NIETZSCHE .

LE PREMIER, TOUJOURS, ET PARTOUT.


PREMIERE PARTIE


Au détour de quelques coins de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l' "histoire universelle", mais ce ne fut cependant qu'une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n'eurent plus qu'à mourir.

Telle est la fable qu'on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l'aspect lamentable, flou et fugitif, l'aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l'intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d'où il était absent; et s'il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. Car il n'y a pas pour cet intellect, de mission qui dépasserait le cadre d'une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s'il était l'axe autour duquel tournait le monde.

Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu'elle évolue dans l'air, animée de cette même passion et qu'elle sent avec elle voler le centre du monde…

Si l'humanité agissait vraiment d'après sa raison, c'est-à-dire d'après ce qu'elle "pense" et "sait", elle aurait péri depuis longtemps.

Au terme de toute sa connaissance, que connaîtra l'humanité? Ses organes!

L'humanité n'a pas plus de buts que n'en avaient les sauriens, mais elle a une évolution: c'est-à-dire que son terme n'a pas plus d'importance que son parcours!

Toute notre prétendue conscience n'est que le commentaire plus ou moins fantaisiste d'un texte inconnu, peut-être inconnaissable et seulement ressenti?


Rigoureuse nécessité des actions humaines... Défaut absolu de liberté... Irresponsabilité de la volonté... Nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres et non point nous rendre libres.

Cependant, vous voulez être responsables de tout! Sauf de vos rêves! Quelle lamentable faiblesse, quelle absence de courage logique!

"J'ignore tout de ce que je fais! J'ignore tout de ce que je dois faire!" - Tu as raison, mais n'en doute pas: tu es fait! A chaque instant! De tout temps l'humanité a confondu l'actif et le passif, c'est son énorme bourde grammaticale.

En vérité nous ne savons jamais tout à fait ce que nous faisons. Toute les actions sont essentiellement inconnues.

Or, étant donné que toute métaphysique s'est principalement occupée de substances et de la liberté de la volonté, on peut la désigner comme la science qui traite les erreurs fondamentales de l'homme, mais cela comme si c'étaient des vérités fondamentales.

Des fantômes comme la dignité de l’homme, la dignité du travail , sont les misérables produits de l’esclavage qui ne s’avoue pas à lui-même.


Laissez donc à ceux-là leurs façons de voir et leurs illusion par lesquelles ils justifient et se dissimulent à eux-mêmes leur travail d'esclaves, ne luttez point contre des opinions qui constituent une rémission pour des esclaves.

Vous ne connaissez ces choses qu'à l'état de pensées, mais vos pensées ne sont pas pour vous des expériences vécues, elles ne sont que l'écho de celles des autres…


... Devant les pensées d'aucun penseur je n'éprouve autant de plaisir que devant les miennes: cela, certes, ne prouve rien quant à leur valeur, mais je devrais être fou pour rejeter les fruits les plus savoureux pour moi, sous prétexte qu'ils poussent sur mon arbre!

A aucun moment non plus, la pensée ne m'est venue que quelque chose écrit par moi serait mort au bout de quelques années. Sans avoir jamais ambitionner la gloire, jamais non plus le doute ne m'est venu que mes écrits ne dussent vivre plus longtemps que moi. Et s'il m'est arrivé de songer à des lecteurs, ce ne fut jamais qu'à quelques cas isolés, dispersés au long des siècles.


DEUXIEME PARTIE.


Début Août 1881 à Sils - Maria, 6000 pieds au-dessus de l'homme et du temps. Ce jour-là, j'allais à travers bois, le long du lac de Silvaplana; je fis une halte près d'un énorme bloc de rocher dressé comme une pyramide, non loin de Surlei. C'est alors que me vint cette pensée...


... Cette pensée contient davantage que toutes les religions qui méprisent cette vie-ci en tant que fugitive et qui nous ont appris à élever nos regards vers une incertaine "autre vie". Notre univers entier est la cendre d'innombrables êtres vivants; et si minime que soit la part de la vie dans l'univers, toute chose a déjà passé par l'état vivant, et ainsi de suite. Il faut admettre une durée éternelle, donc une éternelle métamorphose de la matière… Imprimons à notre vie l'image de l'éternité !…


Homme! Ta vie toute entière sera de nouveau et toujours tel un sablier, et toujours et de nouveau s'écoulera... Et alors tu te verras retrouvant chaque douleur et chaque plaisir, chaque ami et chaque ennemi, chaque espérance et chaque erreur, chaque brin d'herbe et chaque rayon de soleil, l'entier enchaînement de toutes choses.

Cette doctrine est douce à l'égard de ceux qui se refusent à la croire, elle n'a pas point d'enfer ni ne profère de menaces. Qui ne la croit, n'a qu'une vie fugitive dans sa conscience.

Gardons-nous de l'enseigner comme une soudaine religion! C'est le moyen le plus puissant de nous l'incorporer à nous-mêmes. Il faut qu'elle s'infiltre lentement, il faut que des générations entières y ajoutent du leur et en soient fécondées - afin qu'elles deviennent un grand arbre qui apporte de l'ombre à toute l'humanité à venir.

Gardons-nous d'attribuer une aspiration, un but quelconques à ce cours circulaire!

Gardons-nous de déclarer qu'il y a des lois dans la nature. Il n'y a que des nécessités: là nul ne commande, nul n'obéit, nul ne transgresse. Dès lors que nous savons qu'il n'y a point de but, nous savons qu'il n'y a point de hasard.


Gardons-nous de dire que la mort serait opposée à la vie.

Hélas! Nous nommons "mort" ce qui est sans mouvement! Comme s'il pouvait y avoir quelque chose qui fut dépourvu de mouvement! Ce qui vit n'est point l'opposé de ce qui est mort, mais un cas spécial.

