" … Tous les jours, des enfants grandissent …"
Brigitte MOUGIN
Théâtre
Brigitte MOUGIN - 87, rue de l'Ouest - 75014 PARIS - 01 45 40 05 08
"Tous les jours, des enfants grandissent…" Brigitte MOUGIN / 2004 / 87 rue de l'Ouest 75014 Paris 01 45 40 05 08
Personnages :
La dame
Elisa
Elle
Lui
Le Balayeur
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Un square au lever du jour. Un landau près d’un banc.
(Entre la Dame chargée de sacs plastiques).
La Dame : (Voyant le landau).
Encore une qu’a oublié son mioche ! (Elle sort).
( Entre Elisa, toute pimpante, elle s’assied près du landau et le berce distraitement).
Elisa : Do do l’enfant do …. (elle chantonne)….Do do ………. Quelle heure est-il ?
Ah ! Il faut que je me sauve. Tchao baby ! Moi, c’est Elisa ! (Elle sort en chantonnant).
( La lumière augmente légèrement, le sac d’Elisa est resté sur le banc. Arrivent Elle et Lui, jeune couple très amoureux).
Lui : Regarde ! Ce landau.
Elle : C’est bizarre. Et ce sac !
Lui : Tu crois que la mère va revenir ?
Elle : Il faudrait aller voir. J’ai peur. Imagine que le gamin soit mort.
Lui : Ecoute ! Moi, je n’veux pas d’histoires. On s’tire !
Elle : On ne peut pas faire ça !
( Entre la Dame aux plastiques)
La Dame : C’est à vous le mioche ?
Elle : Euh ! Non, on ne le connaît pas.
La Dame : Tous les jours c’est pareil.
Lui : Pareil ?
Elle : Que voulez-vous dire ?
La Dame : Ben, des mioches qu’atterrissent dans le square, sans papiers, sans rien ! Et
toujours ce banc. Pas c’lui-ci, ni c’lui-la, non ! Ce banc !
Elle : C ‘est drôle…et…ils disent rien les mioches ?
La Dame : Rien. Pas un mot.
(Entre Elisa, affolée)
Elisa : Mon sac ! Je l’ai oublié sur le banc. Vous l’avez vu ?
La Dame : Vous affolez pas, le voilà vot’sac.
Elisa : Oh ! Merci. Merci beaucoup. Vous me sauvez la vie……….Toute ma vie est dans ce sac.
La Dame : (montrant le landau)
Et là-d’dans, c’est pas à vous ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa :( revoyant le landau, s’assied sur le banc et berce machinalement)
Dodo, l’enfant do……….
Lui : Madame, on vous a posé une question.
Elle : Oui, dites-nous ! Le petit, il est à vous ?
(Elisa sort en chantonnant)
La Dame : (prenant ses plastiques).
Tous les jours c’est pareil !…Sans papiers, sans rien….(elle sort)
(Entre un balayeur avec un gros ballon rose et son balai)
Elle : Monsieur, Monsieur ! Vous voulez bien me le donner ?
Lui : Chérie, arrête de faire l’idiote.
Elle : Fiche moi la paix ! ……J’adore les ballons….
Le balayeur : (balayant distraitement, le ballon à la main)
Les feuilles mortes ce n'est pas la saison….
Elle : S’il-vous plaît Monsieur !
Le balayeur : …Tous ces ballons à ramasser. Il faut se baisser. Heureusement c’est léger.
( Il accroche le ballon au landau )
Lui : Et le bébé, il est à qui ?
Elle : ( au balayeur ) Merci monsieur, comme ça au moins, les gens se rapprochent du vrai.
Lui : Oui ma chérie, tu as raison . Je n’y avais pas pensé.
Le balayeur : ( s’arrête de balayer )
La vieille dame avec les sacs, vous l’avez vue ?….. J’ai besoin de savoir.
Elle : On a tous besoin de savoir.
Lui : Nous, on l’connaît pas et on veut pas d’histoires.
Elle : ( au balayeur, montrant le ballon )
Il est vraiment très beau…..
Lui : Oui ma chérie, viens, il faut s’tirer d’ici
Elle : ….Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau….
Lui : Oui ma chérie, il est très beau. Allez, viens !
Elle : Merci beaucoup Monsieur. ça m’a fait vraiment du bien !
( Ils sortent )
Le balayeur : ( tout en balayant )
Du matin au soir, du soir au matin….Je me sens léger, léger.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
( Entre la dame aux plastiques)
La dame : C’était la même chose en Autriche ! (Elle aperçoit le balayeur) Ah ! Quand-même, il les a ramassés . …Voulez p’tête que j’vous aide ? C’est ma spécialité, j’les ramasse et j’les crève.
Le balayeur : Tous les recoins. J’ai fait tous les recoins.
La Dame : Et l’mioche, qu’est-ce-qu’y dit ? La p’tite dame énervée, j’crois bien qu’elle nous
endort !
Le balayeur : Je l’ai croisée la jolie dame en entrant. Elle a pris le 80.
La Dame : Si elle décolle, elle a d’la chance, y’a des grèves de partout.
Le balayeur : Ah ! Oui ?
La Dame : Vous êtes pas informé ?
Le balayeur : Je balayais, je n’ai rien entendu.
La Dame : Pas d’bus, pas d’train, plus rien qui roule.
Le balayeur : …Moi, je balaie pour faire plaisir aux gens…
La Dame : Personne y travaille à part vous !
Le balayeur : …Les ballons, c’est en plus…
La Dame : Et les grèves, c’est pour les chiens ?
Le balayeur : …les enfants sont contents…
La Dame : ( fouillant dans ses sacs )
Les enfants, si on les écoute !
SILENCE
Le balayeur : ( arrête de balayer )
…….A ce propos….n’auriez-vous pas……par inattention…….glissé dans vos
plastiques……..le râteau que je voulais………
La Dame : Traitez-moi don’ d’voleuse ! C’est vrai. Je vole tout c’que j’peux ! ça m’rend gaie
d’voler. ( elle sort de ses sacs un râteau d’enfant et lui tend ). Ça m’fait du bien
mais après, faut qu’j’le rende….Y’a qu’des trucs volés là-d’dans ! Rien à moi !
Le balayeur :……………Ce n’était pas le bus ?
La Dame : Le 80 ? …J’parlais, j’ai rien entendu.
Le balayeur : ……….Il ne s’est pas arrêté….
La Dame : Comment ils vont faire pour s’rendre à la manif ?
(Entre Elisa, un ballon jaune à la main )
Le balayeur : Vous êtes ravissante !
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : (elle accroche le ballon au landau, s’assied et berce )
Les bus ne s’arrêtent plus. Plus rien ne fonctionne, même les téléphones……ce ne
serait pas………….
La Dame : La politique ! Y’a des grèves de partout. Y vont tous aux manifs.
Elisa : J’aurais juré le foot ……toutes ces canettes de bière ….. ces cris …..ces cavalcades…
On crève tous les ballons …c’est affreux ….c’est affreux …vous êtes sûre ? … ce
n’est pas …..
Le Balayeur : Le monde est en colère. Moi, je n’ai rien entendu, c’est la dame qui m’a dit.
La Dame : Calmez-vous ma p’tite dame. Vous êtes à l’abri ici.
Elisa : Je…
La Dame : Vous aviez rendez-vous ?
Elisa : Je…
Le balayeur : C’était pour du travail ?
La Dame : Faut oublier ! plus rien qui s’achète, plus rien qui s’vend , faut attendre que ça r’prenne.
Elisa : Je…Je… Je me suis pomponnée, poudrée,avalé mon café…
Le balayeur : ( s’assied à côté d’elle )
Merci pour le ballon. Moi, les grèves, c’est ma hantise, je suis comme vous.
Elisa : Cela ne me dérange, sauf que là…toute pomponnée…les bus qui foncent sans s’arrêter…l’excitation….
( montrant le ballon )…je l’ai ramassé…
La Dame : Z’avez bien fait ! On sait pas c’qu’il lui s’rait arrivé !
Le balayeur :Ne vous en faites pas. Tout va s’arranger.
La Dame : Dites ! j’vous confie mes plastiques un moment, j’vais faire un tour et j’reviens.
( elle sort )
SILENCE.
Elisa. ( tout en fouillant distraitement dans les sacs plastiques de la dame. )
J’ai peur. Tout ce désordre. ( elle berce le landau mécaniquement )…le monde a l’air perdu…
Le balayeur : Le monde est en colère.
Elisa : Vous trouvez que c’est une raison ? Si tout le monde se met à hurler on ne s’entend plus à la fin !
Le balayeur : Les enfants crient aussi ?
Elisa : Moi, je n’ai pas d’opinion. Pourvu que les bus respectent les panneaux, le reste n’a aucune importance… les filles oui ! …
Le balayeur : C’est dommage…
Elisa : Il y a vraiment toutes sortes de gens dans les bus.
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Le balayeur : On ne se rend pas compte…Vous êtes merveilleuse. C’est une chance ces grèves finalement.
Elisa : ( un peu gênée )……des gens de toutes les couleurs.
Le balayeur : Vous n’aimez pas les couleurs ?
Elisa : Pas si il y en a trop !……Vous aimez les grèves maintenant ?
Le balayeur : Non ! mais là c’est différent.
Elisa : ……..Quelle heure est-il ? Ah ! il faut que je me sauve ! Tchao baby ! ( au balayeur )moi, c’est Elisa !
(tout en sortant ) trop de couleurs, ça fait mal. Tout ce désordre ! on dirait que tout disparaît….Adieu.
Tchao !(elle sort )
Le balayeur : ….elle est merveilleuse….et les enfants qui pleurent….
( entre la dame aux plastiques )
La Dame : C’était la même chose en Autriche ! ………Dites don’ vous ! faudrait p’tête aller ramasser tout c’malheur ! ( elle vient s’asseoir sur le banc )……ça s’tourne les pouces et ça pleure, c’est pas encourageant…..
……….Elle a fouillé dans mes plastiques ?
Le balayeur : Euh ! non, elle a…
La dame : C’est pas très grave. Rien d’personnel. ça va, ça vient. Rien q’des objets qui s’croisent……..vous
voulez quelque chose ? Allez-y, fouillez ! ( il jette un coup d’œil ) ……..Vous avez rien balayé du tout !…..Allez-y, fouillez, vous gênez pas. ( il se redresse )
Le balayeur : Je discutais avec la jolie dame.
La Dame : Et pendant c’temps, le travail y s’fait pas…..toujours énervée la p’tite dame ? Elle nous endort moi
j’vous l’dis !
Le balayeur : Elle est merveilleuse !
La Dame : Et moi, j’suis pas merveilleuse ?….vous aussi, vous êtes merveilleux ! …tout l’monde est
merveilleux !
Le balayeur : Elle a l’air si fragile…
La Dame : C’est pas au goût du jour , j’vous assure.
Le balayeur : ….je la protègerai…
La Dame : C’est plus la peine, elle est perdue, je l’ai r’marqué tout d’suite .S’affoler comme ça sans raison. Elle croit que l’monde s’est arrêté d’tourner. C’est pareil partout ! y’en a qui s’tournent les pouces et y’en a qu’en profitent. C’est comme ça !
Le balayeur : Il faut l’aider…s’il-vous plait…sauvez-la !
La Dame : Vous m’faites rire. Personne ne sauve personne, croyez-moi.
( entre le jeune couple, toujours amoureux )
Elle : Qu’est-ce qu’on va faire ?
Lui : La ville est à nos trousses.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : Monsieur !
Lui : Madame !
La Dame : Alors les jeunes, des ennuis ?
Lui : On cherche un endroit tranquille.
Elle : On voudrait s’arrêter.
Lui : ça fait des jours qu’on circule dans la ville sans pouvoir se poser.
Elle : On est fatigué
Lui : Coincé.
Elle : On va tomber.
Lui : On va crever.
La Dame : C’est pas l’moment ! …installez-vous sur ce banc…( le balayeur et la dame se poussent un peu )
Les quatre sur le banc…
SILENCE.
La Dame : Et ben voilà, vous êtes posés !
Elle : Vous êtes si gentille…vous aussi , Monsieur, vous êtes si gentil…
Le balayeur :….elle est partie….
La Dame : Elle va sûr’ment rev’nir. Au train où vont les choses ! ( s’adressant au jeune couple )
Et encore, vous vous aimez, vous ! Figurez-vous l’pire, ça ira mieux !
