrement de ta tante ? 

 

Elodie : Je ne sais pas. J’avais peur que ce soit pour un enterrement. J’ai préféré tout annuler… Et puis, il y a cet homme avec lequel je parlais. Tu sais, tu croyais que c’était mon mari. 

 

Le contrôleur : Ton mari ? Peut-être. Je ne sais pas.

 

Elodie : Je crois bien qu’il me plait. Il est tellement élégant. Et galant. Il a surveillé ma valise tout à l’heure. 

 

Le contrôleur : C’est gentil à lui. 

 

Elodie : Vraiment ! 

 

Le contrôleur : … Et que comptes-tu faire maintenant, sans billet ? 

 

Elodie : Je vais rester ici. Je vais l’attendre. 

 

Le contrôleur : Il n’est pas sûr qu’il revienne. 

 

Elodie : … Alors je serai malheureuse. 

 

Le contrôleur : … Dis-moi, on se connaît tous les deux ! 

 

Elodie : Mais oui, on se connaît. On était à l’école communale… Elodie. Elodie de l’école communale ! 

 

Le contrôleur : Ca fait un bail, dis ! … Elodie… 

 

Elodie : Moi, par contre, je ne me souviens plus de ton prénom. 

 

Le contrôleur : Bernard. 

 

Elodie : Ah, oui ! Bernard ! … Dis-moi, mon petit Ber, que vais-je devenir s’il ne revient pas ? 

 

( L’homme arrive.) 

 

                                                                           SILENCE.

 

Elodie : … Monsieur, je voulais vous remercier… 

 

Le contrôleur : (à Elodie) Il pleure, laisse –le. 

 

Elodie : (au contrôleur) C’est tellement rare un homme qui pleure… (à l’homme) Vous êtes malheureux, vous aussi ? … Monsieur, puis-je faire quelque chose pour vous ? 

 

Le contrôleur : (à Elodie) J’ai l’impression qu’il est loin… Tu vois, pour Jacqueline, c’était la même chose. Je lui parlais mais elle était déjà partie. Elle ne m’entendait plus. 

 

Elodie : (au contrôleur) Moi, c’est pareil. Personne ne m’entend. Même quand je parle fort, on ne m’entend pas… (à l’homme) Merci encore pour la valise… Je suis contente que vous soyez revenu… 

 

L’homme : … Ah ! Mais c’est un contrôleur ! 

Le contrôleur : Contrôleur des rails, monsieur. 

 

Elodie : Il s’appelle Bernard. Moi, je préfère l’appeler Ber mais il s’appelle Bernard. 

 

L’homme : Ah ! Très bien ! Bernard, c’est un nom qui va bien pour un contrôleur. Et vous, madame, comment vous appelez-vous ? 

 

Elodie : Elodie, monsieur. Nous- nous sommes déjà vus. Nous avons parlé de la vieillesse, vous-vous rappelez ? Du journal aussi. Que je ne lis pas le journal. 

 

L’homme : Moi non plus, je ne lis jamais le journal. 

 

Elodie : Ah ? 

 

L’homme : J’étais marié à une femme qui ne supportait pas que je lise le journal. Elle m’a quitté à cause du journal, alors vous comprenez, je ne peux plus lire le journal depuis. 

 

Elodie : C’est triste quand-même. 

 

L’homme : Quoi donc ? 

 

Elodie : Qu’elle vous ait quitté à cause du journal. 

 

Le contrôleur : (à l’homme) Moi, elle m’a quitté à cause d’un billet de train. 

 

L’homme : (au contrôleur) Les femmes nous quittent et nous ne voyons rien, contrôleur. Quand on se réveille, il n’y a plus personne. Et c’est seulement là que nous comprenons. Alors on replie son journal et on se dit que c’est fini. Pour de bon. 

 

Elodie : (à l’homme) Et vous ne pouvez rien faire ? 

 

L’homme : On ne peut pas faire machine arrière. 

 

Le contrôleur : Ah ! Ça, non ! C’est impossible de faire machine arrière. Je suis bien placé pour le savoir. 

 

(Un train passe. Elodie et L’homme, même scène que précédemment.) 

 

L’homme : … Nous sommes sur la touche. Rayés de la carte ! 

 

Elodie : C’est pour cela que vous avez pleuré ? 

 

L’homme : Toutes les larmes qui me restaient encore ont fini par sécher. Je ne pleurerai certainement plus jamais. 

 

Elodie : Vous n’aurez plus jamais de sentiments ? 

 

L’homme : Un vague sentiment d’amertume, peut-être. Rien de plus. 

 

Elodie : Vous ne rêverez plus ?

 

L’homme : Je n’aurai que ce choix,  au contraire. C’est à dire, je n’aurai pas le choix. Le rêve, c’est tout ce qu’il reste à ceux qui sont sur la touche.

 

Elodie : Je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas être sur la touche. Mais je veux continuer à rêver. Rêver d’amour, de montagne, de belles histoires d’amour en pleine montagne. Dans le Jura, par exemple. Vous connaissez le Jura, monsieur ? Ses sapins, ses pâturages, ses troupeaux… 

 

Le contrôleur : … Le Jura, c’est toujours la France ? 

 

L’homme : Mais enfin, contrôleur, le Jura ! … Le Jura, c’est en France ! Où voulez-vous qu’il soit le Jura ? 

 

Le contrôleur : En France, oui. 

 

Elodie : (au contrôleur) Quand-même !… 

 

L’homme : … Oui, je connais le Jura, madame. Je le connais bien. 