Il n'y a pas eu d'abord un chaos, puis peu à peu un mouvement plus harmonieux et finalement un mouvement régulier et circulaire de toutes les formes: tout cela au contraire est éternel, soustrait au devenir. Tout n'est-il pas, en effet, beaucoup trop complexe pour être né d'une seule origine? Et les nombreuses lois chimiques, les espèces et les formes organiques se peuvent-elles expliquer à partir d'une seule origine? Ou de deux?


Rendre le monde calculable, exprimer en formules tout ce qui s'y passe, est-ce vraiment le concevoir?

La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toutes convictions? Reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eut déjà conviction. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est pas de science sans présupposition.

Il résulte des lois hiérarchiques que des savants, pour autant qu'ils n'appartiennent qu'à la classe intellectuelle moyenne, ne doivent du tout être admis à voir les grands problèmes... ni leur courage ni leur regard ne sauraient y suffire... Une "interprétation" qui n'admet autre chose que compter, calculer, peser, voir et saisir, voilà qui n'est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l'aliénation, du crétinisme.


Pour rendre possible le plus infime degré de connaissance, il a fallu que naquît un monde irréel et erroné: des êtres qui croyaient à du durable, à des individus, etc. Il a fallu que d'abord naquît un monde imaginaire qui fut le contraire de l'éternel écoulement; on a pu ensuite, sur ce "fondement", bâtir quelques connaissances.

Mais en fin de compte nous ne faisons rien de plus avec la connaissance que ne le fait l'araignée, filant sa toile, chassant et suçant sa proie.


Est-ce bien la "vérité" qui est peu à peu établie par la science? N'est-ce pas plutôt l'homme qui s'établit?

La complète irresponsabilité de l'homme à l'égard de ses actions et de son être est sans aucun doute la goutte la plus amère que doive avaler le chercheur, lorsqu'il a été habitué à voir les lettres de noblesse de son humanité dans la responsabilité et le devoir .Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont, de ce fait, devenus sans valeur et faux.

C'est donc dans l'affaiblissement de notre "croyance" à l'absolue responsabilité de la personne, et de notre croyance à la culpabilité individuelle, que consiste le "progrès qui nous éloigne de la barbarie".

La nature est mauvaise, dit le christianisme. Le christianisme ne devrait-il pas être, par conséquent, une chose contre nature? Sinon il serait, de son propre aveu mauvais… Ne pas attendre de lointaines, d'inconnues béatitudes, "bénédictions et grâces", mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre ainsi pour l'éternité! Notre tâche nous réclame à chaque instant.

Tout homme a son bon jour où il trouve son "moi" supérieur; et la véritable humanité veut qu'on n’apprécie chacun que d'après cet état et non d'après les jours ouvrables de dépendance et de servilité.


La résolution chrétienne de considérer le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais… Si nous ne faisons de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-même, nous aurons à payer pour cette perte.


Ma philosophie - tirer l'homme hors de l'apparence quelque soit le risque! Aucune crainte non plus de voir se ruiner la vie!

Propager de toutes les manières l'amour de la vie, de la vie de chacun! ... Voilà notre guerre à mort! Je ne veux qu'une égalité: celle que nous donnent le suprême danger et la fumée de la poudre. Là nous avons tous le même rang! Là nous avons tous de quoi nous réjouir ensemble!


Mais, qu'aimes-tu donc chez les autres? Mes espérances.


Parfois le misérable lui-même parle avec sincérité; il faut alors écouter sa voix et descendre dans son marécage. Et moi aussi je me suis jadis assis parmi les roseaux et j'ai écouté les misérables confessions de la grenouille.


TROISIEME PARTIE(ZARA)


L'idée de faire cours à Liepzig était dictée par le désespoir... Mais ce projet est écarté à présent. L'actuel recteur de l'université m'a éclairci les idées à ce propos en m'expliquant que ma demande serait refusée (comme par toutes les autres universités d'Allemagne), la faculté ne se risquant pas à me recommander auprès du ministère en raison de ma position à l'égard du christianisme et de mes idées sur Dieu. Bravo! Cet événement m'a redonné courage…


Vous croyez , comme vous dites, à la nécessité de la religion?

Soyez honnêtes! Vous ne croyez qu'à la nécessité de la police.


Je vous en conjure mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espérances supraterrestres! Ce sont des empoisonneurs qu'ils le sachent ou non. Ils méprisent la vie, ce sont des mourants.

Osez d'abord croire en vous-mêmes- en vous-mêmes et en vos entrailles.

L'esprit est la vie qui taille elle-même au vif de la vie; son propre savoir s'accroît de sa propre souffrance. Le saviez-vous, cela?

Et le bonheur de l'esprit, c'est ceci: être oint et consacré à force de larmes comme bêtes désignées pour le sacrifice. Le saviez-vous, cela?

Ah! Vous, les hommes, je trouve qu'une image dort dans la pierre, l'image de mes images!... Or, voici que mon marteau frappe cruellement aux murs de sa prison. Des éclats de pierre s'envolent: que m'importe? Je veux achever l'image: car une ombre est venue jusqu'à moi. Ce qu'il y a de plus léger et de plus silencieux m'a un jour visité! La beauté du surhumain est venue à moi comme une ombre. Ah! Mes frères! Que peuvent bien m'importer encore les Dieux!

Et ma grande idée exige que je vive pour l'avenir de l'humanité.

Une fois encore je veux aller auprès des hommes: je veux décliner parmi eux, en mourant, je veux leur offrir le plus riche de mes dons!



Et ce n'est pas dans leur terre promise que je veux suivre l'esprit qu'ils appellent saint: en tête de ses croisées, j'ai toujours vu des oies et des chèvres.

Je ris de votre volonté libre, mais aussi de votre volonté serve.