Elle : Et le petit ?
Lui : Il est à qui ?
La Dame : Faut lui d’mander, ça s’ra plus simple. ( le balayeur met le râteau dans un plastique et
fouille distraitement dans les autres )
La Dame : …Allez-y, fouillez ! ( il se redresse )
Elle : ( voyant le ballon jaune )
Il est joli…
Le balayeur :…Elle l’a ramassé…
La Dame : Et elle a bien fait !
Elle : ( au jeune homme )
Tu vois, on a bien fait de revenir. On est plus dans le vrai ici.
Lui : Je n’voulais pas t’croire.
Elle : Tu ne veux jamais me croire.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Lui : Des fois tu dis des choses…
Elle : ( crie ) Tu n’a qu’à m’écouter ! Tu ne veux jamais m’écouter !
Le balayeur : Ne vous disputez pas. Vous vous aimez !
La Dame : Là-bas, ça va très mal. Faut rester soudés, il a raison c’t’homme- là !
Le balayeur :…Les enfants qui pleurent…
Elle : Beaucoup.
Lui : Ils n’peuvent plus s’arrêter.
La Dame : ( au jeune couple )
Et vous qu’êtes poursuivis ! …Faudrait plus exister !
Elle : On ne veut pas mourir.
La Dame : Qui vous parle de mourir ?
Le balayeur : C’est eux qui vont mourir….
Elle :….Ecoutez !…..
La Dame :……….C’est l’défilé pour les protestations….Qu’est-ce-qu’ils s’imaginent ? qu’on va les entendre ?
Lui : Nous, on a essayé.
Elle : Cela n’a rien donné.
La Dame : C’est pas la peine !
Le balayeur : ( se levant brusquement et courant vers la sortie )
Sauvez-vous !……..Sauvons-la ! (Il sort)
La Dame : C’est un rêveur. Il veut sauver l’monde de la misère, mais c’est comme la poussière, ça r’vient toujours. ( s’adressant au jeune couple ) Vous, c’est pareil, arrêtez d’croire au Père Noël !
Elle : On veut juste être un peu dans le vrai.
La Dame : A quoi ça vous sert ? Tant qu’vous respirez !
Elle : ………..J’aimerais m’allonger. Au moins les jambes.
La Dame : Les jambes, c’est l’plus important. Tenez, passez-moi vos jambes.
Elle : ça fait du bien…je ne sentais plus mes jambes.
Lui : Pose ta tête là ma chérie.
Elle : Cela fait si longtemps que je n’ai pas dormi…..
La Dame : Profitez-en, personne vous dérangera ici.
Elle :….pas rêvé non plus……..ça fait combien….
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Lui : Vas-y, dors ma chérie.
Elle : ……combien d’années que j’essaie d’exister ! ça fait du bien.…oh la la, que ça fait du bien. Je ne sentais plus mes jambes. Je ne pouvais plus respirer….merci….des histoires…..raconter des hist……
La Dame : … ( à lui ) Ben, vous dormez vous aussi ? ( à elle-même ) Ces jeunes qu’ont des ennuis ! ….
( elle fouille dans ses plastiques et en sort des ballons qu’elle se met à gonfler et qu’elle accrochera au landau )
Vous voulez des histoires ?
En voilà des histoires ( 1 ballon )
C’est rien que des histoires ( 1 ballon )
Des histoires pour dormir (1 ballon )
Des histoires pour rire ( 1 ballon )
Elle : ( tout en dormant )
….Je ne veux pas mourir…
La Dame : Faut pas faire d’histoires pour mourir… (1 ballon )……….( regardant tous les ballons )…..
……c’est plus gai comme ça….( elle se met à bercer le landau en chantant )
CHANSON
Miroir, est-ce bien moi la plus belle ?
Dis-le moi, j’veux savoir….
Elle : ( tout en dormant ) ….C’est beau….
La Dame : ( continuant )
…Réfléchis mon image
Au dessus des nuages.
Dis-moi miroir, s’il existe
Plus belle que mouâ ,
Brise-toi là dans mes mains…
Miroir, est-ce bien moi la plus belle
Dis-le moi…
( Entrent Elisa et le balayeur. Elisa, beaucoup moins pimpante .
La dame s’arrête net de chanter et berce le landau frénétiquement )
Elisa : ( à la dame )
Ils ont tout effacé.
La Dame : Chut ! ils dorment les jeunes !
Elisa : ( doucement ) Ils ont effacé les ronds-points. On ne peut plus s’orienter.
Le balayeur : Le monde est un manège. Les gens dans les ronds-points, pris au piège !
Elisa :…Disparus ! ( apercevant le ballon )…Trop de couleurs !…C’est affreux, on ne peut plus s’orienter.
La Dame : ( au balayeur, montrant Elisa ) Vous l’avez retrouvée !
Le balayeur : Par chance, elle a glissé dans le virage….
Elisa : Juste au moment où je disparaissais….
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Le balayeur : Je lui ai tendu la main, elle s’est accrochée !
Elisa : C’est affreux. Tout est renversé.
Le balayeur : Les enfants glissent dans les virages…
Elisa : Les parents essayent de les rattraper…il y a tellement d’enfants…
Le balayeur : Si peu de parents.
Elisa : C’est affreux !….Dans quel état je suis. Je m’étais si bien préparée ce matin .
Je n’aurais jamais dû vous quitter. Ce que j’ai vu. Je suis traumatisée. Je ne pourrai
plus jamais me maquiller.
La Dame : ( montrant le landau à Elisa )
Et lui ? Qu’allez-vous faire ? Toute déguenillée, ça va pas lui plaire.
Elisa : ( s’approche du landau, pose son sac dedans et berce)
Dodo, l’enfant do………
Elle : ( tout en dormant )
….C’est beau…
La Dame : Et l’maire, qu’est-ce qu’il en pense ? Tout c’grabuge ! il doit pas rigoler. ( elle soulève les jambes de
la jeune fille et les pose sur le banc )
Le balayeur : Il a pris des vacances.
Elle : ( se réveillant )
Réveille-toi mon chou, on part en vacances.
Elisa : Mademoiselle, il ne faut pas partir. Vous vous perdrez.
La Dame : ( en se levant )
Y’a plus un seul rond-point, le maire est en vacances et les gosses dérapent de partout. Pour les vacances faudra r’passer !
Elisa : ( à elle ) Si je ne m’étais pas accrochée au monsieur, je disparaissais toute entière.
Le balayeur : ( à elle ) Regardez mademoiselle ! ( il décroche un ballon et lui tend ) C’est pour vous.
Elle : ( presque en larmes ) Cela fait si longtemps…
La Dame : Profitez-en, on sait pas c’qui nous attend.
Lui : ( se réveillant ) Chérie, maint’nant qu’on s’est r’posé, on file.
Elle : C’est impossible.
Lui : Impossible ?
La Dame : ça s’est dégradé à c’qu’ils disent. C’est la débandade. Tout l’monde disparaît.
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Elle : (à Elisa ) On est recherché ?
La Dame : ( à lui )….Mon p’tit gars, r’gardez don’ son ballon, elle en crève !…vous voyez rien !
Lui : ( à elle ) ….Il est très beau ma chérie ton ballon…tu as bien dormi ? Ttu as fait de beaux rêves ? Y’avait
qui dans tes rêves ?…t’étais à la mer, tu t’es baignée, tu…
Elle : Tu me fatigues avec tes questions ! fiche-moi la paix !
Le balayeur : Ne vous disputez pas.
Elisa : Quand on s’aime, on s’aime, on ne se dispute pas !
Lui : J’voulais pas l’inquiéter…
Elle : ( à eux ) Je ne suis pas folle tout de même !
Lui : J’n’ai jamais dis que t’étais folle.
(Elisa s’assied et berce le landau en chantonnant. Dodo, l’enfant do……)
Le balayeur : Elle est merveilleuse…( il s’assied à côté d’elle )
La Dame : ( à Elisa ) Vous entendez ? Vous êtes merveilleuse !…….(elle prend ses sacs ) j’vais faire un tour…..si j’croise le maire, j’lui dis quoi ?….( elle sort )
SILENCE
( les quatre sur le banc. Elle et Lui, ensemble. Elisa et le Balayeur, ensemble. Les répliques se chevauchent presque )
Lui : Je t’aime, ma chérie
Elle : Oui, mais quand-même !
Elisa : ( toujours berçant. Très évasive, au balayeur )
Je suis défigurée.
Lui : Embrasse-moi.
Le balayeur : Je peux vous embrasser ?
Elle : Attention ! mon ballon !
Lui : Oh ! pardon ma chérie.
Elisa : Tous ces gens…
Lui : Viens, rapproche-toi.
Le balayeur : Elisa, je vous aime. ( Elisa berce toujours )
Lui : ( à Elisa )
Arrêtez de l’secouer comme ça et répondez bon sang !
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : ( à lui )
Laissez-moi tranquille ( elle arrête de bercer )
Le balayeur : Allez-y ! bercez, ne vous occupez pas !
Lui :…Tes lèvres…
Elisa : Je ne suis pas maquillée.
Elle : ( à Elisa )
Maquillez-vous, cela ne nous dérange pas.
Lui : C’est le plus beau jour de ma vie.
Le balayeur : Vous êtes si douce avec la vie.
( Lui l’embrasse. Elle a toujours son ballon )
Elisa : Oui, mais les grèves et tout !
Le balayeur : Les enfants ! Pensez aux enfants…
( Le balayeur et Elisa se regardent longuement . Elle et Lui s’embrassent toujours )
SILENCE
Elle : J’ai fait un rêve…on chantait, c’était beau. … j’étais si légère. J’avançais, j’avançais toujours.
(Elisa recommence à bercer )…je ne courais pas. Je respirais. Personne ne me voyait. Pourtant je
respirais. Je glissais sur le sol. J’étais immense. Mes jambes, immenses. ( le balayeur se lève et balaye )
Je ne courais pas. Tout était vrai. On chantait. C’était beau… j’étais si légère…je ne m’arrêtais pas…
( le jeune homme lui prend son ballon et le crève )
SILENCE
Elisa : ( arrête de bercer, prend son sac et se lève )
….Ce bruit. Pourquoi tout ce bruit ? On est là pour se reposer. ( à elle ) Tenez,
prenez ce mouchoir, gardez-le. (à elle-même ) …Le bus ne viendra plus. Ce soir peut-être,
tout sera calme.
( le balayeur arrête de balayer de temps en temps pour écouter )…Moi aussi cela m’est arrivé.
Je me rappelle. Souvent même ! je ne supportais pas. J’ai tout quitté. Pour me reposer. De la vie.
Tout s’efface à présent. C’est mieux ainsi. ( au balayeur ) C’est pour cela, les couleurs !
( à elle-même ) Je regrette. Les tableaux, la mer, ce n’est plus pareil.
( à la jeune fille ) Il est encore temps vous savez. Ce soir, tout sera calme. Quittez !
Sans faire de bruit. Vous êtes jeune…Vous connaissez la mer ? ( fouillant dans son sac )…
j’avais pourtant un miroir… ( s’avance vers le balayeur ) …
Comment m’avez-vous aimée ?… ( elle sort )
( le balayeur reste figé )
SILENCE
Lui : C’est quand -même pas d’ma faute !
SILENCE
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Le balayeur : Mademoiselle, je peux vous appeler mademoiselle ?
Elle : Si vous voulez.
Lui : ( se levant )
Ce bordel ! c’est pas moi qui l’fabrique ce bordel !
Le balayeur : Calmez-vous, jeune homme… Mademoiselle…
Lui : J’suis très calme. Jamais été aussi calme.
Le balayeur : Mademoiselle ! … elle va revenir, j’en suis sûr. Elle vous dira comment on fait…Moi, je balaye
pour faire plaisir aux gens mais pour parler je ne suis pas très fort…Vous avez besoin d’entendre.
Lui : Elle vous écoute pas.
Le balayeur : Jeune homme, laissez parler ceux qui ont besoin.
Elle : ( à lui )
Je ne veux pas mourir.
Lui : On ne peut plus partir. C’est trop tard………….