 

Elodie : Vous pourriez y retourner pour vous reposer un peu. C’est un endroit si paisible. Pas de circulation. Pas d’excitation. Loin de tout. Cela vous ferait le plus grand bien… 

 

Le contrôleur : … Et bien moi, je vais faire un tour là-bas. 

 

Elodie : Tu vas retrouver tes voyageurs ? 

 

Le contrôleur : Oui, oui, je vais retrouver les voyageurs. Bien sûr, les voyageurs… (Il  s’éloigne et disparaît)

 

L’homme : … Ce contrôleur est au chômage et il ne le supporte pas. Nous sommes tous au chômage… 

 

Elodie : … Vous-vous souvenez, tout à l’heure, je vous ai dit que j’allais à Pornic. Et bien je n’y vais plus. 

 

L’homme : C’est dommage. Et pourquoi n’y allez-vous pas ? Vous avez changé d’avis ? De destination ? Quelle importance ! Ici ou là… y-a-t-il meilleur endroit pour mourir ? 

 

Elodie : Vous avez les idées noires. 

 

L’homme : Pourquoi dites-vous que j’ai les idées noires, Elodie ? 

 

Elodie : Vous m’avez appelée Elodie ! 

 

L’homme : N’est-ce- pas votre prénom, Elodie ? 

 

Elodie : Si, si, mais vous l’avez prononcé. Pour la première fois. 

 

L’homme : … J’ai connu une Elodie…

 

Elodie : C’était votre femme ? 

 

L’homme : Une femme que j’ai aimée, oui. Je l’aimais plus que tout… 

 

Elodie : … Pourquoi êtes-vous revenu ici ? Je pensais ne jamais vous revoir. 

 

L’homme : C’est fabuleux ! Epoustouflant ! Ces gens qui me reconnaissent. 

 

Elodie : Je ne suis pas physionomiste d’habitude mais vous je vous reconnais, j’en suis sûre. Nous avons discuté très longuement tous les deux. Nous attendons le train. Ensemble. Les trains passent et ne s’arrêtent pas. Le contrôleur  arrive. Il  repart. Moi-même, je pars. Vous –vous souvenez, la valise…

 

L’homme : La valise… 

 

Elodie : A votre tour, vous  partez. Le contrôleur revient. Vous  revenez. Vous pleurez.

 

L’homme : Cela fait bien longtemps que je ne pleure plus, madame. 

 

Elodie : Elodie. 

 

L’homme : Elodie. Je ne vous connais pas et je vous appelle Elodie. 

 

Elodie : Oui. 

 

L’homme : Elodie…dites-moi, pourquoi n’allez-vous pas à Pornic aujourd’hui ? La météo a prévu une magnifique journée. Soleil sur toute la ligne, petit clapotis bien tempéré, température nettement au-dessus des normales saisonnières. Vraiment, c’est à ne pas rater ! 

 

Elodie : C’est-à-dire, j’avais tellement peur de me farcir un enterrement à Pornic que j’ai déchiré mon billet. Je l’ai déchiré d’un coup, sans réfléchir aux conséquences. Alors maintenant, je pourrais partir n’importe où, je n’ai pas de destination, n’importe où, dans le Jura, avec vous… 

 

L’homme : ... Tous ces voyageurs qui déchirent leur billet. Les trains déraillent et ils s’en moquent. Les trains débloquent, Elodie. Et nous les attendons. Ils passent, ils repassent, nous ne les voyons plus. Et finalement ils disparaissent. Ils sortent du rang. Rassurez-vous, vous n’êtes pas la seule à avoir déchiré votre billet. Ce n’est pas votre faute. 

 

Elodie : C’est la faute au contrôleur ? Bernard ? Je m’en doutais. Il déchire tous les billets. 

 

L’homme : Votre Bernard, je m’en souviens, je l’ai rencontré là-bas. Il cherchait sa fiancée. Il était à Calcutta, sans bagages et sans billet. 

 

Elodie : Il m’a parlé d’un voyage qu’il devait faire avec une certaine Jacqueline. Il dit qu’elle l’a quitté parce qu’il ne pouvait pas partir. 

 

L’homme : Il m’a raconté la même chose, là-bas. 

Elodie : Ce qui veut dire ? 

 

L’homme :  Ce qui veut dire qu’il a tout déréglé. Il a déchiré son billet pour ne pas partir. Et depuis, il oblige le monde à voyager sans cesse.

 

Elodie : Ce n’est pas un contrôleur en fait ? 

 

L’homme : Ce n’est pas un contrôleur, Elodie. C’est un vagabond. Il erre dans le monde sans parvenir à se fixer quelque part. Sa mémoire est vide, Elodie. 

 

Elodie : Vide ? Qu’est-ce- que cela veut dire, vide ? 

 

L’homme : Tout ce qu’il vit s’efface instantanément de sa mémoire. Et par la même occasion,  notre mémoire, la vôtre, la mienne et celle de milliards d’individus, s’effacent sans que nous ne puissions rien y faire. Il nous entraîne dans son errance et ainsi, les lieux que nous avons connus, les gens que nous avons aimés ou haïs sont rayés à jamais !

 

Elodie : Et tout cela, à cause des billets ? 

 

L’homme : à cause des billets et cause de Jacqueline. Son obsession à vouloir la retrouver. N’y parvenant pas, il a préféré brouiller les cartes. Vous-même, vous souvenez-vous de quelque chose de votre passé, Elodie ? 

 

Elodie : Je vous ai toujours aimé, monsieur. 