Votre « humanité » vous pousse à la mansuétude face au crime et à la bêtise. A la longue vous porterez ainsi à la victoire la bêtise et ceux qui ne réfléchissent pas.

Tel que vous êtes, vous n'êtes supportables que sous forme de ruine... votre malheur et vos avatars justifient votre existence.

Vous parlez à tort d'événements et de hasards! Jamais il ne vous arrivera rien d'autre que vous-mêmes!

Créer un être supérieur à ce que nous sommes, voilà notre être. Créer par delà nous-mêmes!

Vous devez dépasser l'homme et vous devez savoir quand vous l'aurez dépassé: je vous enseigne la guerre et la victoire.


Derrière tes pensées et ses sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu - il s'appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps...

Le Soi dit au Moi:" Souffre maintenant." Et il souffre et réfléchit pour savoir comment il pourrait ne plus souffrir - et c'est à cette fin, justement, qu'il doit penser.

Le Soi dit au Moi:" Eprouve du plaisir maintenant." Et il se réjouit et réfléchit pour savoir comment il pourrait encore souvent se réjouir - et c'est à cette fin, justement, qu'il doit penser.

Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit:" Je suis corps de part en part, et rien hors cela; et l'âme, ce n'est qu'un mot pour quelque chose qui appartient au corps…


Je suis l'éveillé: et vous- à peine êtes-vous nés que déjà vous commencez à mourir. J'arrive tel un vent puissant; et voici le conseil que je donne à ceux qui me méprisent: gardez-vous de cracher - contre le vent. Vous ne voyez que mes étincelles: mais vous ne voyez pas l'enclume que je suis, vous ne devinez pas la cruauté de mon marteau…


Ma chambre est glaciale… Ciel! Qui sait ce que j'ai en moi et quelles forces il me faut pour me supporter moi-même! Je ne sais comment j'en suis, moi justement, arrivé à cela - mais il est possible que j'aie eu, pour la première fois, l'idée qui partagera l'histoire de l'humanité en deux périodes. Ce Zarathoustra n'est qu'un avant propos, un premier écho.

On me dira que je parle de choses dont je n'ai pas l'expérience, que j'ai seulement rêvées. A quoi je pourrai répondre que c'est une belle chose que de rêver ainsi.


Ecoute-moi aussi avec tes yeux ; ma voix est un moyen de guérison pour des aveugles-nés. Et seras-tu éveillé, alors tu le restera éternellement. Ce n’est pas dans ma manière de tirer des arrières-grand-mères du sommeil pour leur dire de continuer à dormir ! Moi, Zarathoustra, le défenseur de la vie, l’intercesseur de la souffrance, l’intercesseur du cercle, c’est toi que j’appelle ma pensée d’abîme extrême !


J'enseigne donc et ne m'en lasse pas: l'homme est quelque chose qui doit être dépassé: car je vois, je sais qu'il peut être dépassé - je l'ai vu, le surhumain.

J’ai appris cela du soleil, quand il descend, lui qui déborde de richesse, alors qu’il déverse l’or dans la mer à profusion, inépuisable – de sorte que le pêcheur le plus pauvre même rame avec une rame d’or. Voilà ce que je vis un jour et je ne me lassais pas de verser des larmes tout en regardant.

Et je reviens avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent, non pas à une vie nouvelle ou à une vie semblable : je reviens éternellement à cette même vie identique, dans ce qu’il y a de plus grand et dans ce qu’il y a de plus petit, pour que j’enseigne de nouveau l’éternel retour de toute chose, afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et de l’homme, pour annoncer à nouveau aux hommes le surhumain.

Immortel est l'instant où je créai le retour. C'est pour cet instant que je supporte le retour… Je vous enseigne la délivrance du fleuve éternel…


439:… Je cherche et appelle des hommes auxquels je dois communiquer cette pensée (l'éternel retour de l'identique), des hommes qui ne périssent pas.

Mais comment est-il possible de communiquer ce que l'on est? Comment être écouté? Quand sortirai-je de ma grotte pour l'air libre? Je suis le plus dissimulé de tous ceux qui se dissimulent.

Je ne fuis pas la proximité des hommes: c'est précisément l'éloignement, l'éternel éloignement d'homme à homme qui me pousse à la solitude.

Oui, péniblement chargé, je me hâtais vers mon désert : or c’est là seulement que j’ai rencontré ce qui m’était le plus pénible.

J’ai vécu sur la marche la plus étroite de la vie. Des souffrances comme les miennes sont celles de l’ ‘enseveli’.

Et c ’est ainsi que je veux vivre, éclairé par les vertus d’un monde qui n’est pas encore.

De fait, sans les buts que mon travail inflexiblement m’assigne, je ne serai plus en vie. Mon sauveur en ce sens a pour nom Zarathoustra, mon fils Zarathoustra.

Hélas! Ma mélancolie! Et si je parviens encore à sourire, les anges fondront en larmes en voyant ce sourire…


QUATRIEME PARTIE.


26 Août 1884. Eté à Sils-Maria le soir chez Nietzsche. Son aspect pitoyable. Le 27. Grandiose impression de son esprit libre, des images qu'il emploie.

Neige et vent d'hiver. Il est pris de maux de tête - le soir, le spectacle de sa souffrance. Le 28, il n'a pas dormi, mais il est frais comme un adolescent. Nous avons fait ensemble une promenade qui a duré huit heures en parlant constamment des grandes choses de la vie, de l'histoire, de l'éternité. Le soir, il avait encore l'air frais et les yeux brillants, comme j'ai toujours aimé me le représenter…


Je suis enfoncé dans mes problèmes; ma conception selon laquelle le monde du bien et du mal n'est qu'un monde apparent, qu'une perspective, représente une telle innovation qu'il m'arrive d'en être comme assommé...Il faudrait quelqu'un qui vive, comme on dit, à ma place... Les soirs où je suis tout seul dans ma petite chambre basse et étroite sont de durs morceaux à mastiquer.