SILENCE
Le balayeur : …ce silence ! … j’en étais sûr, cela ne pouvait pas continuer ainsi…..
la fin de l’histoire…. tout est calme à nouveau………
( le jeune homme court vers la sortie pour voir ce qui se passe…… Il sort…. )
le balayeur : Vous nous raconterez, jeune homme ! … Ne la laissez- pas ! ( il vient s’asseoir à côté d’elle )
SILENCE
Le balayeur : Mademoiselle…. Il faut refaire l’histoire. Les saisons, elles reviennent toujours. On
ramasse ce qu’on veut, le reste on ne le voit pas…. Je suis amoureux, je crois que je suis amoureux….
La dame aux plastiques, je l’aime aussi. Je suis léger, léger…et les enfants pleurent.
Les enfants dérapent, les parents disparaissent. … la raison s’efface et on refait l’histoire. A sa
façon. ( montrant les ballons ) Prenez-en un autre, c’est léger…………. Le monde est en colère.
Sans aucune raison….ou bien, si ! …Il ne faut plus courir. La vie revient. Lentement. Il ne faut pas pleurer. Les larmes, ce n’est pas pour pleurer…….
Elle : ………… Vous entendez ?…...
…….. ( le balayeur se lève pour écouter. )
La Dame : (elle chante sa chanson, hors scène : « Miroir, est-ce bien moi la plus belle… ».
elle entre, elle a un ballon dans les mains )
J’ai cru qu’c’était la fin !
Elle : ( se lève )
Vous l’avez vu ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Ben, vot’chéri, il est dans l’pétrin.
Elle : Il va mourir ?
Le balayeur : Elisa, vous l’avez vue ?
La Dame : Votre Elisa, Monsieur, elle s’prosterne devant la vierge en feu. Ah ! Ah ! Ah ! c’est comme
au cinéma, y’en a qui rient, y’en a qui pleurent !
Le balayeur : Ils ont mis le feu à la vierge ?
La Dame : Si y’avait qu’ça ! tout est sens-d’ssus-d’ssous ! plus aucun panneau, elle avait raison,
ça court dans tous les sens. Un vrai défilé. Ça s’affole ! C’est la fin du monde !
Non mais des fois ! Si c’était vrai ! La fin du monde ! Pour une fois qu’elle s’enflamme celle-là !
Avec ses airs ! Bon débarras ! ( à la jeune fille )… Vot’ chéri, savez pas c’qu’il fait ?
Elle : S’il-vous plait, laissez-le vivre
La Dame : ça ! ma p’tite, c’est pas moi qui décide
Elle : Où est-il ?
La Dame : Si j’vous l’disais ! IL saute à pied –joints dans les braises en criant des insanités à Marie.
Qu’c’est d’sa faute si y a tout ce… voyez c’que j’veux dire !… On peut plus l’arrêter, il devient fou.
Il en appelle à tous les amoureux d’venir se joindre à lui pour sauter par d’ssus la vierge…
Le balayeur : Elisa, elle saute aussi ?
La Dame : J’vous dis qu’elle s’prosterne ! J’ai fait tout c’que j’ai pu pour la ranimer, mais elle dit
qu’elle avait jamais prié d’sa vie et qu’ça lui fait du bien…
Le balayeur : Et les enfants ?
La Dame : Toujours pareil ! Ils dérapent pour échapper aux parents.
Elle : Il y a toujours des parents ?
La Dame : Trop !
Elle : Qu’est-ce-qu’on va devenir ?
Le balayeur : ………… On n’est pas obligé…..
La Dame : Avec toute cette fumée, on peut plus respirer ! ( à elle )… Vous- en faites pas, quand il arrêtera son
cirque, il r’viendra.
Le Balayeur : ……. Elle est merveilleuse….
La Dame : P’têt qu’elle va nous faire un miracle !….Ah ! Ah ! Ah ! La vierge au bûcher !
Elle : C’est la première fois ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Ah ! Ah ! Ah ! …Bon débarras ! ( au balayeur, lui tendant le ballon )
Tenez, j’vous l’ai ramassé. Un peu plus, il tombait dans les flammes.
Le balayeur : Merci……….. ( à elle ) Prenez-le. Ne soyez plus triste. Vous voyez, tout s’arrange !
Elle ………..Les parents, c’est tellement important… ( elle prend le ballon et joue avec )… Je t’aime, un peu, beaucoup… etc…
( pendant qu’elle s’amuse )
Le balayeur : … Plus rien à balayer…
La Dame : Pensez aux vacances !
Elle : ( toujours jouant avec le ballon ) …. La mer, je n’ai jamais vu la mer. Comment faire pour la trouver ?
La Dame : ça va pas être facile.
Elle : ….je rêve de voir la mer……….. ( arrête de jouer )…… C’est triste la mer ?
Le balayeur : Pas du tout. Je l’ai vue l’année dernière, elle était déchaînée.
Elle : Les bateaux partaient ?
Le balayeur : Aussi loin que possible.
Elle : Et les oiseaux… Il y avait des oiseaux ? ( lance le ballon )
Le balayeur : Je ne m’en souviens pas.
Elle : On m’a dit qu’ils suivaient les bateaux sans jamais remuer leurs ailes.
Le balayeur : … C’est comme de la musique.
Elle : Beau ?
Le balayeur : Léger.
La Dame : Ben moi, j’vais vous dire, en Autriche c’était pareil.
( entre Elisa, encore moins pimpante )
Le balayeur : (à Elisa) ça s’est arrangé m’a dit la dame ?
Elisa : ( elle vient s’asseoir )
Pas du tout, pas du tout ! Tout le monde part en vacances, c’est affreux… Vous voulez manger ?
Boire un café ? Vous maquiller ? …
La Dame : Pas la peine !
Elisa : Beaucoup de peine, beaucoup de peine… Des colonies entières, c’est affreux.
Le balayeur : Où partent-ils ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : Il va se perdre !
Elisa : (à elle ) Rassurez-vous, , je l’ai vu., il est vivant.
La Dame : ça ! Pour être vivant !
Elisa : ( à elle ) Il essaye de ramener les gens, mais ils partent en vacances, c’est difficile.
Le balayeur : Où vont-ils ?
Elle : A la mer ?
Elisa : … J’ai fait ce que j’ai pu… je me suis repoudrée, j’ai prié, pleuré, voulu téléphoner,
acheter des billets, rien n’y a fait.
La Dame : Y’a rien à faire ! Si l’monde tourne à l’envers, c’est la fin, on n’y peut rien !
Le balayeur : Et ces gens, qu’emportent-ils ?
La Dame : Leur misère ! Qu’voulez-vous don’ qu’ils emportent ?
Elle : … Il est si malheureux ! Je ne veux pas qu’ils l’emmènent…
La Dame : Z’inquiétez pas, z’ont bien assez d’leur malheur.
( Elisa se met à bercer le landau )
Le balayeur : ( s’assied à coté d’elle)… Vous savez, pour le maquillage, ce n’est pas
la peine.
Elisa : Beaucoup de peine.
Le balayeur : C’est l’histoire qui veut cela. Regardez les feuilles ! Elles aussi ont une histoire. Elles tombent sans
prévenir personne et moi je les ramasse.
Elisa : ( au balayeur )
Vous- vous rendez compte, si on ne peut plus aller nulle part ! Si le monde part en vacances, plus rien ne
sera inventé.
La Dame : Au contraire ! A rien faire, les idées prolifèrent.
Elisa :…….. J’ai bien fait de tout quitter…..
Elle : Je ne suis jamais partie en vacances.
Le balayeur : Ne partez pas sans lui.
( entre le jeune homme )
Lui : Planquez-vous ! Planquez-vous !
La Dame : Où voulez-vous qu’on s’planque mon fils ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Lui : S’ils nous trouvent, c’est la fin. Vite ! Planquez-vous !
La Dame : Je crains l’pire, je crains l’pire.
Elle : Que se passe-t-il mon chou ?
Lui : Je vous expliquerai.
Le balayeur : Ils sont en colère ?
Elle : Ne me laisse pas seule.
Elisa : Je peux faire une prière ?
Lui : Faites comme vous voulez, mais planquez-vous !
La Dame : Mais enfin ,fiston, tu vas causer ou non ?
Lui : ( à la dame ) Vous ! couchez-vous et fermez-la !
Le balayeur : Calmez-vous jeune homme et respectez les dames s’il-vous plait.
La Dame : …C’était la même chose ! Exactement la même chose !
Elisa : Madame, voulez-vous prier avec moi ?
Elle : Mon chéri, que se passe-t-il ?
( à la fin de scène, ils sont tous à terre )
SILENCE
La Dame : ( à lui ) … Bon, maint’nant qu’on est caché, vous pouvez préciser ?
Elisa : … J’ai horreur d’être allongée.
Elle : ( à Elisa ) Vous croyez en Dieu ?
Elisa : Pas du tout, pas du tout … J’ai tout quitté.
SILENCE
( les trois femmes se rapprochent et discutent entre elles, les deux hommes, idem. )
( Toujours allongés )
La Dame : ( à elles ) Moi, c’est pareil, on m’a toute quittée ! J’étais jeune et jolie, pis un jour
je m’suis plus maquillée.
Elle : ( à la dame ) Plus du tout ?
Le balayeur : ( à lui ) Ils ont tout abandonné ? Pas même une valise ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Lui : ( au balayeur ) On les attrape et les force à partir.
Elisa : ( à elles ) … Vous croyez qu’on va tenir longtemps, à plat ventre ?
Le balayeur : ( à lui ) C’est impossible d’obliger les gens qui s’aiment…
( les deux hommes continuent de discuter . On ne les entend pas. )
La Dame : faut s’cacher qu’il a dit son chéri
.
Elle : Chéri bibi. ( elle rit )
Elisa : Moi aussi, j’ai un chéri.
La Dame : Bibi ? ( elles rient )
Lui : ( à elles ) Faites moins de bruit, on va se faire repérer.
Le balayeur : Elles sont merveilleuses. ( elles continuent à rire )
Elisa : … J’ai mal au ventre.
Elle : Moi, c’est les mâchoires.
La Dame : Moi, c’est la vieillerie, j’ai mal partout.
( Elles rient )
Lui : Ell’s’rendent pas compte ! ( elles rient de plus belle )
Le balayeur : ……. Mesdames, savez-vous que tous ceux qui s’aiment partent en vacances ?
( Elles rient. )
Lui : … On les force à partir. (elles cessent de rire )
Elle : …. Je ne suis jamais partie en vacances.
Elisa : … Une fois, j’ai pris des vacances avec mon chéri. On a dormi sur la plage.
La Dame : A plat ventre ? ( elles éclatent de rire )
Le balayeur : … Et, que fait-il maintenant ? …
Elisa : Il est resté sur la plage.
( Ils rient tous )
SILENCE
La Dame : … Et c’est pour ça qu’ils brûlent les Saintes Vierges ?
Elisa : ça ! c’est vrai, je l’ai vue. Toute en feu la Vierge du carrefour.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : Il y a encore des carrefours ?
Elisa : Très peu de carrefours. Très peu de carrefours.
Lui : ( à la dame ) … Désolé pour tout à l’heure. Je m’suis énervé mais vous y êtes pour rien.
Elle : On est toujours en danger ?
La Dame : Cachés comme on est, on craint pas grand-chose !
SILENCE
Le balayeur : ( se relevant )
Jeune homme ! Que puis-je faire pour améliorer notre situation ? Je peux aller voir où vont
les choses, qu’en pensez-vous ?
Lui : Faites très attention. Surtout, vous ne parlez à personne, ça pourrait se retourner contre vous.
Le balayeur : Je vous remercie pour vos conseils. Ils me seront très utiles. Merci jeune homme. Vous êtes
courageux, très courageux. Merci. Merci beaucoup.
( il sort avec son balai )
SILENCE
Elisa : Je n’en peux plus. Des heures allongée comme cela. Je n’en peux plus. ( elle se lève,
s’assied sur le banc et berce le landau en chantonnant )
Lui : … Relève-toi ma chérie. ( lui et elle se relèvent )
La Dame : … Et la « pas chérie », elle fait quoi ?
Lui : Relevez-vous Madame… Tenez, prenez mon bras.
La Dame : Merci, z’êtes très aimable. ( elle se relève ) … J’ai comme l’impression qu’on a eu chaud.
Elle : Cela fait du bien de rire. Cela fait si longtemps… Mon chou, tu crois qu’on va partir ?… J’aimerai
tellement qu’on n’ait plus à courir. …Regarder les feuilles ! … Etre vivants !…
La Dame : Il n’y a pas d’êtres vivants, rassurez-vous !