 

L’homme : Vous voyez ! Vous ne pouvez pas vous souvenir. Moi, je lutte pour faire survivre ma mémoire… Jamais vous ne m’avez aimé ! Jamais vous ne m’avez rencontré ! … Etes-vous déjà allée là-bas ? 

 

Elodie : Non, je ne crois pas. 

 

L’homme : Peut-être y êtes-vous allée et y avez-vous vécu de merveilleux moments- qui sait ? … Un homme… L’amour… 

 

Elodie : Oh ! Quand-même ! Je m’en souviendrais. 

 

L’homme : Depuis des siècles, nous errons ici et là. Il y a bien longtemps que les trains ne s’arrêtent plus. Nous- nous déplaçons malgré nous et nous sommes toujours au même endroit. Ici. Ou là-bas. Nous pensons être à Calcutta quand nous sommes à Paris. Nous pensons être à Paris quand nous sommes… 

 

Elodie : A Riva-Bella ! 

 

L’homme : Comment le savez-vous ? … Elodie, ne pleurez pas. Riva-Bella vous évoque des souvenirs mais vous ne pouvez les rattraper. C’est pour cela que vous pleurez. Ce n’est pas important. 

 

Elodie : Quand-même, si ! 

 

L’homme : … Riva-Bella ! … Belle rive…

 

Elodie : Oui… Mais quand-même, ce Bernard, d’où sort-il ? 

 

L’homme : Il apparaît au moment où on ne s’y attend pas. Généralement sur le quai d’une gare. Juste avant le départ. 

 

Elodie : Il vient pour déchirer les billets ? 

 

L’homme : Exact ! C’est lui qui déchire et c’est vous qui pleurez… 

 

(Un train passe. Même scène que précédemment.) 

 

                                                             SILENCE.

 

Elodie : … Pour le Jura, c’est fichu maintenant. Allons là-bas tous les deux. 

 

L’homme : … Là-bas… un peu comme un rêve qui vous échappe au fur et à mesure que vous-vous réveillez. Il reste des bribes… alors je les attrape ces bribes. Je les raccroche au wagon… 

 

Elodie : (Elle chante.) 

 

                    Chanson.

 

On s’est baladé au quartier Latin. La nuit est tombée, je n’voyais plus rien. 

On s‘est embrassé sous un réverbère, moi je m’demandais de quoi j’avais l’air. (bis)        

J’voulais changer d’peau, plus m’appeler Jacqueline. 

J’voulais pas finir toute seule sous les ponts. 

J’voulais pas flipper seule dans mon salon. (bis) 

 

(Elle sort en chantant quelques mesures encore.) 

 

 

 

 

 

 

FIN DU CINQUIEME TABLEAU 

                                                      SIXIEME TABLEAU

 

 

LA-BAS. ( Le contrôleur. Elodie.)

 

 

 

Le contrôleur : Enfin, je te retrouve ! ... Ma petite bichette, que tu es jolie. 

 

Elodie : Bernard, je voulais partir. Je me sentais mal, tu comprends. J’étais comme une étrangère. Dans un pays… étranger. Et cet uniforme ne me plaît pas. Il me met mal à l’aise. On a passé des années ensemble mais je ne te reconnais pas. J’ai peur, Bernard. Peur de l’avenir. Tu ne veux jamais partir et j’ai l’impression que c’est toi qui me pousse à partir. On pourrait se reposer de temps en temps. S’arrêter quelque part pour se reposer. 

 

Le contrôleur : Oh ! Embrassons-nous, embrassons-nous… Qui sont tous ces gens, ma bichette ? C’est toi qui les as invités ces gens ? 

 

Elodie : Je n’ai invité personne, tu le sais bien… Je me sens tout drôle… Pourquoi m’as-tu emmenée à la mer ? Tu sais que je n’aime pas la mer. Tu le sais pourtant… Bernard, quand avons-nous fait l’amour,  la dernière fois ? Tu t’en souviens ?

 

Le contrôleur : … D’où viennent tous ces gens, ma bichette ? 

 

Elodie : Arrête avec ‘ma bichette’, ça m’énerve. Tu sais que je n’aime pas que tu m’appelles ‘bichette’. 

 

Le contrôleur : … Que viennent-ils faire ici ? Je ne comprends pas… tu me caches quelque chose. 

 

Elodie : Je te cache mon désespoir. Voilà ce que je te cache… Quels gens ? De qui parles-tu ? Tu délires, mon pauvre Bernard. 

 

Le contrôleur : Je ne suis pas ton pauvre Bernard, ma bichette… 

 

Elodie : Arrête ! Cesse de m’appeler ‘bichette’, à la fin. Je me sens blessée quand tu m’appelles ‘ bichette’. Mon père, un jour, a tué  une bichette devant moi, si tu veux savoir. A la chasse. Alors cesse de m’appeler ‘bichette’ s’il te plait Bernard.

 

Le contrôleur : Pourquoi a-t-il fait cela ? 

 

Elodie : Il l’a fait ! … Bernard, pourquoi sommes-nous immobiles ? Je voulais juste m’arrêter. Pas devenir immobile. Juste me reposer. Ces voyages m’ont tellement fatiguée. 

 

Le contrôleur : … Tous ces gens que je ne connais pas qui viennent se coller à moi comme des mouches. Est-ce à cause de l’uniforme ? … Messieurs-dames, allez-vous-en ! Laissez-moi tranquille. Je suis avec ma fiancée. Vous n’avez pas le droit. Ma fiancée s’appelle Elodie. Et je l’aime. Vous ne la connaissez pas mais moi je l’aime. C’est là toute la différence. Pourquoi m’en voulez-vous ? Que vous ai-je fait ? 