Chaque effort que j'ai fait pour m'accommoder dans le temps présent, pour m'accommoder du temps présent, chaque tentative faite pour me rapprocher des hommes et des idéaux d'aujourd'hui a jusqu'ici échoué; et j'ai admiré la sagesse cachée de ma nature qui, à chaque tentative de ce genre, me rappelle aussitôt à moi-même par la maladie et la douleur.

Quel étrange destin d'avoir 40 ans et de promener encore avec soi toutes les choses les plus essentielles qu'on possède (théoriques et pratiques) comme des secrets!

Pour beaucoup de choses pensées par moi je n’ai trouvé personne de mûr ; et Zarathoustra est la preuve que quelqu’un peut parler avec la plus grande netteté sans être entendu par personne.

Qui sait combien de générations il faudra pour produire enfin quelques hommes qui puissent ressentir à sa vraie profondeur ce que j’ai fait ! Et même alors je frémis en pensant à tous ceux qui sans en avoir le droit ni aucunement la compétence se réclameront de mon autorité.

Avoir sans cesse à entendre l’avis des petits et des pauvres d’esprit, c’est un véritable martyre pour celui qui a connu avec tremblement que la destinée de l’humanité dépend de sa capacité d’atteindre à un type supérieur.


J’espère toujours me rapprocher progressivement des natures supérieures, mais c’est à peine si je sais où elles sont et si elles existent.

En effet, le nombre de ratés est bouleversant, et plus encore leur contentement et leur assurance… Mais je n'ai malgré tout encore trouvé aucune raison d'être découragé… On n’a pas de temps à me consacrer ? Bien, j’attendrai.

Le sage est saisi d'effroi quand il découvre combien peu la vérité importe à la grande majorité de ceux qui se considèrent comme des hommes bons - et il prendra la résolution d'exercer son plus profond mépris à l'endroit de toute cette clique qui se réclame de la morale et de la vertu. Il préfèrera encore les mauvais.

Je suis aujourd'hui, très probablement, l'homme le plus indépendant en Europe. Mes buts et mes tâches sont plus vastes que ceux de n'importe qui d'autre.

Ma philosophie apporte la pensée triomphante qui détruira finalement toute autre façon de voir.

Chercher le bonheur? J'en suis bien incapable. Rendre heureux? Mais il y a pour moi tant de choses plus importantes.

Ma tâche est immense; mais ma résolution ne l'est pas moins. Ce que je veux, mon fils Zarathoustra, il est vrai, ne vous le dira pas mais il vous le donnera à deviner; peut-être est-ce devinable? Et une chose est certaine: je veux pousser l'humanité à prendre des décisions qui engagent tout son avenir, et il pourrait bien arriver que pendant des millénaires les plus hauts serments de l'homme se fassent par mon nom.


Il serait en soi possible que la vie eût besoin, pour subsister, non de vérités foncières, mais d'erreurs foncières. Par exemple, on pourrait imaginer une existence dans laquelle la connaissance elle-même serait impossible parce qu'il y a tout simplement antinomie entre la fluidité absolue des choses et la connaissance.

La connaissance est par essence quelque chose qui procède de la mise en place, de la création verbale, de la falsification.

La facilité, la sécurité, la crainte, la paresse, la lâcheté, voilà les forces qui voudraient ôter à la vie son caractère dangereux et tout "organiser"; tartuferie de la science économique... Il va sans dire que notre position dans le monde de la connaissance est assez incertaine.


Tout l'appareil de la connaissance est un appareil d'abstraction et de simplification, organisé non pour la connaissance, mais pour la maîtrise des choses...

La "science" est l'essai de créer pour tous les phénomènes un langage de signes communs, afin de rendre plus facile la calculabilité de la nature et par conséquent, sa domination. Mais, nous devons l’admettre, ce langage de signes qui rassemble toutes les « lois » observées n’explique rien.

Espace? Une abstraction: en soi il n'y a pas d'espace, plus exactement, il n'y a pas d'espace vide. De la croyance à"l'espace vide" sont nées tellement de sottises !

Objet et sujet ? Opposition fautive ! Aucun point de départ pour la pensée ! Nous- nous laissons égarer par le langage….La logique? Déraison et hasard…Cause et effet? Non plus, mais création continue… Le problème de la liberté et de la non liberté de la volonté? Tout juste bon pour les vestibules de la philosophie- pour moi, il n'y a pas de volonté.


Nous l’avons dit, la nature d'une action est inconnaissable: ce que nous appelons "ses motifs" ne meut rien: c'est une illusion que de prendre le consécutif pour un rapport de cause.

Mais cela a toujours fait partie de la vanité de l'homme de croire qu'il sait pourquoi il fait quelque chose…


CINQUIEME PARTIE.


Nous, philosophes de l'au-delà - de l'au-delà du bien et du mal, s'il vous plaît! - qui sommes en réalité des interprètes et des augures plein d'astuces- nous à qui il a été donné d'être placés, en spectateurs des choses européennes, devant un texte mystérieux et "non encore déchiffré", dont le sens se révèle à nous de plus en plus: qu'il nous est difficile de nous taire et de serrer les lèvres, alors que se pressent en nous des vérités de plus en plus nombreuses et étranges qui s'amoncellent et réclament la lumière, l'air, la liberté, la parole!…


Il y a une ingénuité de l'homme de science qui confine à la stupidité: il ne soupçonne nullement combien son métier est dangereux; il croit au fond de son coeur que sa véritable cause est "l'amour de la vérité" et "le bien, le beau et le vrai". Je ne veux pas dire "dangereux" eu égard à ses effets dissolvants, mais en fonction du poids énorme de responsabilité qu'on sent peser sur soi quand on commence à remarquer que toutes les évaluations selon lesquelles vivent les hommes, condamnent à la longue les hommes à leur perte…


J'ai découvert que Dieu est la pensée la plus destructrice et la plus hostile à la vie et que c'est seulement à cause de la monstrueuse obscurité de ces chers métaphysiciens et hommes pieux de tous les temps que la connaissance de cette "vérité" s'est faite attendre si longtemps.