Elisa : Hein ? Que dites-vous ? Que dites-vous ? Pas d’êtr…. Tous ces gens qui déménagent… ils sont morts ?
C’est affreux ,ils ne pourront plus jamais respirer… ( elle s’arrête de bercer )
Elle : Les enfants ne verront pas la mer !
La Dame : Naître et mourir, il faut choisir, les filles !
Lui : Nous, on veut vivre, alors n’essayez pas de nous décourager, on vous écoute même pas !
La Dame :Tout l’monde veut vivre, c’est bien ça l’problème , fiston !
Elle :Ne l’appelez pas « fiston », il va encore s’énerver.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : ( à lui )
Jeune homme, ne lui en voulez pas, c’est une façon de parler. Moi, quand elle a dit « les filles »,
cela ne m’a pas fait peur . J’ai pensé aux parents qui ont perdu les enfants. C’est très affectueux « fiston ».
Cela vous va très bien. C’est comme ‘ « les filles », ça fait jeune, ça fait du bien quand on l’entend.
La Dame : Bien parlé ma p’tite dame ! ( à lui ) Voyez ! Personne y s’fâche ici !
Lui : J’ai pas dit ça… ( il vient s’asseoir sur le banc, à coté d’Elisa ) ….. Et le p’tit, il est à qui ?
Moi j’veux pas d’embrouilles !
Elisa : ( à la Dame )
……. Mais au fait ! Vos sacs, où sont vos sacs ?
La Dame : Mes plastiques ? Impossible de les sauver. On s’les arrachait tout à l’heure sur la place. Ils ont
fini par tomber dans les flammes.
Elisa : Mais … vos affaires ! Votre maquillage, vos…
Elle : Vous aviez du maquillage ?
Lui : Pour quoi faire ? Vous êtes bien comme ça !
La Dame : Vous trouvez ?
Elisa : Vous êtes belle. Comment faites-vous ?
Lui : Oui, dites-nous comment vous faites. … Vous pleurez ?
La Dame :ça m’arrive. D’un coup. Mais ça passe.
Elisa : Oui ! … A un moment, on ne ressent plus rien du tout…. Vous voulez un mouchoir ?
SILENCE
Elisa : ( à elles ) Asseyez-vous ! ( à lui ) Poussez-vous un peu, elles sont fatiguées ……
Poussez-vous, poussez-vous ! ( elles s’assoient ) ….. Combien de temps allons-nous
attendre dans ce parc ? Combien de temps ? …. ( au jeune homme ) Vous pensez qu’ils vont
venir, jeune homme ? Qu’allons-nous leur dire s’ils viennent ?
La Dame : Qu’on n’aime pas les colonies de vacances !
Lui : ( à elle ) .. Tu t’souviens, la colo, ma chérie ?
Elle : Je n’ai même pas vu la mer.
Elisa : C’est à la colo que vous vous êtes rencontrés ?
Elle : L’année dernière.
Elisa : J’en étais sûre…. Les colos, c’est parfait pour les couples.
Elle : Sauf que je n’ai pas vu la mer.
La Dame : Vous étiez à la montagne ?
Lui : A la mer, mais elle se r’tirait toujours quand on arrivait.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : Ce qui fait qu’on n’a jamais pu la voir. Elle était trop loin et on n’avait pas le temps.
Elisa : Et c’est pour cela que vous vous êtes trouvés ! J’en étais sûre ! … C’est affreux de ne
pas voir la mer quand on y est, c’est affreux.
La Dame : Vaut mieux s’aimer et pas voir la mer que l’inverse.
Elle : ( à lui ) Tu m’aimes ?
Lui : Ma chérie, arrête de faire l’idiote.
Elisa : Ah ! Non, ne recommencez pas ! Vous-vous aimez, aimez-vous, mais arrêtez de vous disputer.
Elle : … Tu m’aimes ?
Lui : Je t’aime.
La Dame (à Elisa) : … Et vous, que trimballez-vous dans vot’sac ?
Elle : Vous ne le quittez jamais votre sac !
Lui : Les sacs à main, quel souk là-d’dans !
Elisa : ... Ma vie est dans mon sac…..
La Dame : Vous écrivez un roman ?
Elle : Cela parle de quoi un roman ?
Elisa : De ma vie. Ma vie qui passe. J’écris un roman sur ma vie en général. Le temps qui s’efface. Les
couleurs….
Lui : Pas mal !
Elle : Vous parlez de vos chéris aussi ? Quand vous étiez sur la plage ?
Elisa : … Cela m’arrive mais cela passe… Je ne ressens plus rien du tout.
SILENCE
La Dame : Et not’monsieur qu’est parti aux nouvelles ?
Elisa : J’espère qu’il n’a pas glissé ……….. Vous entendez ?
Elle : Oui ! … On dirait un bruit de sifflet.
La Dame : Faudrait p’tête aller voir.
Lui : Moi, j’veux pas m’mêler d’ça.
Elisa : Des sifflets ? Oh la la ! Des sifflets, c’est affreux. S’ils arrivent jusqu’ici !…
La Dame : Paniquez pas ! Toujours à vous affoler pour un rien ! … Vous aviez pas des sifflets quand vous
étiez p’tite ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : Moi je détestais cela les sifflets.
( le balayeur arrive, des ballons à la main et son balai . Ils se lèvent tous et se précipitent vers lui. Ils
prennent chacun un ballon et attendent qu’il parle. )
Le balayeur pleure en silence.
Lui : Venez vous asseoir…… ( Ils l’accompagnent jusqu’au banc, l’aident à s’asseoir et
restent debout, entourant le banc. )
Elisa : … Vous avez dû souffrir. Ces sifflements vous ont traumatisé. … Que devons-nous faire, dites-nous,
que pouvons-nous faire ?
Le balayeur : Accrochez-les, je vous en prie, ne les laissez pas s’envoler. (ils accrochent les ballons au
landau et reviennent à leur position. ) …. Merci mes amis.
La Dame : Vous d’vez avoir les oreilles qui sifflent. Ce baroufle qu’on entendait !
Elle : ça fait mal aux oreilles.
Elisa : … Quelqu’un aurait un mouchoir ?
Le balayeur : Laissez Elisa, laissez … Je n’ai rien pu faire … L’histoire semblait vouloir s’arrêter, mais j’ai
confondu. … Je suis confondu… ( à eux ) Je suis heureux de ne pas vous perdre.
Elle : Vous pleurez longtemps !
Lui : ( au balayeur ) Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
La Dame : … L’histoire ? Quelle histoire ? La nôtre ?
Elisa : L’histoire en général ! C’est l’histoire. C’est terrible, cela fait mal mais cela passe… Des chapitres entiers, des livres entiers qui se referment. ( elle berce le landau )
Elle : Quand j’étais petite, j’adorais les histoires. Cela fait si longtemps !
Le balayeur : Ne soyez pas triste Mademoiselle. Elles reviendront un jour.
Lui : Viens ma chérie, viens, je vais te raconter une histoire.
( Ils se mettent à l’écart. On ne les entend pas )
Elisa : … ( au balayeur ) Posez votre balai, il vous fait souffrir ce balai…. Il vous servira encore, j’en suis
sûre mais posez-le, posez-le, vous souffrez trop. On ne peut pas travailler quand on souffre, c’est
trop douloureux.
Le balayeur : … Je n’ai rien fait…
Elisa : Et les ballons ? C’est important les ballons, tout de même !… C’est affreux cette histoire… Il faut
laisser aller les choses là où elles doivent aller.
La Dame : Les choses, elles vont nulle part !
Elisa : Vous êtes sûre ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Elles viennent de nulle part et elles s’arrêtent nulle part !
Elisa : Ah bon ?
La Dame : Si j’vous l’dis !
Elisa : … De toutes façons, il faut respirer…. ( au balayeur ) Respirez ! Vous verrez, cela fait beaucoup de
bien …Un grand bol d’air …
Le balayeur : Oui, vous avez raison. Je vais respirer … très agréable, vraiment très agréable. Je me sens
léger, léger.
La Dame : C’est l’principal !
Elisa : De temps en temps, je fais des exercices pour mieux inspirer. J’ai du mal à inspirer. Par moments.
La Dame : Ben, montrez-lui, ça peut p’tête l’aider.
Elisa : … Posez votre balai, je vais vous montrer. (Ils se mettent à l’écart. On ne les entend pas )
La Dame : ( elle s’assied sur le banc )
« Miroir, est-ce bien moi la plus belle…… »
Elle : ( arrive en courant )
Madame, Madame, vous ne savez pas ce qu’il m’a raconté ?
La Dame : (s’arrête de chanter )
… J’vous ai observés tous les deux. Ç’avait l’air passionnant.
Lui : ( arrive en courant )
Ne l’écoutez pas, elle est complètement dingue.
Elle : Je n’ai jamais été folle.
La Dame : ça y est, ça r’commence.
Elle : Il n’arrête pas de me dire que je suis folle. C’est énervant à la fin. ( elle s’assied à coté de la dame )
( Elisa et le balayeur arrivent )
Lui : Et quand tu traverses la rue Albert en comptant tes pas, et qu’si y a pas l’compte, tu r’traverses et
qu’ça dure des heures, t’es pas folle peut-être ?
Elle : ( à la dame ) Il faut bien les compter si on veut savoir !
La Dame : Du moment qu’vous traversez, le reste, c’est pas très important. ( à lui. ) Alors ! vous voyez
qu’elle est pas folle ! … ( au balayeur ) … Comment vous sentez-vous ?
Le balayeur : J’ai le vertige… comme si j’étais à la montagne. Je ne pense plus à rien… la tristesse s’est
envolée … Elle est merveilleuse !…
La Dame : Oui, oui, on sait !… ( à elle ) Où allez-vous comme ça ?
Elle : ( tout en sortant ) Je vais prendre l’air. J’étouffe ici. J’en ai assez de me faire insulter. ( elle sort )
…. ( elle revient ) Je ne suis pas folle tout de même ! ( elle sort )
SILENCE
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : … Vous –vous disputez trop.
Lui : Elle voulait me faire dire des choses que j’ai pas dites.
Elisa : Je ne comprends pas. Quelles choses ?
Le balayeur : A qui voulait-elle les dire ?
Lui : A la dame. Pas vrai M’dame ? ( il s’assied à coté d’elle )
La Dame : Vous lui avez sûrement pas raconté des histoires à dormir tout à l’heure.
J’vous ai observés, ç’avait l’air passionnant mais pas hilarant, à voir vos têtes.
Le balayeur : ( à lui ) Elle avait besoin d’être rassurée.
Elisa : ( à lui ) Pas traumatisée !
Lui : J’suis mort de trouille. J’peux pas m’raconter des histoires.
La Dame : Ben vous-vous taisez !
SILENCE
La Dame : ( à Elisa et au balayeur ) Vous voulez pas vous asseoir un peu ?
Le balayeur : Je vous remercie. Je ne peux pas m’asseoir. J’ai trop d’air. Il faut que je marche. ( il prend
le landau et se promène dans le parc )
Elisa : ( en s’asseyant ) Je ne le montre pas, mais je suis terriblement anxieuse ces derniers temps…
... ( regardant le landau au loin ) … Finalement, toutes ces couleurs, elles en disent beaucoup.
… Je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse rassembler autant de couleurs…
La Dame : Vous allez pouvoir avancer comme ça.
Elisa : Avancer ?
La Dame : Vot’roman. Avec toutes ces couleurs. Elles s’effaceront plus les couleurs.
Elisa : Plus jamais.
Lui : Vous voulez pas nous lire un p’tit passage ? J’avais jamais rencontré un écrivain vivant, ça m’fait tout drôle !
La Dame : Les écrivains sont tous vivants, jeune homme, mettez-vous bien ça dans la tête.
Elisa : Vous croyez ?
La Dame : Ou alors c’est qu’y a plus rien !
Elisa : Oh, la, la c’est affreux.
La Dame : Paniquez pas ma p’tite dame ! Regardez tous ces ballons. Vous voyez bien qu’ils sont là ces ballons !
Lui : Nous aussi on est là.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : ( au jeune homme )
En attendant, vous avez pas l’air d’vous inquiéter beaucoup pour vot’chérie ,vous !
Elisa : C’est vrai, j’avais oublié, elle est sortie ! La pauvre, est-ce qu’elle va revenir ? C’est qu’on ne
peut absolument plus s’orienter maintenant ! … Des colonies entières ! … Surtout ! Qu’elle respire !