 

Elodie : Tu les as sûrement forcés à partir. C’est pour cela qu’ils t’en veulent. Tu devrais leur rendre  leur billet, ils te ficheraient la paix. Bernard, laisse-les voyager en paix ces gens.

 

Le contrôleur : Qu’est-ce- que tu racontes ? Quels billets ? Je n’ai pas de billet, tu entends ? 

 

Elodie : Tu es contrôleur ou tu n’es pas contrôleur ? Il faudrait savoir, Bernard… Décide-toi, Bernard. Ou tu rends les billets ou… 

 

Le contrôleur : Elodie ! Regarde… cette foule… devant moi… 

 

Elodie : Les départs en vacances, c’est toujours comme ça, mon petit Bernard. Tout le monde se précipite… Bernard, nous sommes coincés à présent. Pris au piège. 

 

Le contrôleur : Ah ! Non ! Il n’en est pas question ! Je ne me laisserai pas faire, ce n’est pas dans mes habitudes. 

 

Elodie : Quand-même, Bernard, réfléchis aux conséquences. Que vas-tu faire ? Tu n’y peux rien. Tu as voulu venir à la mer, je t’avais prévenu. 

 

Le contrôleur : … La mer pour les vacances, c’est ce qu’il y a de mieux… Pourquoi me suivent-ils dès que je fais un pas ? Je ne peux plus faire un pas… Je ne contrôle plus rien, vous voyez bien ! Plus rien du tout. (Il retire son képi.) 

 

Elodie : … Oui, je te reconnais. Bernard, embrasse-moi. Emmène-moi, Bernard. 

 

Le contrôleur : … Mon petit sucre d’orge, si tu savais comme je t’aime. 

 

Elodie : C’est vrai ? 

 

Le contrôleur : Depuis que l’amour existe. Je t’aime. 

 

Elodie : Et moi ? Je t’aimerai toujours ? 

 

Le contrôleur : C’est possible. Ce n’est pas impossible. Pourquoi ris-tu, ma chérie ? 

 

Elodie : Je pense à ma sœur. Elle m’a téléphoné ce matin. Pour le baptême de son dernier. Julien. Je lui ai dit que j’étais en vacances. Que je n’irai pas. Elle a crié dans le combiné. Elle était folle de rage. Manquer au baptême de Julien, tu te rends compte ? 

 

Le contrôleur : C’est si grave que ça ? 

 

Elodie : Pour elle, oui. Elle dit que si on manque aux baptêmes des petits, on manque à tout. Mariages, enterrements. Elle dit qu’on est malheureux. 

 

Le contrôleur : Et c’est pour cela que tu ris. Tu es malheureuse. (Il remet son képi.) 

 

Elodie : Enlève ça tout de suite, Bernard. 

 

Le contrôleur : Quoi ? 

 

Elodie : La casquette. Retire-la. Retire cette casquette.

 

Le contrôleur : … Encore vous ? Que voulez-vous ? … Mais vous me poursuivez ! 

 

Elodie : Je m’en vais, Bernard. Je ne veux pas être immobile. Je te quitte. Définitivement. 

             (Elle s’éloigne peu à peu.)

 

Le contrôleur : … Ils m’emmerdent, tous, avec leur  mine défaite. Regardez-moi ! Est-ce- que j’ai une mine défaite, moi ? Je suis en vacances. Je bronze.

 

Elodie : Bernard, je pars. Je te laisse. Je suis obligée de te quitter. (Elle disparaît.) 

 

Le contrôleur : … Je vais aller me baigner. Un petit bain de foule. (Il rit.) Venez avec moi. On va se baigner tous ensemble… J’avais une fiancée, jadis. Nous-nous sommes perdus l’un l’autre. Elle m’aimait elle aussi. Je ne me rappelle pas… sa voix… elle avait une belle voix. Elle chantait. Je ne suis pas sûr. Elle chantait juste... Quand cela a commencé à dérailler ? Je n’en sais rien… Vous fumez ? … Moi, oui… La fumée s’échappe en laissant juste une petite odeur en souvenir derrière elle. C’est agréable. Cette odeur… Je vais mourir un de ces jours et je n’aurai rien compris. Rien compris à l’amour. Rien compris à rien… Je vais rester là avec eux… Où sont-ils ? Ils sont partis ? … Où êtes-vous ? Répondez ! … Ah ! Quelle paix ! Quelle paisible atmosphère. Rien à faire. Plus rien à faire… J’aurais quand-même dû lui dire à Jacqueline que les trains ne vont pas jusqu’à Pornic. Ce n’était pas la peine… pas la peine… Ma fiancée adorait la mer. Avant… Elle est bonne. Nager. Toujours nager. Il arrive un moment où ce n’est plus la peine. Il ne faut plus… Se laisser voyager. Sur l’eau. Surtout hors de l’eau. Pas la peine de nager. Se laisser bercer. Jacqueline a dérapé. La pauvre. Dérapé. Quel dommage. Cette belle fiancée que j’avais et qui dérape… Quelle belle atmosphère… Plus rien à faire… Ne rien faire… 

 

                                                                NOIR. ( obligatoire)

( Sur les dernières phrases, le halo de lumière se resserre sur lui et l’emprisonne comme un étau.) 