Privés de femmes, mal nourris et contemplant leur nombril: c'est ainsi qu'ils se sont découvert le plaisir de Dieu.


Ce que les esprits dépourvus de clarté, mal instruits et non philosophiques ont de plus pénibles, ce n'est pas même leur manque de rigueur et la démarche fragile et vacillante de leur logique. C'est la fragilité des concepts eux-même et des mots correspondants dont ils font usage: ces hommes n'ont en tête que d'informes et fluides barbouillis de concepts.

Nous savons qu’un concept est une invention qui ne correspond à rien tout à fait, mais à beaucoup un peu. La question est de savoir dans quelle mesure un concept favorise la vie, conserve la vie et le type.

Le préjugé fondamental est que l'ordre, la clarté, tout ce qui est systématique soit nécessairement inhérent à l'essence vraie des choses; et qu'à l'inverse, ce qui est désordonné, chaotique, imprévisible, n'apparaisse qu'au sein d'un monde de fausseté ou reconnu comme inachevé - bref, soit une erreur - ce qui témoigne d'un préjugé moral, dérivé de cette réalité que l'homme digne de confiance et attaché à la vérité est un homme de principe, en somme quelqu'un qui s'efforce d'être prévisible et de pédant. Or, on ne saurait jamais démontrer que l'essence des choses obéisse à cette recette pour fonctionnaire modèle.

Sachons que toute morale est une habitude de glorification de soi, grâce à laquelle une espèce d'hommes est satisfaite de son type et de sa vie: elle écarte par là l'influence d'hommes d'un autre type, de façon à sentir ces hommes comme "inférieurs".

De plus, le sentiment d'importance absolue, d'égoïsme aveugle qui accompagne toute morale exige qu'il ne puisse y avoir plusieurs morales; la morale ne souffre aucune comparaison, aucune critique non plus: mais une foi absolue en elle. Elle est donc par essence antiscientifique.

Une hypothèse irréfutable, est- ce une raison pour qu'elle soit vraie? Cette proposition révolte peut-être les logiciens qui donnent pour limites aux 'choses" leurs "propres limites"; mais voici longtemps que j'ai déclaré la guerre à cet optimisme des logiciens.


Nous- nous sommes désormais interdit les divagations qui ont trait à l’ « âme », à la « personnalité » ; de pareilles hypothèses compliquent le problème, c’est bien clair. Et même ces êtres vivants microscopiques qui constituent notre corps ne sont pas pour nous des atomes spirituels, mais des êtres qui croissent, luttent, s’augmentent ou dépérissent : si bien que leur nombre change perpétuellement et que notre vie, comme toute vie, est en même temps une mort perpétuelle. Il y a donc dans l’homme autant de « consciences » qu’il y a d’êtres qui constituent son corps.

Les formules mathématiques ne sont que des fictions régulatrices destinées à simplifier les faits réels, à les accommoder à notre mesure – à notre sottise – pour des fins d’utilité pratique.

De même, si la mécanique n’est qu’une logique, il en résulte pour elle ce qui vaut pour toute espèce de logique : elle est une sorte d’épine dorsale à l’usage des vertébrés, mais rien de vrai en soi.

En réalité, il n’y a pas d’état de fait, tout est fluide, insaisissable, fuyant ; le plus durable, ce sont encore nos opinions.

Par conséquent, dire qu’il y ait une évolution de l’humanité dans son ensemble est absurde : ce n’est même pas à souhaiter…

Avoir soif d’âmes grandes et profondes – et ne rencontrer que l’animal grégaire !..

Mais plutôt être seul sur sa hauteur comme une forteresse noire et à moitié en ruine, méditatif et suffisamment tranquille, au point que même les oiseaux s'effraient de ce silence.

En fin de compte, tous ceux qui avaient en quelque manière la compagnie d’un « Dieu » n’avaient à endurer rien de ce que je connais comme étant la « solitude ».

Bientôt je serai trop aveugle pour être à même de lire et d'écrire; chaque jour j'ai tant d'idées que les professeurs allemands en pourraient faire deux forts volumes. Mais je ne trouve personne qui assumerait pareille tâche, car, parmi ces idées, trop sont interdites et font mal. Pourtant, la postérité dira de lui: "Depuis lors il n'a cessé de s'élever de plus en plus haut". Mais ils n'entendent rien à ce martyre

ascensionnel: c'est poussé, pressé, contraint, traqué par la torture que le grand homme parvient à la cime de lui-même.


SIXIEME PARTIE.


(Juin 1886) ... Une atmosphère indescriptible d'étrangeté l'entourait, quelque chose qui me mit alors totalement mal à l'aise. Il y avait en lui quelque chose qui m'était jusqu'ici inconnu, et beaucoup de ce qui le caractérisait autrefois avait disparu. Comme s'il venait d'un pays où personne n'habite...



Après un tel cri jailli du plus profond de l'âme, ne pas entendre un mot de réponse, c'est une expérience terrible qui peut anéantir l'homme le plus coriace: cela m'a dégagé de tous mes liens avec des hommes vivants.

Si je pouvais vous donner une idée de mon sentiment de solitude! Ni chez les vivants, ni chez les morts, je n'ai personne dont je me sente proche. C'est indescriptiblement terrifiant; et seul l'entraînement à supporter ce sentiment et le caractère progressif de son évolution depuis la petite enfance me permet de comprendre qu'il ne m'ait pas encore anéanti. - D'ailleurs, la tâche pour laquelle je vis m'apparaît clairement - comme un fait d'une indescriptible tristesse, mais transfiguré par la conscience que j'ai de la grandeur qu'il recèle, si jamais grandeur a habité la tâche d'un mortel.