Qu’elle ne se fasse pas aspirer ! ( elle se repoudre )…
Lui : ( à Elisa ) …S’il-vous plait ! Vous voulez pas le noter ?
Elisa : Que voulez-vous que je note ?
Lui : C’que vous venez d’dire. Notez-le avant qu’ça disparaisse.
Elisa : ( tout en se remaquillant )
C’est déjà noté.
Lui : Depuis quand ?
La Dame : Maint’nant jeune homme ! C’est ça qui est fort ! Tout est noté. Les ratures, ça sert à rien, c’qui est noté est noté.
SILENCE
La Dame :… Personne n’a jamais rien inventé !
Lui : Ah, ouais ? Comment vous l’savez ? Vous êtes écrivain vous aussi ?
La Dame : Pas besoin fiston, je l’sais, c’est comme ça.
Elisa : Justement, dans mon roman, il y a une phrase qui dit la même chose. ( elle cherche ) ….
… « L’être humain n’a pas plus de privilèges que le kangourou » C’est la première phrase...
La Dame : ( éclate de rire )
Oh ! C’est trop fort ! ( elle rit ) Ah ! Non, c’est vraiment trop fort !
Elisa : J’ai pensé qu’il valait mieux commencer fort pour accrocher le lecteur.
La Dame : Ah ! Ben, c’est réussi, j’vous assure. ( elle rit )
( le balayeur arrive avec le landau )
Le balayeur : Que se passe-t-il ?
Lui : Vous savez que l’être humain, il a pas plus de privilèges que le ver luisant ?
Elisa : Que le kangourou, jeune homme ! J’ai dit le kangourou ! Enfin, dans mon livre,
c’est marqué le kangourou mais ce n’est pas grave.
Lui : ( au balayeur ) ça vous fait pas rire ? ….
Le balayeur : … ( à Elisa ) C’est magnifique ce que vous dites. Quelle jolie phrase ! …
Ma chère Elisa ce que vous dites peut avoir une incidence réelle sur la marche du monde.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : Vous croyez ?
( elle se lève, prend le landau avec le balayeur. Ils se promènent tous les deux dans le parc avec
le landau . On les entend parler de loin. Silence sur le banc. )
Le balayeur : L’être humain s’est toujours cru tout permis. Et une fois qu’il s’est tout permis, il n’est pas content
et il se met en colère.
Elisa : Il fait grève, plus rien ne fonctionne et ce n’est jamais de sa faute.
Le balayeur : Moi, voyez-vous, on m’empêche de travailler. Si je pouvais tout ramasser, les enfants seraient
heureux. Et vous, Elisa, vous seriez heureuse…. Vous-vous êtes remaquillée ! C’est très joli.
Ce rouge à lèvres vous donne un air de fête.
Elisa : Justement, c’est ma fête aujourd’hui !
Le balayeur : C’est votre fête ? C’est la sainte Elisa ? ! Mais c’est merveilleux, Elisa !… La sainte Elisa…
( ils arrivent près du banc ) … ( à eux ) C’est la sainte Elisa, aujourd’hui !
Les trois ensemble : Bonne fête Elisa ! ( ils l’embrassent )
Elisa : C’est la première fois qu’on me la souhaite ma fête.
Les trois ensemble : Bonne fête Elisa ! ( ils s’embrassent )
( le balayeur sort un sifflet de sa poche et siffle)
( tout en dansant au rythme des coups de sifflet )…
Elisa : … J’ai vraiment bien fait de me maquiller…
Le balayeur : ( entre deux coups de sifflet )
…. Vous êtes ravissante…
Lui : …J’me d’mande c’qu’elle peut bien faire. Elle r’vient pas !…
La Dame : … Vous feriez mieux d’aller la chercher au lieu d’vous trémousser !…
Le balayeur :( entre deux coups de sifflet )
…Elisa, je vous aime…
Elisa : (toujours dansant)
… Oh ! Ce que je m’amuse avec vous. C’est vraiment ma fête ! ….
… Vous sifflez bien…. Où l’avez-vous trouvé le sifflet ?
( le balayeur arrête aussitôt de siffler et va s’asseoir. Ils cessent tous de danser et vont s’asseoir )
Elisa : …….. ( au balayeur ) N’y pensez plus . Rangez-le …
La Dame : ( à lui ) …. Vous êtes pas parti vous ?
Lui : J’suis mort de trouille… mais j’y vais…
Le balayeur : … Allez la chercher, cela vaut mieux …
Elisa : Soyez courageux. Il le faut. Pensez à elle.
Lui : OK ! OK ! J’y vais. ( il se lève ) … Mais qu’est- ce- qu’elle fout, c’est pas vrai !
( il sort en courant )
SILENCE
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Mon pauv’ monsieur, on est dans d’beaux draps !… Moi, j’ai l’habitude, en Autriche,
c’était…
Elisa : Mais, arrêtez donc avec votre Autriche ! Nous ne sommes pas en Autriche ici, nous sommes
dans un parc ! Et puis d’abord on ne sait même pas où c’est l’Autriche. Vous nous cassez les
oreilles avec votre Autriche !
La Dame : Vous énervez pas, j’disais ça pour vous encourager.
Elisa : Et bien non ! Ce n’est pas encourageant, non, non, non, ce n’est pas du tout encourageant !
Toujours l’Autriche, l’Autriche ! Arrêtez l’Autriche, s’il vous plait ! Je vous en supplie,
arrêtez l’Autriche ! Arrêtez, je vous en supplie, arrêtez…
Le balayeur : Elisa, vous êtes épuisée. Reposez-vous un peu. Tenez, allongez-vous sur nous… Cela ne vous
dérange pas Madame, qu’elle s’allonge un peu sur nous ?
Elisa : J’ai horreur d’être allongée.
Le balayeur : Comment faire ? … Restez assise et posez votre tête sur mon épaule… Fermez les yeux. Quelques
minutes seulement …….. Tout cela est ma faute. Je n’aurai jamais dû sortir ce sifflet.
SILENCE
La Dame : … Pas facile tout ça.
Le balayeur : Non, ce n’est pas facile.
La Dame : Elle vous aime elle aussi.
Le balayeur : C’est possible vous croyez ?
La Dame : Bien sûr que c’est possible. Tout est possible. Sinon vous seriez pas là.
Le balayeur : Je n’avais jamais envisagé la vie sous cet angle, mais maintenant que vous le dites, je crois en effet
que c’est possible
La Dame : Ben , Vous voyez qu’j’ai raison !
Le balayeur : Vous, vous savez ! … La raison des choses…
La Dame : Les choses ont toujours une raison. Il faut r’garder.
Le balayeur : Et les enfants ! Pensez-vous que les enfants regardent ?
La Dame : Les enfants ! Sont jamais contents les enfants.
Le balayeur : C’est à cause des parents. Les parents en veulent beaucoup aux enfants.
La Dame : C’est la même chose ! Parents ou enfants…
Le balayeur : Oui, peut-être … Pourquoi faut-il toujours se battre ? Regardez les saisons, elles reviennent.
La Dame : Jusqu’au jour ou y’a plus d’saisons mon ami. Pensez-y ! Plus d’saisons et personne y sait pourquoi.
Alors, qu’est-ce que vous en dites, hein ? Personne y sait pourquoi !
Le balayeur : Je pense que les saisons reviendront toujours un peu.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Et les parents, y r’viennent ? ( montrant le landau ) R’gardez celui-là ! Ils r’viennent ses parents ?…
Les saisons, c’est comme les parents, des fois elles r’viennent, des fois non ! C’est comme ça !
C’est toujours comme ça !
Le balayeur : Cela ne peut pas être toujours…
La Dame : … Et elle, comment l’avez-vous aimée ?
Le balayeur : En la voyant ! … C’est en la voyant que je l’aime.
La Dame : Vous la voyez plus, vous l’aimez plus ?
Le balayeur : Je la vois ! Je ferme les yeux, je la vois. Je rie, je la vois. Je pleure, je la vois.
La Dame : Z’êtes bien accroché, dites donc !
Le balayeur : J’essaie … mais ce n’est pas facile.
La Dame : …. ( montrant Elisa ) En tous cas, elle est tombée d’un coup !
Le balayeur : Elle est belle aussi quand elle dort.
La Dame : Et calme ! … J’comprends pas pourquoi elle s’panique comme ça. C’est pas normal …
Méfiez-vous tout de même.
Le balayeur : … Je l’aime…
Elisa : ( se réveillant ) … Quelqu’un panique ?
Le balayeur : Personne ne panique Elisa. Tout va très bien.
Elisa : … Où sont-ils ?
La Dame : Les jeunes ? Ils vont rev’nir. Y s’ront bien obligés.
Elisa : Et s’ils se perdent ……… Mon sac ! Où est mon sac ?
Le balayeur : Il est là votre sac, Elisa. Vous l’avez dans les mains. Serrez le !
Elisa : Je n’y arrive pas. Je n’ai plus de force.
Le balayeur : Essayez encore. Serrez le contre vous … Vous voyez, vous y arrivez !
Elisa : … J’ai dormi longtemps ?
La Dame : On n’a plus d’montre, on n’a pas fait attention.
Elisa : Je veux savoir. Je veux savoir combien j’ai dormi.
La Dame : ( au balayeur ) A votre avis, elle a dormi quoi ?
Elisa : ( au balayeur ) Dites-moi la vérité ! Combien ?
La Dame : ( au balayeur ) Dites-lui ! … Voyons … Combien ?
Le balayeur : Quelques minutes …. Peut-être plus … Vous aviez besoin de dormir. Vous avez
dormi le temps qu’il fallait, je vous assure, Elisa.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : C’est tout ?
La Dame : Vous-vous êtes reposée, c’est l’essentiel … Nous, on a causé avec vot’mari.
( Elisa se redresse d’un bond et se met à secouer le landau nerveusement ) …
La Dame : J’ai fait une gaffe ! … C’est ma spécialité. J’les enchaîne et vas-y que j’les enchaîne !
Le balayeur : Cela m’arrive de temps en temps. Les mots sont là mais le reste ne suit pas ……. Elisa…
… Elisa …… Je ne vais pas vous épouser … Je vous aime.
Elisa : Je n’aurais jamais dû dormir.
La Dame : Au contraire ! Vous êtes beaucoup mieux comme ça.
Elisa : ( elle arrête de bercer )
…. Et le jeune couple ? C’est affreux, s’ils ne reviennent pas. S’ils n’arrivent plus à revenir !
Le balayeur : Restez là ! Ne vous inquiétez pas.
La Dame : … Pourquoi vous écrivez pas un peu ? Vous avez tout l’temps pour écrire.
Elisa : Je ne peux pas écrire comme cela devant tout le monde. J’ai déjà essayé.
Dans un café une fois, mais cela ne marche pas. Les regards. Cela ne marche pas.
Le balayeur : …Vous écrivez un roman ? … La phrase si jolie que vous disiez tout à l’heure, c’est une phrase de
votre roman ?
Elisa : La première.
Le balayeur : J’avais cru comprendre, mais je n’étais pas sûr … Vous écrivez un roman ! … Vous écrivez
un roman !
La Dame : Elle est merveilleuse, moi j’vous l’dis.
Le balayeur : Je comprends maintenant…
Elisa : Que comprenez-vous, dites-moi ?
Le balayeur : L’histoire … Les pages qui se referment, les couleurs …
La Dame : Oh ! Ben, si vous comprenez, vous êtes sauvé !… ( à elle ) C’était comment déjà la première
phrase ? … L’être humain n’a pas plus de privi ……
( entre le jeune homme seul. Ils se lèvent tous les trois et restent interdits )
SILENCE
Le balayeur : ( va à sa rencontre, le ramène près du banc et l’aide à s’asseoir )
... Reposez-vous jeune homme, asseyez-vous. Ne dites rien. Il ne faut rien dire. Juste
vous reposer et ne rien dire.
( le jeune homme reste assis, hébété )
La Dame : ( discrètement au balayeur )
En Autriche, c’était pareil !
Elisa : Qu’est-ce que vous dites ? Qu’avez-vous dit ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Le balayeur :… Madame pense que la situation va s’améliorer..
Elisa : Oui ! ... Jeune homme ! … Que se passe-t-il ?
Le balayeur : Laissez-le, Elisa. Laissez-le se reposer. Il faut qu’il retrouve des forces. Il doit tout
effacer pour retrouver des forces.