 

 

FIN DU SIXIEME TABLEAU 

                     

                                                      SEPTIEME TABLEAU.

                 

 

 

                                                      

ICI.

 

(Elodie. L’homme. Puis le contrôleur.) 

 

 

 

 

L’homme : Moi, madame, j’ai vu un contrôleur se noyer, là-bas. 

 

Elodie : Il est mort ? 

 

L’homme : Il était en vacances, son képi sur la tête  et il s’est noyé.

 

Elodie : Il s’est noyé dans la mer ? 

 

L’homme : Dans la Manche. 

 

Elodie : C’est pour cela que je n’aime pas la mer. 

 

L’homme : Ah, bon ? Vous n’aimez pas la mer, vous ? 

 

Elodie : Tous ces gens qui se noient dans la mer. Non ! Vraiment, je n’aime pas la mer. 

 

L’homme : Il avait son képi sur la tête et il fumait. 

 

Elodie : C’est triste quand-même. 

 

L’homme : Il n’avait pas l’air triste, ce brave homme. Je peux même affirmer qu’il s’est noyé dans la plus grande dignité. 

 

Elodie : Ah ! Tant mieux ! 

 

L’homme : … Madame, vous attendez  le train, j’espère ?

 

Elodie : Je viens d’arriver. Le train ne devrait pas tarder. 

 

L’homme : Où allez-vous ? 

 

Elodie : A Riva-Bella. 

 

L’homme : Pour affaires ? 

 

Elodie : De fâcheuses affaires, oui. Je vais enterrer mon mari. 

 

L’homme : Oh ! Désolé. 

Elodie : Ne soyez pas confus, monsieur. Vous ne pouviez pas savoir… 

 

L’homme : … Comment est-ce arrivé ? 

 

Elodie : Un accident, je crois. 

 

L’homme : Vous croyez ? 

 

Elodie : Oui, Je ne suis pas sûre, en fait.  Nous ne nous  voyions plus depuis très longtemps et j’ose espérer qu’il n’a pas trop souffert.

 

L’homme : Qui vous a prévenue ? 

 

Elodie : Une voix au téléphone. Une voix d’homme, mais je n’en suis pas très sûre non plus, m’a dit que mon mari était délivré. Que la cérémonie aurait lieu à Riva-Bella dans la plus grande intimité.  

 

L’homme : C’est inutile d’ameuter les foules, en effet. Ce genre d’événement exige le calme et la simplicité. J’ai moi-même participé à de nombreux enterrements dans ma vie et j’ai pu noter que les grandes démonstrations n’arrangeaient en rien la situation du défunt. 

 

Elodie : Moi, je suis très émotive. J’ai toujours peur de pleurer comme une madeleine. Il m’est arrivé, allez savoir pourquoi, de suivre des cortèges funèbres croisés au hasard d’une rue et de pleurer toutes les larmes de mon corps, sans même connaître le défunt ou la défunte. Mon mari, c’est différent. J’ai l’impression qu’il est mort depuis si longtemps. 

 

L’homme : Quand nous restons un long moment sans voir les gens, nous finissons par les enterrer vivants. 

 

Elodie : Non, ce n’est pas la question. L’absence n’est pas la raison qui me fait penser cela. C’est autre chose… Ce contrôleur dont vous parlez, il est passé tout à l’heure, n’est-ce- pas ? 

 

L’homme : Tout à l’heure ? 

 

Elodie : Non ! Rien ! Je ne sais plus ce que je dis… Là-bas ? … C’est en France ? 

 

L’homme : La mort d’un contrôleur n’est pas une grande perte pour l’humanité. 

 

Elodie : Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? 

 

L’homme : J’ai eu affaire à des contrôleurs peu scrupuleux, ma chère. Et je peux vous dire qu’un contrôleur sans scrupule ou presque est un danger public. Un véritable danger public. 

 

Elodie : C’est faux. Les contrôleurs contrôlent parfaitement les situations. Même les plus délicates, monsieur. S’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer.  Ils sont tellement rassurants, ces contrôleurs.

 

L’homme : Et bien, rassurez-vous, il n’y en a plus ! 

 

Elodie : Oh ! Quand-même, monsieur ! Il doit bien en rester quelques-uns. Quelque part.

 

L’homme : Ici ou là-bas ! … Où allez-vous déjà ? Votre train va entrer en gare d’un instant à l’autre et vous ne saurez toujours pas où vous allez. 

 

Elodie : Mais  je vais à Riva-Bella ! Pour retrouver mon époux. Mort. Par accident.

 

L’homme : C’est très bien. Et à quelle heure voulez-vous partir ? 

 

Elodie : Ecoutez, monsieur, ce n’est pas moi qui décide des horaires de trains. J’ai un billet, je dois partir à… 

 

L’homme : Un billet ! Mais, madame, vous n’y songez pas ! Un billet ! Il y a longtemps que les billetteries n’existent plus. Les billetteries sont fermées. Closes. Tous les billets sont périmés, madame. Vous entendez ? Périmés. 

 

Elodie : Mais… 

 

L’homme : Plus de billets. Plus de contrôleurs. Plus rien. 

 

Elodie : Comment je fais pour Riva-Bella, alors ? 

 

L’homme : Et bien, madame, c’est très simple. Vous montez dans le train et vous attendez. Ce n’est pas compliqué, vous voyez. Vous montez dans le train, vous posez votre valise dans le petit compartiment prévu à cet effet, vous-vous asseyez où vous voulez et vous attendez. 

 

Elodie : Y-a-t-il un wagon-restaurant dans le train ? 