Mes écrits sont complètement enterrés et indéterrables dans ce repaire d'antisémites (c'est-à-dire chez Schmeitzner) ... Ma littérature n'existe plus - sur ce verdict, j'ai dit adieu à l'Allemagne, pas même désespéré!


C'est désormais une question d'honneur pour mes amis de défendre mon nom, ma réputation, et ma sécurité matérielle et de m'édifier un fort où je sois à l'abri de la méconnaissance grossière: moi-même, je ne bougerai plus le petit doigt pour cela.

Quel genre d'hommes peut-il se sentir mal à l'aise à la lecture de mes écrits? A l'exception, comme il se doit, de ceux qui ne comprennent pas du tout (comme les porcs érudits et les oies citadines, ou les curés, ou les "jeunes allemands", ou tout ce qui boit de la bière et pue la politique). Il est vrai qu’il faut de la grandeur d’âme pour ne serait-ce que supporter mes écrits. J’ai la chance d’irriter contre moi tout ce qui est faible et vertueux.


Nous, les sans-patrie- certes! Mais nous voulons exploiter à fond les avantages de notre situation et, loin d'être anéantis par elle, profiter du grand air et du puissant

jaillissement de la lumière.


Se soustraire aux honneurs médiocres, se méfier de quiconque est prompt à nous louer; car celui qui loue croit comprendre ce qu'il loue; or comprendre... c'est égaler... Douter profondément que les coeurs puissent communiquer; notre solitude ne résulte pas d'un choix, elle est un fait.

Récemment, un certain Théodore Fritsch, de Liepzig, m'a écrit. Il n'y a vraiment pas en Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Je lui ai administré un sérieux coup de pied épistolaire. Cette canaille ose avoir à la bouche le nom de Zarathoustra. Dégoût! Dégoût! Dégoût!


Celui qui a plongé son regard au fond de l'univers devine très bien quelle profonde sagesse il y a dans le fait que les hommes sont superficiels. C'est leur instinct de conservation qui leur enseigne à être fugace, légers et faux.

Savoir que la seule force d'une croyance ne garantit absolument rien quant à sa vérité, qu'elle est même capable de transformer lentement, lentement, la cause la plus raisonnable en une épaisse sottise, c'est la véritable conquête de notre sagesse d'Européens; c'est cette pensée et nulle autre qui nous a rendus expérimentés, bronzés, malins, sages, non sans dommages nombreux, semble-t-il.


Esprits impatients et enflammés, nous autres qui ne croyons qu’aux vérités que l’on devine : toute volonté de preuve nous rend réfractaires. Nous fuyons à l’aspect du savant et de son allure, rampant de conclusion en conclusion.

Sur la table de notre conscience apparaît une succession de pensées, comme si une pensée était la cause de la suivante. En fait , nous ne voyons pas ce qui se déroule sous la table. Ce sont nos besoins qui interprètent le monde, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu'il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts. Tous nos mobiles conscients sont des phénomènes de surface : derrière eux se déroule le combat de nos instincts et de nos états, le combat pour la puissance !


Parvenir à une hauteur de contemplation, à une vue à vol d’oiseau, où l’on comprenne que tout va vraiment comme tout devrait aller ; que les imperfections de tout ordre et la souffrance qu’elles nous causent font partie de la plus haute réalité désirable.

Pensons cette pensée sous sa plus terrible forme: l'existence; telle qu'elle est, privée de sens et de but inéluctablement, sans final dans le néant: "l'éternel retour"... C'est la plus scientifique de toutes les hypothèses possibles. Nous nions les buts derniers: Si l'existence en avait un, il devrait être atteint depuis bien longtemps.


Mes tractations avec les éditeurs ont toutes échouées jusqu’ici, dans des circonstances qui ne manquent pas d’intérêt ; Heinze va faire une dernière tentative, mais… tous ces messieurs voudraient bien, mais ils ne peuvent pas. (l’opinion publique pour conscience !).


SEPTIEME PARTIE.


Au commencement de l'Ancien Testament se trouve l'histoire fameuse de l'angoisse de Dieu. L'homme est représenté comme faux pas de Dieu, l'animal également; l'homme qui connaît, en tant que le rival de Dieu, en tant que suprême danger de Dieu; le travail, la nécessité, la mort en tant que "légitime défense" de Dieu, pour maintenir l'homme dans l'abaissement... La vie réelle est représentée en tant qu'une légitime défense de Dieu, un état contre nature... Et c'est à un tel Dieu que l'on a cru!

 Il est immoral de croire en Dieu ! Dans toute l’histoire de l’esprit, il n’existe pas d’imposture plus insolente ni plus barbare que le christianisme. Je considère le christianisme comme le plus funeste mensonge de la séduction qui se soit produit jusqu’alors, comme le grand mensonge impie. Je contrains à la guerre contre lui.

Dans le Nouveau Testament, et spécialement dans les évangiles, je n’entends parler absolument rien de « divin » : bien plutôt une forme indirecte de la rage de calomnie et de destruction la plus sournoise- une des formes les plus malhonnêtes de la haine. Les prêtres, de tout temps, ont prétexté qu’ils voulaient « améliorer » l’homme ! Mais nous ririons, nous autres, si un dompteur voulait parler de ses animaux « améliorés ». Le plus souvent, le domptage du fauve s’obtient par un dommage fait au fauve : l’homme moral non plus n’est pas un homme meilleur, mais un homme débilité. Mais il est moins nuisible !


Voici l'antinomie: pour autant que nous croyons à la morale, nous condamnons l'existence.