Elisa : … Respirez jeune homme ! Vous devez inspirer profondément. Gardez l’air le plus longtemps
possible dans votre tête, et tout s’effacera, vous verrez.
La Dame : Il est pas en état pour le yoga. Foutez-lui la paix !
Elisa : Je ne vous ai rien dit à vous. C’est au jeune homme. Je m’adresse au jeune homme. Je sais
qu’il m’entend.
Le balayeur : Mesdames, s’il vous plait !
SILENCE
La Dame : ( à eux )
…. Vous inquiétez pas, ils sont jeunes.
Elisa : Vous trouvez que c’est une raison ? La jeunesse ! Moi aussi, je suis jeune. Plus jeune que vous ne
le pensez, mais ce n’est pas pour cela que je fais la maligne. Cela ne sert à rien d’être jeune.
Absolument à rien ! Quand on perd, on perd ! Regardez la Vierge, elle était jeune et pourtant elle
a tout perdu. Plus de visage, plus de robe, plus rien du tout ! Si c’est cela, être jeune ! Croire au
Bon Dieu et disparaître dans les flammes comme une vieille bûche ! Cela ne vaut pas la peine.
La Dame : La Vierge, elle s’en moque, j’vous assure. C’est quand- même pas des p’tites flammèches
qui vont l’impressionner ! Elles sont au-dessus d’ça les Vierges. Elles meurent ici, elles renaissent là
illico, et personne a rien vu !
Le balayeur : … C’est impossible que les gens disparaissent ainsi … On croit que cela disparaît mais
cela finit par revenir.
La Dame : (berce le landau, debout )
Vous rêvez trop Monsieur, ça vous perdra. Vous croyez trop aux miracles !
Elisa : ( berce le landau, debout avec la dame )
C’est important tout de même ! Moi, j’ai du mal, j’ai l’impression que je vais disparaître d’un
moment à l’autre, et bien, c’est terriblement désagréable.
La Dame : ( arrête de bercer )
C’est pour ça qu’vous vous maquillez ?
Elisa : Un peu. Pas tous les jours. ( elle berce le landau )
Le balayeur : Vous êtes très bien maquillée ! ( regardant le jeune homme )… Que pouvons-nous
faire ?
Elisa : Il nous entend ?
Le balayeur : … Je n’ai rien pu faire….
La Dame : Y’a rien à faire, j’vous l’ai dit.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : (à la dame)
Les gens vont mal et vous ricanez ! C’est extrêmement décourageant !
La Dame : Le courage ! S’il suffisait d’avoir du courage ma p’tite dame, ça s’rait formidable.
Elisa : ( cesse de bercer )
Cessez de m’appeler « ma p’tite dame » ! Je ne suis pas votre petite dame… Je ne suis pas
une petite dame !
Le balayeur : C’est une façon qu’elle a de s’exprimer, ce n’est pas méchant… C’est vrai, vous
êtes plutôt grande… Cela vous va très bien.
Elisa : C’est mon père ! Ma mère était toute petite mais mon père… au moins un quatre vingt dix !
Le balayeur : En tout cas, c’est très réussi.
La Dame : ( regardant le jeune homme )
……… Que voulez-vous qu’on fasse ? Qu’on lui raconte des histoires ?
Elisa : … J’y vais !
La Dame : Vous comptez aller où ? Y’a plus un chat dans les rues ! Comment vous faites pour vous r’trouver ?
Vous appelez la police ? le maire ? Le Pape ? Vous pouvez toujours appeler !
Le balayeur : …. Il doit bien rester des gens qui s’aiment…
La Dame : Qui aime quoi ? Vous pouvez m’le dire, vous qui savez tout ?
Le balayeur : Autrefois… je ne savais pas tout… mais je savais…
Elisa : Moi, j’ai tout oublié. A force de tout quitter, j’ai oublié.
La Dame : ( toujours près du landau )
Pourtant, vous en avez pris des notes ! Ca vous sert à quoi d’écrire si vous oubliez ?
Elisa : ( toujours près du landau )
Justement ! Je pensais à quelque chose qui pourrait aller dans mon roman.
Le balayeur : Quelle chose Elisa ?
Elisa : Les autres ! … C’est pour les autres…
La Dame : Les autres ?
Elisa : Oui, c’est pour les autres que l’on reste.
La Dame : Nous, on est content si vous restez. ( au balayeur ) Pas vrai ?
Elisa : Les autres sont contents si on reste mais si on part, il n’y a plus personne.
Le balayeur : Vous pensez que l’on vous oublierait ?
La Dame : Aucun danger, n’ayez crainte !
Elisa : Personne ne se souvient quand on part. On n’existe pas si on part. C’est normal dans un sens
puisqu’on n’est plus là, mais moi, cela me rend nerveuse… Il faut tout noter, absolument tout, si on veut
continuer. Toujours tout noter. Le moindre geste, le moindre regard, chaque minute, chaque seconde,
tout, absolument tout, pour ne pas partir.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Et une fois qu’tout est noté, vous êtes bien avancée ! Regardez ces ballons, ils attendent qu’une
chose, qu’on les crève ! … Je les crève…
Le balayeur : Je vous en prie, Madame, ne les crevez pas. Je vous en prie… Il ne faut pas. Le monde
est en colère. Il ne le faut pas. ( regardant le jeune homme, toujours hébété ) ….
Elle l’a condamné !
La Dame : ( à Elisa ) Vous l’avez pas noté ça ?
Lui : ( toujours hébété ) … J’l’ai trouvée…
Elisa : Que dites-vous ? Vous l’avez vue ? ( elle s’assied)
Lui : … J’l’ai trouvée…
Le balayeur : Que vous a-t-elle dit ? … Elle vous a parlé ?
Lui : …Elle a oublié… les mots…
Elisa : Elle est heureuse ? Que fait-elle ?
Le balayeur : Apportez-lui ce ballon, jeune homme. C’est très important. Pour elle. Elle va partir. Elle
en a besoin. Elle vous aime. Elle ne sait pas comment le dire. Croyez-la, jeune homme, aimez-la. Son image. N’oubliez pas son image. C’est important. Pour elle.
La Dame : Comment voulez-vous qu’il la r’trouve maint’nant ?… Oubliez jeune homme, oubliez !
Elisa : (berce le landau en chantonnant : « dodo, l’enfant do… »)
Lui : ( toujours hébété ) Chérie, faut s’tirer d’ici…
Le balayeur : ( lui tendant le ballon )
Prenez-le, jeune homme. Ne le lâchez à aucun moment. ( il se lève et balaie ) … Pour
faire plaisir aux gens… ( à Elisa, tout en balayant )… Je suis amoureux… ( à la Dame, tout
en balayant )… Madame, ne m’en veuillez pas…
La Dame : Allez-y, ramassez, ramassez !
Lui : ( à Elisa qui chantonne toujours )
J’vous connais vous ! ( regardant le ballon qu’il a dans les mains ) C’est quoi c’truc ? Tenez, prenez-le,
j’ai plus d’force…. Tenez ! … J’sais pas quoi en faire.
Elisa : ( toujours berçant )
Crevez-le ! … J’ai tout noté. Absolument tout … Pas les couleurs, mais tout le reste.
Le balayeur : ( accourant )
Non, jeune homme… ! Apportez-lui ! … Promettez-moi ! ( il se remet à balayer )
SILENCE
Elisa : ……… ( cesse de bercer ) …. Et mon bus ?
La Dame : Vous allez l’rater si ça continue. Le 80 ? C’est bien l’80 qu’vous prenez ? ( au jeune homme )
… Voulez pas aller voir s’il arrive son bus ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Lui : ( toujours hébété )
… Viens ma chérie, faut y aller maint’nant…
La Dame : Vot’chérie, elle a jamais vu la mer, et vous, vous êtes là à vous lamenter sur vot’sort.
Elisa : …. Plus rien ne fonctionne, c’est affreux…
Lui : ….. Je t’aime…
Elisa :….. Ce bruit ! Pourquoi tout ce bruit ?… ( au jeune homme ) Vous pleurez ? Je n’ai pas fait attention…
La Dame : ( au balayeur )
… Ramassez, ramassez ! ( elle s’avance vers lui ) … Qu’est- ce- qu’ils ont tous aujourd’hui ? On
dirait qu’ça les amuse. Moi, j’vais vous dire, quand j’étais jeune et jolie, j’faisais pas tant d’chichis.
Le balayeur : ( à la Dame )
La jeunesse, elle revient, si on veut. ( s’arrête de balayer )… C’est le moment pour moi
de quitter la scène… Je m’en vais. Je vais essayer d’y parvenir. Je vous dirais. Il faudra me croire…
Vous me croirez ?… Elisa, je vous remercie.
Lui : Il faut s’tirer d’ici ( il se lève ) On s’endort ici, moi, j’me tire. ( il avance vers la sortie, lentement avec
le ballon )
La Dame : J’vous accompagne un bout ! …. Mes plastiques !… Ah ! j’suis bête ! … Bon ! on vous laisse…
… Par ici, fiston, par ici…
( elle sort en chantant, suivie du jeune homme. « miroir, est- ce bien moi la plus belle …… »
SILENCE
Elisa : Vous ne partez plus ?Je ne fais pas très attention des fois … Il fait très froid maintenant. Pourtant, nous
sommes en plein mois d’août, je ne comprends pas.
Le balayeur : Vous êtes jeune, vous ne devriez pas vous y arrêter.
Elisa : ( s’avançant vers lui )
Tous ces événements me font perdre pied … Je m’énerve, je m’énerve et cela ne me va pas,
je le vois bien.
Le balayeur : … Que pourrais-je vous offrir ? Je ne vous ai rien offert pour votre fête tout à l’heure.
Elisa : J’ai toujours imaginé que tout passait mais je vois bien que c’est le contraire. Je respire, je respire
et rien ne passe.
( le balayeur prend le landau )
Le balayeur : … ( elle prend le landau avec lui ) … Nous pourrions partir tous les deux, qu’en pensez-vous ?
Elisa : Vous pensez que l’on peut s’abandonner sans risquer de se perdre ? … C’est drôle quand j’y
pense, je me suis promenée souvent le long des voies ferrées. ( ils avancent avec le landau )
J’adorais cela. Des kilomètres de voies ferrées je parcourais !
Quelquefois, les trains ralentissaient, quelquefois, ils s’arrêtaient. Quand ils s’arrêtaient,
cela me faisait peur. Je courais pour les oublier. Longtemps !
( ils se promènent avec le landau )
Le balayeur : Je suis sûr que vous courez très vite.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : Je n’ai pas calculé exactement mais oui. Je cours vite. Plus je cours, plus je vais vite.
Le balayeur : …. Regardez cet arbre, il vous ressemble. On dirait qu’il va partir lui aussi…
Elisa : …. Tous ces gens qui prennent le train…
Le balayeur : … Sans même une valise…
Elisa : Quand on part, on part ! Les valises, c’est comme si on restait.
Le balayeur : C’est vrai … Vous êtes-vous réchauffée un peu ?
Elisa : Le mois d’août est pourtant le mois le plus chaud mais j’ai froid quand- même. ( ils s’arrêtent )
Le balayeur : Prenez ma veste, je n’ai pas froid.
Elisa : Les hommes n’ont jamais froid.
Le balayeur : Et pourtant, ils ont toujours des vestes … Enfilez la, n’ayez pas peur …
Elisa (enfilant la veste): … J’ai peur de leur ressembler.
Le balayeur : Pourquoi avoir peur ? Cela ne se peut pas.
Elisa : Quand j’étais petite, j’étais toujours habillée comme un garçon.
Le balayeur : Moi, je ne me souviens pas … Il me semble que j’aimais me promener avec les filles.
( ils se promènent… ils se rapprochent du banc avec le landau )
Elisa : ( s’asseyant )
Vous pensez que c’est terminé ? … Qu’allons-nous faire ?
Le balayeur : Nous devons rester , Elisa.
Elisa : Je ne sais pas. Je n’ai jamais su attendre. Il faut que je fasse quelque chose. Pour ne plus attendre.
Vous comprenez ? … Vous, vous restez là à regarder et cela vous suffit.
Le balayeur : Cela suffit c’est vrai. Je suis là avec vous, je vous regarde …
Rien ne presse, vous savez.
Elisa : Vous vouliez partir tout à l’heure.
Le balayeur : C’était pour le jeune homme. Il devait partir.