 

L’homme : Il y a tout ce que vous voulez. Wagon-lit, wagon-restaurant, wagon-ciné… 

 

Elodie : Et il faut compter combien d’heures pour arriver à Riva-Bella ? 

 

L’homme : A peine. 

 

Elodie : A peine ? Mais, quand-même, ce n’est pas à coté, Riva-Bella. 

 

L’homme : Ecoutez, si vous n’êtes pas contente, ne partez pas. 

 

Elodie : Mais, il faut bien que j’aille quelque part. 

 

L’homme : Certes ! 

 

                                                    SILENCE

 

Elodie : … Quand j’ai pris le train l’été dernier, j’ai rencontré un homme. Cet homme, je l’ai aimé, je me rappelle. Je lui avais demandé de surveiller mes bagages un instant. Je ne sais plus pour quelle raison, d’ailleurs, mais il s’est montré si galant, si prévenant même, que j’en suis aussitôt tombée amoureuse. 

 

L’homme : Vous êtes partie avec lui ? 

Elodie : Non. Nous sommes restés ici à parler. On ne pouvait plus nous arrêter. 

 

L’homme : Comment s’appelait-il ? 

 

Elodie : Bernard, je crois. Il s’appelait Bernard… à moins que ce ne soit mon mari… oh ! Je n’y comprends rien. Je mélange tout. 

 

L’homme : Vous avez eu tant d’hommes que cela ? 

 

Elodie : J’ai toujours aimé le même homme, détrompez-vous. Le même visage. C’est le même visage qui me revient sans cesse. Cela fait si longtemps que j’aime le même visage. Comment est-ce possible ? Je n’ai pas tant d’années à donner à ce visage pourtant. Je ne suis pas si vieille pour avoir pu aimer autant de fois le même homme… 

 

L’homme : … Madame, la vie va enfin reprendre son cours habituel. 

 

Elodie : Que voulez-vous insinuer ? 

 

L’homme : … Et bien, nous avons tous été, comment dire, transportés, oui c’est cela, transportés dans l’humeur vagabonde d’un seul et même homme. 

 

Elodie : Je ne comprends pas très bien, comment… 

 

L’homme : … Cet homme voulait régir le monde, madame. Et à force de vouloir régir le monde, le monde s ‘est figé dans la plus grande des absences et le plus grand oubli. 

 

Elodie : Ah, bon ? Mais… 

 

 L’homme : … Pour l’amour d’une seule et même femme, cet homme n’a reculé devant rien. Figurez-vous qu’il  est entré dans chacune de nos mémoires pour y programmer son amour et chacun de nous s’est mis à la disposition de cet amour, malgré lui. Les hommes l’ont suivi dans sa quête effrénée et ont fait des femmes, un modèle de femme. Chacune d’entre vous est devenue alors l’objet de ses désirs et de ses sentiments. Chacune d’entre vous a répondu à son appel et l’a suivi jusqu’au plus profond de l’ennui. Et de l’oubli.

 

Elodie : Comment savez-vous tout cela ? 

 

L’homme : J’ai lutté très longtemps pour retrouver ma propre mémoire et je crois que je viens à l’instant d’y parvenir. 

 

Elodie : Comment allons-nous faire pour sauver notre vie, monsieur ? 

 

L’homme : Un train va s’arrêter ici sur ce quai. Si mes calculs sont exacts, c’est le quai numéro 2. Vous pouvez vérifier… 

 

Elodie : … Vous avez raison, c’est le quai numéro 2. 

 

L’homme : Dans quelques minutes, ce train entrera en gare et viendra s’arrêter à vos pieds. Vous monterez dans ce train sans vous préoccuper de sa destination. Vous devrez lutter à votre tour pour ne pas  croire que ce train n’est pas le vôtre.

 

Elodie : Vous êtes sûr, monsieur, que je doive monter dans le premier train venu ? 

 

L’homme : N’avez-vous pas aimé le premier homme venu ? 

 

Elodie : C’est le seul que j’ai aimé, monsieur. 

 

L’homme : Et savez-vous pourquoi vous l’avez aimé ? Parce que cet homme avait le visage qui vous allait ! Et bien, le premier train venu sera le train qui vous ira, madame. Il faudra croire que ce train peut ramener à la vie le goût de votre histoire. 

 

Elodie : Mais… depuis combien de temps suis-je ici ? Vous le savez ? 

 

L’homme : Peu importe le temps ! Ici et là-bas… je m’en souviens maintenant. Ici, le lieu de l’illusion… Là-bas, celui du rêve et du fantasme. Voilà ce qu’il nous avait laissé… 

 

Elodie : Il est mort à présent ? 

 

L’homme : Noyé ! Englouti à jamais. 

 

Elodie : C’est terrible quand-même. 

 

L’homme : Oui, c’est terrible. 

 

Elodie : Vous l’avez tué ? 

 

L’homme : J’ai repris ma place. 

 

Elodie : Monterez-vous dans ce train, vous aussi ? 

 

L’homme : Malgré mes apparences, je suis trop vieux pour continuer le voyage. Je vais rester un moment à vous regarder partir et quand je ne vous verrai plus, je m’en irai mourir à mon tour sur ce banc. 

 

Elodie : On ne se reverra jamais ? J’ai horreur des séparations. Je crois que je vais me mettre à pleurer. 