Somme toute : la morale est aussi immorale que n’importe quelle autre chose sur terre : la moralité même est une forme d’immoralité. Aux vues de la morale , le monde est faux. Mais dans la mesure où la morale fait partie de ce monde, la morale est fausse…Finalement, comment faire? Il n'y a plus d'autres moyens de remettre la philosophie en honneur: il faut commencer par pendre les moralistes.

Je me méfie de tous les systématiques et je les évite . La volonté de système est, pour un penseur tout au moins, quelque chose qui compromet, une forme

d'immoralité…L’état – ou l’ « immoralité » organisée : à l’intérieur, la police, le droit pénal, les classes, le commerce, la famille ; à l’extérieur, la volonté de puissance, la volonté de guerre, de conquête, de vengeance.

L'apparence hypocrite dont sont badigeonnées toutes les institutions bourgeoises comme si elles étaient les produits de la moralité... par exemple le mariage; le travail; la profession; la patrie; la famille; l'ordre; le droit. Mais comme elles sont fondées sur l'espèce d'hommes la plus médiocre, pour se protéger contre les exceptions et les besoins exceptionnels, il faut trouver équitable qu'il y ait tant de recours au mensonge.

Nous l’avons vu, sur tous les points où une civilisation « suppose » le mal, elle exprime une relation de crainte, donc une faiblesse… Plus un homme est médiocre, faible, servile et lâche, plus il croit au mal. Un Don Juan est expédié en enfer : c’est bien naïf !…Mais a-t-on remarqué que tous les hommes intéressants manquent au ciel ?…Oh ! Que ne met-on gentiment les valeurs humaines à la seule place à laquelle elles aient droit: dans un coin à l'écart.

Nous le savons bien, nos convictions les plus sacrées, notre immuabilité eu égard aux suprêmes valeurs ne sont que les « jugements » de nos muscles…


On le voit, ce que je combats, c’est l’optimisme économique, l’idée que le dommage croissant de tous devrait augmenter le profit de tous. C’est le contraire qui me paraît le cas : les frais de tous se totalisent en une perte globale ; l’humanité décline au point que l’on ne sait plus à quoi a servi cette évolution gigantesque. Un but – un nouveau but – voilà de quoi l’humanité a besoin ! 


Entre nous soit dit, l’entreprise où je me suis engagé a quelque chose de monstrueux et d’insolite et je ne puis en vouloir à ceux qui pourraient être tentés de se demander si je suis encore en mon bon sens. Les crises intérieures se sont succédées avec une violence effroyable, tout au long de ces dernières années ; et maintenant que je dois passer à une forme nouvelle et supérieure, j’ai besoin avant tout d’une étrangeté nouvelle, d’une dépersonnalisation encore supérieure… J’ai quel âge déjà au fait ? Je ne sais pas ; pas plus que de combien je vais rajeunir encore…


HUITIEME PARTIE.


On s'en tire à présent avec des mots, " excentrique", "pathologique", "psychiatrique". On ne se prive pas de me vilipender et de me calomnier. Dans les revues, savantes ou non, le ton est ouvertement hostile. Mais d'où vient que jamais personne ne proteste là contre? Que jamais personne ne se sente blessé lorsque je suis outragé? Et pendant des années durant, aucun réconfort, pas une goutte d'humanité, pas un souffle d'amour...

... Imaginons un cas extrême: qu'il y ait quelque chose qui soit haï et condamné plus que tout - et que cela soit justement mué en or: tel est mon cas.

Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d'y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante- mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière! Comme on y respire librement! Combien de choses on y sent au-dessous de soi!… Pourtant, il n'en est pas moins vrai que depuis des années, je ressens presque chaque lettre que je reçois comme quelque chose de cynique: il y a plus de cynisme dans la bienveillance à mon égard que dans la haine la plus implacable... Je le dis en pleine face à chacun de mes amis: aucun d'eux n' a jamais jugé qu'il valût la peine d' "étudier" aucune de mes oeuvres: à d'infimes indices, je devine qu'ils ne savent même pas ce qu'elles contiennent. En fait, je crois bien que les hommes posthumes sont plus mal compris, mais mieux entendus que ceux qui vivent avec leur temps. Ou, à strictement parler, ils ne sont jamais compris- et c'est bien de là que vient leur autorité!


Mais je connais le sort qui m'est réservé. Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque chose de prodigieux - à une crise comme il n'y en eut jamais sur terre, à la plus profonde collision de consciences, à un verdict inexorablement rendu contre tout ce qu'on avait jusqu'alors cru, réclamé, sanctifié. Je ne suis pas un être humain, je suis de la dynamite…

Créer des objets sur lesquels le temps se casserait les dents: tendre par la forme et la substance à une petite immortalité- je n'ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi-même. L'aphorisme, la sentence, formes dans lesquelles je suis le premier Allemand qui soit passé maître, sont les formes de l' "éternité" : mon ambition est de dire en dix phrases ce qu'un autre dit en un livre... - ce qu'un autre ne dit pas en un livre... Franchement! Les Allemands ont-ils produit un seul livre qui ait de la profondeur? Ils n'ont même pas la moindre idée de ce qui fait qu'un livre est profond. J'ai connu des savants qui tenaient Kant pour profond.

En terme de physiologie, la "Critique de la raison pure" est déjà la forme latente du crétinisme: et le système de Spinoza une phénoménologie de la consomption.


M'a-t-on compris? Celui qui fait la lumière sur la morale est une force majeure, un destin - il brise l'histoire de l'humanité en deux tronçons. Cela ne doit pas

m'empêcher d'être l'homme le plus gai, le plus Alcyonien, j'en ai même le droit: qui a jamais rendu plus grand service à l'humanité? Je lui apporte la Bonne Nouvelle, la plus joyeuse de toutes... L'idée de Dieu était jusqu'à présent la principale objection contre l'existence... Nous nions Dieu, nous nions en Dieu la responsabilité: c'est en cela, et en cela seulement que nous sauvons le monde!