Elisa : … Vous me quitterez un jour.
Le balayeur : C’est possible si vous le pensez mais je reviendrai, si vous voulez.
Elisa : Je ne sais pas attendre, je vous l’ai dit.
Le balayeur : Il ne faut pas attendre, Elisa ! Jamais ! Pensez-vous que les parents attendent les enfants ?
Elisa : Oui, mais moi , j’ai souvent attendu pour rien.
Le balayeur : … Fermez les yeux quelques secondes … Regardez !…. Que voyez-vous ?
Elisa :… Je vous vois.
Le balayeur : Vous voyez !
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : Combien d’années ?
Le balayeur : Cela ne compte pas, Elisa…
Elisa : ( ferme à nouveau les yeux )
…Je revois toute ma vie, c’est normal ? … Comme dans un film …. Un vieux film en noir et blanc …
Personne ne parle. Comme si les mots n’existaient plus. C’est terrifiant. Ce silence. Tout ralentit par
moments. On dirait que la vie va s’arrêter. Sans laisser de traces … Je me vois !… Je suis très
très maquillée. Mon visage disparaît sous le maquillage.
Le balayeur : Toujours en noir et blanc ?
Elisa : Non ! Pas le maquillage. .
Le balayeur : ( il s’approche d’elle pour l’embrasser )
… Elisa ! Ne vous méprisez pas.
Elisa : … Mon corps…
Le balayeur : Ne le méprisez pas ( il l’embrasse )
( Entre la dame aux plastiques. Elle les regarde s’embrasser puis elle s’avance vers eux )
La Dame : …. Excusez-moi si j’vous dérange … ( ils se redressent )
Elisa : … Vous m’avez fait peur.
La Dame : Désolée ! ………
Le balayeur : ( à la dame )
… Qu’avez-vous ?….
Elisa : … Que regardez-vous ?…
La Dame : … Je regarde….
Le balayeur : Que voyez-vous ?… Vous semblez…
La Dame : Je semble, je semble ! J’voudrais vous y voir vous ! ( elle s’assied )
SILENCE
Le balayeur : Comment avez-vous fait pour revenir ?
Elisa :… Nous n’osons plus sortir. Nous n’avons pas le courage de ne plus revenir.
La Dame : ça, c’est sûr ! On est bien mieux ici … J’suis rev’nue comme ça … Pour bavarder…
Le balayeur : De quoi voulez-vous parler ?
La Dame : N’importe ! Pourvu qu’on parle !
Elisa : Qui avez-vous vu ? Dites-le nous, s’il- vous- plait !
La Dame : ça m’plait pas trop d’raconter des histoires mais puisque vous insistez ! …
… Figurez-vous, là-bas… un silence… un d’ces silences…. qui vous tambourine dans la tête.
Un vrai vacarme. Un vacarme… vous pouvez pas vous imaginer.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Le balayeur : Qui fait tout ce bruit ?
Elisa : Ce n’est pas très rassurant ce que vous nous dites. Personne ne parle à personne ?
La Dame : Vous pouvez pas mieux dire ! J’sais pas où ils sont passés mais en tout cas, c’est
mortel dans l’coin.
Elisa : Même pas un café ouvert ?
La Dame : Vous croyez qu’c’est l’moment d’aller boire un café, vous ?
Elisa : C’est affreux !
La Dame : N’croyez pas ça ! C’est même assez joli. Tout c’paysage sans rien d’dans ! On dirait
une nature morte.
Elisa : Je n’ai jamais aimé les natures mortes.
Le balayeur : C’est une expression. Cela ne veut pas dire que l’on meurt, Elisa. Ayez confiance !
Elisa : Oui, mais moi, quand j’entends ce mot, je m’énerve tout de suite. Rien ne peut plus m’arrêter.
La Dame : Non, mais j’vous assure, ça vaut l’coup d’œil !
Elisa : ( au balayeur )
Vous-vous souvenez, tout à l’heure, quand je fermais les yeux ?… ( à la dame ) Mais c’est
affreux ! … Vous n’avez pas eu peur ?
La Dame : J’avais aut’chose à faire ! Fallait rester concentrée !
Le balayeur : ( à Elisa )
Aimez-moi, Elisa ! … De toutes vos forces ! ( Elisa berce le landau )
SILENCE
La Dame :… Tenez, r’gardez don’ ça ! ( elle leur tend une photo )
Le balayeur : … Qui est-ce ? … ( à Elisa ) Regardez ! ( elle arrête de bercer )…
Elisa : … C’est votre fils ?
La Dame : Non, c’est l’maire ! J’l’ai ramassée en arrivant. J’sais pas d’où elles viennent ces photos, mais
y’en a des centaines qui trainent dans toute la région à c’qu’il parait.
Elisa : C’est bizarre ! … ( regardant à nouveau la photo ) ….. Je ne l’avais jamais vu le maire … ( au balayeur )
Il vous ressemble ….. ( à la dame ) Vous ne trouvez pas ?
La Dame : … Un p’tit air peut-être … ( à Elisa ) En tout cas, maintenant, si vous l’croisez,
vous pourrez pas dire qu’vous savez pas qui c’est .
Le balayeur : … Il est certainement recherché.
Elisa : Par qui ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : C’est une coutume. Si vous êtes recherché, on vous colle vot’photo partout et on finit par vous
r’trouver.
Elisa : Ah ? … Mais pourquoi est-il recherché ?
La Dame : Y paraît qu’il est dev’nu fou avec cette histoire de Sainte Vierge. Il a pas supporté
ou bien il est tombé amoureux d’elle, j’ai pas tout compris. … Enfin ! … ça fait du bien
d’causer un peu.
Le balayeur : … Comment savez-vous ?
SILENCE
( arrive la jeune fille. Elle s’approche lentement du banc )
Le balayeur : ( l’apercevant )
Mademoiselle, vous êtes là !
Elisa : Vous m’avez fait peur … Vous êtes revenue !
Elle : … Je peux m’asseoir à coté de vous ?
Le balayeur : Bien sûr ! Venez ! ( elle s’assied )
La Dame : Et le p’tit gars, il est pas avec vous ?
Elle : … On s’était disputé …
Elisa : Cela arrive dans les couples , mais cela passe. Après on oublie.
Elle : … Je suis partie …
Elisa : Il vous a cherchée. Beaucoup cherchée.
Elle … Je voulais revenir. Pour le voir. Je voulais lui dire. J’étais tellement fatiguée…
Le balayeur : Il avait besoin d’entendre. Lui avez-vous dit , mademoiselle ?
Elisa : C’est important les mots, mademoiselle.
Elle : … Je n’arrivais plus à courir. Mes jambes avaient abandonné.
La Dame : Les jambes, c’est l’plus important.
Elle : … J’étais si fatiguée. … Je suis tombée… J’ai pleuré. ( elle tombe et elle pleure )
Le balayeur : Ne pleurez plus. Vous êtes revenue. Cela va s’arranger maintenant. ( elle continue de pleurer )
Elisa : … L’avez-vous revu ?
Elle : ( toujours pleurant )
Il était devant. Il courait si vite. Je ne pouvais pas le rattraper. Je suis tombée. J’ai pleuré…
Le balayeur : Il ne s’est pas arrêté ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elle : ( toujours pleurant )
Il courait de plus en plus vite. Sans se retourner… Il ne pouvait pas s’arrêter… Je me suis relevée… Il
avait disparu…
Elisa : Qu’avez-vous fait ? Oh la la ! C’est affreux ! Qu’avez-vous fait ?
Elle :… J’aurais tellement aimé partir avec lui… Mes jambes ne me portaient plus. Je courais mais je n’avançais
pas… J’ai crié. Personne ne répondait…
Elisa : Personne ?
Le balayeur : Relevez-vous ! Vous devez encore essayer. Ne vous arrêtez pas. Surtout ! Ne vous arrêtez pas.
Elle : ( pleurant )
Je n’y arrive plus. Je rêvais tellement de nos vacances à tous les deux. La mer, je ne la verrai jamais.
Elisa : Personne n’a répondu ? Comment avez-vous fait ?
Le balayeur : Laissez-la, Elisa. Elle ne nous voit pas.
Elle : …. Où suis-je ?… ( elle se lève ) …Mes jambes…
Le balayeur : Essayez encore, mademoiselle.
Elisa : … Je ne comprends pas…
Elle : …Mes jambes… ça y est… je cours à nouveau… merci… merci beaucoup… ( elle court ) …
… je cours de plus en plus vite… .Je le vois ! … Chéri ! attends-moi… on va partir tous les deux…
nous trouverons un endroit… nous serons tranquilles… regarde-moi… je suis là… je cours…. ( elle sort )
SILENCE
Elisa : ( au balayeur )
Reprenez votre veste. Je ne peux tout de même pas porter une veste en plein mois d’Août.
Le balayeur : Vous êtes sûre ? ( il reprend sa veste ) Elle vous allait bien…
La Dame : ( à eux )
Bon ! Et vous, comment ça va ?
Elisa : Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je suis tout à fait réchauffée.
Le balayeur : … Il me semble que l’air est devenu léger. Je respire à pleins poumons.
Le vertige a disparu. Je suis sur un petit nuage…
Elisa : J’ai chaud. Vraiment très chaud. Je n’attends rien. Comme si le temps avait cessé d’exister….
( à la dame ) Et l’Autriche ? Comment va l’Autriche ? Vous ne parlez plus de l’Autriche !
La Dame : Ne me parlez pas d’ l’Autriche.
Elisa : De quoi voulez-vous parler ?
La Dame : Du Pape. J’veux parler du Pape.
Le balayeur : C’est impossible de parler du Pape.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : Moi, je ne le connais pas le Pape…… Vous n’avez pas une photo ? ( la dame sort une photo et
lui tend ) … C’est lui le Pape ? … ( au balayeur ) Regardez ! … Il vous ressemble.
Le balayeur : …… Un petit air peut-être… (à la dame)… Comment savez-vous ?
La Dame : Vous imaginez pas tout c’ que je peux ramasser !
Elisa : … Je ne comprends pas très bien……. le Pape …. sait-il que sa photo est entre vos mains ? Que va-t-il
en penser ?
La Dame : Me faites pas rire ! ça fait belle lurette qu’il pense plus le Pape. D’ailleurs, le Maire c’est pareil.
Le balayeur : Comment le savez-vous ?
Elisa : (elle se met à bercer le landau )
……… Tout ce vide ! Ce n’est pas normal …Pourquoi ce grand vide ? …. Pourquoi ?…
La Dame : ( au balayeur )
Ça commence toujours comme ça. ( à Elisa ) C’est tout à fait normal, vous en faites pas !
Elisa : ( au balayeur, tout en berçant )
…. S’il-vous- plait, prenez mon sac … gardez-le. Ne le perdez pas.
Le balayeur : Je n’ai plus de force, Elisa…. Je ne peux pas.
Elisa : Essayez encore … serrez-le contre vous …….. Vous voyez, vous y arrivez ! ( elle berce très
lentement ) ... Cette jeune fille ….va-t-elle réussir à se rassembler ? … Ils se
disputent trop tous les deux !
Le balayeur : Ils s’aiment, Elisa … Je vous aime … Le plus difficile, c’est avant … l’idée que l’on se
fait des choses….
Elisa : Oui ! Quand cela arrive, c’est pour toujours…
La Dame : ( elle chante )
« l’amour, toujours ! Mon bel amour, quand verras-tu l’jour, mon amour…. »
Le balayeur : ( à la dame )…. Vous savez, les photos…. vous avez bien fait.
La Dame : C’est un réflexe chez moi. Je n’peux pas m’empêcher d’attraper c’qui m’tombe dans les mains.
Quand j’étais gosse déjà. On m’prenait pour une voleuse mais c’est pas pour moi. J’fais des p’tits
arrang’ments d’affaires, c’est tout ! J’emprunte à l’un, je rends à l’autre et vice versa. Tout l’monde
y trouve son compte… Pour les photos, c’est différent. Une fois que j’les ai prises, j’suis coincée.
Elisa : …. Je ne sens plus les mots, c’est normal ?
La Dame : Pour une écrivain, c’t’embêtant, mais oui, c’est normal. Vous allez vous y faire, vous verrez.
Elisa : …. Les mots partent dans tous les sens, c’est très inquiétant.