 

L’homme : J’ai essayé plusieurs fois de mourir mais chaque fois il m’en a empêché. Ce n’est pas triste, je vous assure. Je serai votre premier souvenir, voilà ! Vous penserez à moi de temps en temps. Vous verrez, c’est facile maintenant. Vous allez faire un beau voyage. Vous ferez le tour du monde et vous pourrez vous arrêter quand bon vous semblera. 

 

Elodie : Tout va recommencer ? 

 

L’homme : Votre train approche. Ecoutez ! …Il ralentit. Pour vous. Ah ! J’ai oublié de vous dire. Ce train ne transportera que des femmes. Comme vous. Des images de femmes qui s’animeront peu à peu pour laisser place à des histoires de femmes. 

Elodie : Et les hommes ? 

 

L’homme : Les hommes devront oublier ces images et alors seulement, ils pourront aller à votre rencontre… Il arrive. Je vous aide pour vos bagages. 

 

Elodie : J’ai peur… Dites, et si les hommes refusent d’effacer notre image ?      .  

 

L’homme : Ils seront trop seuls. C’est impossible. Venez, le voilà. 

 

Elodie : Je ne pense pas pouvoir monter dans ce train. 

 

L’homme : Vous devez vous battre. Montez ! 

 

Elodie : Je ne peux pas, monsieur… Regardez ! … Il va dans la Drôme. Je ne connais personne dans la Drôme. 

 

L’homme : On n’est pas obligé de connaître quelqu’un. Allez, montez, je vous en prie… 

 

Elodie : Vous croyez ? 

 

L’homme : … Votre valise. 

 

Elodie : Merci, monsieur. Merci pour ce que vous avez dit… Ca y est, nous partons ! … Au revoir, monsieur. 

 

L’homme : Au revoir… Bon voyage, madame. 

 

Elodie : Monsieur ! … Ne mourez pas … pas encore… Vous avez tout le temps pour mourir… Monsieur… Ne m’oubliez pas, vous non plus… ( elle disparaît avec la valise.) 

 

 

                                                               SILENCE  

 

 

L'homme: … La petite panne dont nous avons été victimes tout à l’heure vient à l’instant d’être restaurée. Pour notre plus grand bonheur, n’est-ce- pas ? Notre bonheur. Le mien, le vôtre, le bonheur de tous les animaux de la terre, le bonheur de la plus petite parcelle de vie de l’univers. Oui. L’univers. L’univers qui tourne à l’envers… 

Le dernier train est passé. La vie est passée. Le temps reste sur ses gardes. Le temps espère des jours meilleurs. Un petit supplément de bonheur qui viendrait s’ajouter à ses peines, se faufiler dans ses filets… 

Le dernier train est passé. La vie nous a salués. Le temps a fini par se réduire à l’espace. L’espace d’un silence. Le temps d’un amour. Perdu dans l’espace. Et le silence. Plus de trafic, enfin ! … Nous sommes libres ! Aucune image ne viendra plus jamais voiler notre visage. Nous avons désormais le visage de l’image, messieurs-dames !  Vous rendez-vous compte ? Le visage de l’image ! Plus de guerres, plus de prospections suspectes, plus de vains espoirs, plus de plans, de calculs, de projets ennuyeux ! Rien que notre visage. Notre vrai visage…

Le dernier train est passé et elle est montée. Elle a pris sa valise cette fois. Elle ne pouvait pas la soulever alors je l’ai aidée. Elle m’a remercié… 

Un aller simple au pays de l’amour. La Drôme, le Jura, Pornic, Riva-Bella, Calcutta… Simple et sans retour cet amour...

Tous les billets ont été déchirés. Dommage. Tout a chaviré. Dommage. Les compagnies d’assurance ont fermé boutique. Les contrôleurs se sont noyés et moi, je vous le dis, je vais enfin mourir allongé sur ce banc… Dommage. J’aurais pu voir son visage. Dans ce train. Les vrais visages. ( Il s’allonge sur le banc.) 

 

 

                                                          SILENCE

 

( le contrôleur arrive.) 

 

Le contrôleur : Elle est partie ? 

 

L’homme : Ah ! C’est vous, contrôleur ! 

 

Le contrôleur : La valise, monsieur. 

 

L’homme : Elle l’a emportée. 

 

Le contrôleur : Ah ! Mais c’est une catastrophe. 

 

L’homme : Pensez donc ! 

 

Le contrôleur : Je vous le dis, monsieur, c’est une catastrophe. 

 

L’homme : Laissez-moi mourir en paix, je vous prie. 

 

Le contrôleur : Pourquoi voulez-vous mourir en paix ? Comment est-ce possible de mourir en paix, monsieur ? Il y a tellement de gens qui seraient heureux de vivre en paix… Vous n’avez rien fait pour la retenir. Vous l’avez laissée partir et vous voudriez maintenant que je vous laisse mourir en paix ? Ah ! Monsieur, laissez-moi rire un instant. 

 

L’homme : Un instant alors. 

 

Le contrôleur : Oui, oui, un court instant. Un très, très court instant. 

 

L’homme : … Qu’avez-vous à me dire ? Faites vite, contrôleur, je dois mourir. 

 

Le contrôleur : … Il fut un temps, monsieur, où je pouvais contrôler les situations les plus délicates. Personne n’avait conscience de ma conscience. Ah ! Je ris, monsieur. Je pouvais faire la pluie et le beau temps sans que l’on m’en tienne rigueur. Je pouvais parler chinois, russe ou français, personne ne m’écoutait. Personne ne m’entendait à vrai dire. Je pouvais couper les heures en quatre et retarder le monde à ma guise. Je pouvais, monsieur, faire croire le monde en les illusions les plus parfaites. Il me suffisait de mettre ma casquette pour l’emmener avec moi. De même, je pouvais éloigner les êtres d’eux- même et leur faire parcourir toutes les distances que j’inventais pour l’occasion. Je tuais le temps et les hommes comme je pouvais. Ah ! ah ! ah! Monsieur, j’ai inventé le rêve pour donner aux hommes l’illusion de la vérité. La vérité ! Blessante. Hurlante. La vérité qui se soumet à la réalité d’un rêve. Ah ! Monsieur, croyez-moi. 

L’homme : Laissez-moi mourir enfin. 

 

Le contrôleur : Inutile ! 

 

L’homme : Inutile ? 

 

Le contrôleur : Pourquoi voulez-vous mourir ? C’est impossible. Vous êtes condamné à garder les yeux ouverts. 

 

L’homme : Contrôleur, regardez-moi. Est-ce- que mes yeux ne se sont pas fermés ? 

 

Le contrôleur : Et alors ? N’avez-vous plus aucune image ?  

 

L’homme : … Je suis dans un train. Elle est là. Sa valise sur les genoux. Elle regarde celles qui se sont assises en face d’elle. Elle sourit. Elle est heureuse. Elle est belle. Elle a retrouvé son visage. Et son histoire.  

 

Le contrôleur : C’est bien ce que je vous disais. 

 

L’homme : Oui, oui… Dans ce train… que des femmes… toutes très belles… 

 

Le contrôleur : C’est ça l’ennui ! 

 

L’homme : Oui, oui… Elles ont toutes leur valise sur leurs genoux. Elles sourient. Elles sont heureuses. 

 

Le contrôleur : … Et donc ? … Que se passe-t-il ? 

 

L’homme : … Leurs visages viennent de se tourner vers la porte du compartiment… 

 

Le contrôleur : … Oui ? … Et après ? 

 

L’homme : Le contrôleur est là. Debout. Immobile. 

 

Le contrôleur : (Il retire son képi.) Ah, oui ? Le contrôleur ? Que veut-il, celui-là ? 

 

L’homme : Il attend. 

 

Le contrôleur : Il devrait partir. Cela vaudrait mieux pour lui. 

 

L’homme : Taisez-vous ! … Elles ont ouvert leur valise ! Toutes les valises sont ouvertes. Des milliers de billets s’en échappent. 

 

Le contrôleur : Quelle catastrophe ! Les billets ! 

 

L’homme : Taisez-vous ! … Le contrôleur disparaît  sous une pluie de billets… On les entend rire. Toutes ces femmes. Elles rient.

 

Le contrôleur : Et lui ? 

L’homme : … Son image a totalement disparu à présent. Il ne reste plus qu’une vague lueur près de la porte du compartiment, là où il se trouvait. 

 

Le contrôleur : … Est-ce- que ces femmes la remarquent, cette petite lueur, comme vous dites ? 

 

L’homme : Non. Elles ne la voient pas. Ou si elles la voient, elles n’y croient pas… Elles sont libres ! 

 

Le contrôleur : Quelle catastrophe ! 

 

L’homme : Je suis libre moi aussi. Libre de mourir. 

 

Le contrôleur : Pourquoi m’avoir fait disparaître ? Si tôt ? 

 

L’homme : Le monde a cessé de vous croire. Votre temps a passé. Vous ne pouvez plus rien… Je vous ai vu là-bas vous noyer dans une goutte d’eau. Vous n’êtes pas revenu ici pour faire la loi ! 

 

Le contrôleur : Quelle loi ? 

 

L’homme : Les hommes vous avaient inventé une belle histoire mais vous n’avez pas su la comprendre. Vous avez abusé de l’imagination de tous ceux qui vous laissaient croire à votre existence.  

 

Le contrôleur : Mais… le monde entier a cru en moi ! 

 

L’homme : A cru ! … Le monde que vous avez façonné à votre image s’est évanoui. 

 

Le contrôleur :  Et moi ?

 

L’homme : Vous ? 

 

Le contrôleur : Je vais mourir ? Dites !  

 

L’homme : Vous n’avez jamais existé ! Vous n’avez été qu’une image et vous-vous êtes contenté de vous mesurer au monde pour mieux l’enchaîner et le trahir ensuite. 

 

Le contrôleur : Avouez que c’était tentant, tout de même.  

 

L’homme : Avouez qu’il est navrant, tout de même, d’avoir cru régner si longtemps sur un monde sourd et aveugle. Avouez qu’il est navrant d’avoir cru inventer ce qui ne s’invente pas. La pluie et le beau temps, comme vous dites si bien, ne vous ont pas attendu. La pluie est tombée et vous-vous êtes noyé. Dans une goutte d’eau. Vous avez été pris à votre propre piège. Quand le soleil reviendra inonder le ciel et la terre de toute sa lumière, vous ne serez plus là pour le voir. Plus personne ne croit en vous désormais et vous voilà… à peu près… évaporé… 

 

Le contrôleur : … Mais… qui êtes-vous, monsieur ? 

L’homme : Le diable ! 

 

Le contrôleur : Vous plaisantez, n’est-ce- pas ? 

       

L’homme : Oui, je plaisante bien sûr. Bien sûr, je plaisante. Et maintenant, laissez-moi. ( il meurt.) 

 

( La lumière se resserre sur eux.) 

 

 

 

 

NOIR.

 

 

 

(On entend Elodie chanter dans le noir)  

 

 

 

FIN