La Dame : ( au balayeur)
C’est normal, c’est normal ! ( à Elisa ) ….. Voyons !…. si j’vous dis… « kangourou » , à quoi
pensez-vous ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : … Ils ont de la chance… ( elle arrête de bercer )
La Dame : ( au balayeur )
Vous inquiétez pas, tout va bien.
Le balayeur : … Elisa, votre sac est si léger…
Elisa : …. Vraiment beaucoup de chance….
La Dame : Les kangourous ?… ( au balayeur ) Vous voyez !
Elisa : ….Les mots m’ont toujours empêchée …
Le balayeur : Les mots nous empêchent de regarder les choses.
La Dame : ça rassure quand- même !…
Elisa : ….. Mon Dieu !
La Dame : Quoi ! Vous l’avez vu ?
Le balayeur : Madame, je vous en prie.
Elisa : … Mon Dieu, mon Dieu, c’est affreux ! J’étais si bien. Je n’attendais rien…Pourquoi faut-il toujours
que je sois dérangée !
La Dame :C’est pas nous qui vous dérangeons quand- même !
Le balayeur : Elisa ! Ne partez pas. Nous avons besoin de vous. J’ai besoin de vous.
Elisa : Je ne peux rien décider. J’attendais mon bus. Je m’étais bien arrangée. J’attendais, il n’est jamais venu.
Il ne viendra plus, je le sais bien… Il m’avait promis ! …
Le balayeur : Il n’est pas trop tard, vous savez. C’est un passage à vide mais tout va repartir….. Concentrez-
vous….. Ne vous abîmez pas.
Elisa : A quoi cela sert-il de tout quitter pour en arriver là ?
La Dame : Estimez-vous heureuse d’en être encore là ! Pensez à tous ceux qui s’perdent dans la nature.
Le balayeur : ( montrant les ballons )
Elisa, regardez ces couleurs ! Elles s’harmonisent sans dire un mot. Regardez-les, elles
vous font du bien…..
( Elisa s’assied et regarde les ballons )
SILENCE
Elisa : … Finalement, toutes ces couleurs, elles en disent beaucoup. Je n’aurai jamais imaginé
que l’on puisse rassembler autant de couleurs. ( à la dame ). Vous les voyez vous aussi ?
La Dame : Si j’les r’garde, oui ! Après ça passe….
Le balayeur : ( à Elisa )
… Vous devriez terminer votre roman. ( Il lui tend son sac )
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Elisa : ( prenant son sac )
Il est si léger.
Le balayeur : ( se lève et prend son balai )
…… Elisa ! Je vous admire ! ( il se met à balayer ) … Les parents en veulent
beaucoup aux enfants … Du matin au soir, du soir au matin….
Elisa : ( se remaquillant )
C’est décidé, je reste.
La Dame :Vous avez bien raison ! Y’a plus nulle part où aller ! …….. C’est fou c’que la politique
peut empêcher l’monde de tourner en rond !
Elisa : Moi, je n’ai pas d’opinions.
La Dame : Vous avez bien tort ! Faut toujours ranger ses idées quelque part, sinon y’en a qui l’feront à
vot’place.
Elisa : Oui mais moi quand je range, je ne retrouve plus rien. C’est agaçant à la fin. Je préfère tout
laisser en vrac
La Dame : C’est comme ça qu’on d’vient une girouette. Un coup noir, un coup blanc, et pendant
c’temps, le monde tourne à l’envers.
Elisa : Vous avez peut-être raison. Je ne sais plus très bien…. En fait, je ne sais pas…. ( au balayeur ) Qu’en
pensez-vous ?…. Vous travaillez trop. C’est fatiguant à force. ( Le balayeur s’est arrêté de
balayer et l’écoute de loin . ) … Vous ne voulez pas vous arrêter un peu ? Vous- vous dispersez
avec ce balai. Venez vous asseoir. Venez !
La Dame : Oui, venez près de nous. On va pas vous manger !
Le balayeur : ( de loin )
Je dois terminer avant la tombée de la nuit. ( il se remet à balayer) C’est pour les enfants…
Elisa : Vous pensez qu’ils vont grandir ?
Le balayeur : ( toujours en balayant )
… Tous les jours, des enfants grandissent…. Ils veulent ressembler aux parents….
La Dame : ( à Elisa, montrant le landau )
Et lui, à quoi y va r’ssembler ?
( Elisa se met à bercer le landau en chantonnant. « Dodo, l’enfant do……. « )
Le balayeur : ( s’approche du banc, tout en balayant )
J’ai fait tous les recoins……
( à Elisa )… Vous êtes merveilleuse…… ( il cesse de balayer et la regarde )……
La Dame : … Vous voulez sa photo ?…
Le balayeur : … Je vais arrêter de travailler. Définitivement !
Elisa : ( toujours berçant )
Qu’allez-vous inventer ?
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : ( au balayeur )
Vous prenez des vacances ? Vous avez raison, y’a plus qu’ça à faire maintenant.
( le balayeur pose son balai et s’assied )
Elisa : Et moi, que vais-je devenir si tout le monde part en vacances ?
Le balayeur : Il ne faut pas partir, Elisa. Restons encore un peu. Nous parlerons. C’est très agréable de
parler ensemble.
La Dame : De quoi voulez-vous causer ? ça n’a plus d’sens ! … Plus aucun sens. ( elle se lève )
…..J’vais faire un tour, vous m’gardez ma place ? ( elle prend le landau et se promène
dans le parc )
Elisa : Que veut-elle dire ?… ( regardant le landau au loin ) …Depuis quelques temps, je me
suis remise à aimer les couleurs…. Je n’imaginais pas la vie si colorée……
Les mots sortent de ma bouche…. Et je ne peux pas…. Qui va les rattraper, vous pouvez
me le dire ? Qui ?
Le balayeur : Moi, Elisa ! Moi !
Elisa : Tous ces mots qui se sont échappés depuis des siècles et qui sont tombés dans l’oubli…
Le balayeur : Chacun entend ce qu’il veut entendre, mais les mots suivent leur chemin sans se soucier du reste.
Il y aura toujours quelqu’un pour les défendre.
Elisa : Des siècles plus tard ?
Le balayeur : Le temps n’a rien à faire avec les mots…
SILENCE
Elisa : …….. Je n’ai jamais supporté le silence. Personne ne parle… ( arrive la dame avec le landau )……
( à la dame) Avez-vous des choses à nous dire ? … ( la dame s’assied ) …… Il faut rompre ce silence !
Immédiatement !
La Dame :Ben, allez-y ! Dites n’importe quoi, soulagez-vous ! Vous pouvez crier aussi ! Personne y vous entend.
Elisa :… Je ne trouverai plus jamais le mot juste. …Je n’ai plus les mots pour écrire.
Les pages vont rester silencieuses jusqu’à l’éternité et je vais mourir dans le silence
comme une pauvre idiote.
La Dame : Le mot juste ! Vous avez déjà entendu ça, vous ? La seule chose qui soit juste, c’est qu’vous êtes là !
Le balayeur : … Le silence a recueilli tant de mots ! …. Depuis tant d’années ! …
Elisa : … Mon roman est terminé. L’histoire va s’arrêter là et personne n’en connaîtra la fin…
Il n’y a pas de chute, c’est affreux , un roman sans chute… ( à la dame )
Vous trouvez que cela est juste, vous , d’être là ?
On ne peut plus aller nulle part, on ne peut plus écrire, on ne peut plus rencontrer personne…
La Dame : Et nous ? Vous nous avez bien rencontrés que je sache ! On vous plait pas ?
Elisa : Si ! Mais les autres. Ceux qu’on ne connaît pas….
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
La Dame : Y’en a trop, c’est pas la peine.
Le balayeur : Comment pouvez-vous dire cela ? Il y a de la place…
Elisa : On ne connaîtra jamais les autres…
SILENCE
La Dame : …. Bon, alors ! Maint’nant qu’on est entre nous, qu’est- ce- qu’on fait, on les crève ?
Le balayeur : C’est notre seul espoir ! Laissez-les ! Pensez aux enfants ( Elisa se met à bercer le landau en
chantonnant ) … Il ne faut pas qu’ils ressemblent aux parents.
La Dame : Les mioches, quand ils ont des mioches, ils ressemblent aux parents.
Le balayeur : Nous pouvons changer la face du monde… Nous le pouvons.
La Dame : Ah ! Ah ! Ah ! ça vous servirait à quoi qu’le monde tourne à l’endroit ?
Le balayeur : … Nous pourrions… inventer … les moyens.
La Dame : Non mais dites don’, vous-vous prenez pour qui ? Dieu est mort, réveillez-vous !
Elisa : ( arrête de chantonner ) Dieu est mort ? C’est affreux !
La Dame : A votre avis, c’est mieux quand il est vivant ?
Elisa : ( arrête de bercer )
Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu. J’avais une voisine, avant, qui l’avait rencontré plusieurs
fois. Dans des stages. Elle m’en parlait souvent quand je la croisais dans l’escalier. Un jour, je
lui ai dit que j’aimerais bien qu’elle me le présente. Depuis, je ne l’ai plus revue. C’est pour
cela, tout à l’heure, j’ai prié devant la Vierge.
La Dame : Et alors, vous l’avez revue ?
Elisa : Je me suis affolée, je n’ai rien vu du tout.
La Dame : ( au balayeur )
….. A quoi pensez-vous ? Vous avez l’air soucieux mon ami.
Le balayeur : Je pense que si nous restons là, nous avons des chances de survivre.
La Dame : Et après, vous faites quoi ?
Le balayeur : Je recommence.
La Dame : ( à Elisa )
Vous voyez ! Qu’est- ce- que j’vous disais ?
Elisa : … Quelle heure est-il ?… Ah ! Il faut que je me sauve ! ( elle se lève ) Tchao Baby ! … Je vais
encore essayer pour les couleurs. Je vous dirai. ( en sortant ) … Oh ! la, la, c’est affreux !
Ça fait mal…. On dirait que tout disparaît. ( elle sort )
Le balayeur : ( il décroche un ballon et va pour lui donner )
Elisa, ne partez pas. Prenez ce ballon. … Elisa…
La Dame : Laissez-la. Elle est perdue, j’vous l’ai dit.
Brigitte MOUGIN / Tous les jours des enfants grandissent / 2004
Le balayeur : C’est impossible. Pas elle… Elisa ! Revenez ! Je vous aime. Elisa… Vous avez oublié…
Vous ne m’avez pas dit… Elisa… Vous aussi, vous aimez ! Ne partez pas… Prenez-le,
c’est important… Je l’ai ramassé pour vous, Elisa…
La Dame : Vous pouvez rien, j’vous dis !
Le balayeur : Tout va s’arranger, Elisa. Vous n’allez pas mourir, ce n’est pas vrai.
Concentrez-vous ! Regardez… les couleurs… Elisa… Dites quelque chose… n’importe quoi…
dites… les mots…
La Dame : Elle vous entend plus. Pas la peine de vous fatiguer.
Le balayeur : ( revient près du landau, décroche un ballon et s’assied )
…. Elisa…. Je vous aime tellement. Vous ne pouvez pas me laisser. Ce n’est pas la saison…
J’ai froid sans vous, Elisa… Prenez-les, je vous en prie. Pour votre fête… acceptez ce cadeau…
Je vous admire tant… je suis heureux, Elisa, si vous acceptez… ne me laissez pas…
La Dame : Calmez-vous, monsieur…
Le balayeur : Je vous aime… ( il pleure en silence )
SILENCE
La Dame :…… ( berce le landau )
…. Il fallait qu’ça s’termine ! ça commençait à dev’nir pesant ! …Tous les jours c ’est pareil…
Des mioches qu’atterrissent là sans dire un mot. On sait pas d’où ils viennent… ( arrête de
bercer ) ….. En Autriche, c’était la même chose. On les ramassait à la pelle. ( regarde le
balayeur )…Vous, c’est différent, vous y croyez, ça vous sauve……….. Des mensonges
tout ça ! Rien qu’des mensonges ! ( elle se lève ) Bon ! C’est pas l’tout ça, mais faut
qu’j’vous laisse. J’vais voir c’que j’peux ramasser. ( en sortant )
Tous les jours c’est pareil. Ça s’arrêtera don’ jamais !
( elle sort )
( le balayeur reste seul sur le banc avec ses ballons dans les mains. Il pleure en silence. La lumière
baisse lentement jusqu’au noir )
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@ Brigitte Mougin « Tous les jours, des enfants grandissent » SACD Février 2004 - Fin Texte.