Et n’allez pas croire, messieurs les théologiens, que nous irions vous donner une occasion de devenir les martyrs de votre mensonge. On réfute une cause en la laissant de côté.


Ce qui, autrefois, était simplement morbide, est devenu maintenant indécent: il est indécent d'être chrétien de nos jours. Et c'est là que commence mon dégoût.. Il suffit d'avoir, en matière de probité, les exigences les plus modestes, pour ne pouvoir ignorer aujourd'hui qu'un théologien, un prêtre, un pape, à chaque phrase qu'il prononce, non seulement se trompe, mais trompe, et qu'il n'est même plus en son pouvoir de mentir par innocence ou par inconscience.

Même le prêtre sait, comme tout le monde, qu'il n'y a plus de "Dieu", plus "de pécheur" plus de "Rédempteur", que "libre arbitre", "ordre moral universel", sont des mensonges.

La notion de "Dieu", inventée comme antithèse de la vie - et en elle, tout ce qui est nuisible, empoisonné, négateur, toute la haine mortelle contre la vie, tout cela ramené à une scandaleuse unité! La notion d' "au-delà", de "monde vrai", inventée à seule fin de déprécier l'unique monde qui existe, de ne plus conserver pour notre réalité terrestre aucun but, aucune tâche! La notion d'"âme", d' "esprit", et pour finir, d' "âme immortelle", inventée à seule fin de mépriser le corps, de le rendre malade - "saint"!... La notion de "péché", inventée en même temps que l'instrument de torture qui la complète, la notion de "libre arbitre", à seule fin d'égarer nos instincts, de faire de la méfiance envers les instincts, une seconde nature!

"Si un membre te fait mal, arrache-le". Par malheur, dans le cas particulier où ce dangereux "ingénu villageois", le fondateur du christianisme, en a recommandé la pratique à ses disciples, dans le cas d'excitabilité sexuelle, il en résulte que non seulement l'homme a un membre de moins, mais que son caractère se trouve émasculé...Il en est de même de cette folie des moralistes qui exige qu'au lieu de dompter les passions, on les extirpe. Leur conclusion, c'est toujours que seul l'homme émasculé est un homme vertueux.


Y a-t-il une aberration plus dangereuse que le mépris du corps? Comme si toute l'intellectualité n'était pas de ce fait condamnée à devenir maladive, condamnée aux vapeurs de l' "idéalisme"!…Le corps humain, dans lequel revit et s’incarne le passé le plus lointain et le plus proche, à travers lequel, au-delà duquel et par-dessus lequel semble couler un immense fleuve inaudible : le corps est une pensée bien plus surprenante que l’âme de naguère !


A l'origine de tout, l'erreur fatale a été de croire que la volonté est quelque chose qui agit - que la volonté est une faculté... Aujourd'hui, nous savons que ce n'est qu'un mot…

Toute la théorie de la volonté, cette falsification la plus fatale de la psychologie jusqu'à présent, fut essentiellement inventée à des fins de vengeance.

Nous n'avons maintenant plus aucune indulgence pour la notion de "libre arbitre"; nous ne savons que trop ce que c'est - le plus suspect des tours de passe-passe des théologiens, aux fins de rendre l'humanité "responsable", au sens où ils

l'entendent, c'est-à- dire de la "rendre plus dépendante des théologiens"... La théorie de la volonté a été essentiellement inventée à des fins de châtiment... Si l'on a conçu les hommes "libres", c'est à seule fin qu'ils puissent être jugés et condamnés, afin qu'ils puissent devenir coupables: par conséquent, il fallait absolument que chaque action fût conçue comme voulue... Que la valeur d'une action dépende de ce qui l'a précédé dans la conscience - comme c'est faux! Et c'est ainsi que l'on a mesuré la moralité, et même la criminalité.

Si une chose arrive de telle ou telle façon et non de telle autre, il n'y a là ni "principe", ni "ordre"; il y a des quantités de forces qui entrent en jeu, et dont la nature est d'exercer leur puissance sur toutes les autres quantités de forces... Toutes les hypothèses du mécanisme, la matière, l'atome, la pesanteur, la pression et le choc ne sont pas des "faits en soi", mais des interprétations qui s'aident de fictions "psychiques".

Il n'y a ni causes ni effets. Il n'y a ni "esprit", ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité: rien que des fictions qui sont inutilisables. L'hypothèse d'un monde créé ne doit pas nous préoccuper un instant. Le concept de "création" est aujourd'hui absolument indéfinissable, inapplicable...

Le monde subsiste; il n'est pas quelque chose qui devient, quelque chose qui passe. Ou plutôt: il devient, il passe, mais il n'a jamais commencé à devenir et ne cessera pas de passer - il se maintient dans ces deux processus... il vit de lui-même: ses excréments sont sa nourriture...

Le principe spinozien de la conservation de soi devrait, à vrai dire, mettre un terme à la modification: mais ce principe est faux, c'est le contraire qui est vrai. Précisément, c'est l'exemple de tout être vivant qui permet de démontrer le plus clairement qu'il fait tout pour, non pas se conserver, mais devenir davantage...


... Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse... Sa tutelle suprême s'avéra si forte qu'en aucun cas je n'ai même pressenti ce qui grandissait en moi - que toutes mes aptitudes ont brusquement surgi un beau jour en pleine maturité, dans toute leur perfection. Je n'ai souvenir d'aucun effort pour y parvenir - on ne saurait déceler dans ma vie aucune trace de lutte - je suis l'opposé d'une nature héroïque. … Tant de choses sont passées près de moi, en ces instants hors du temps qui nous tombent dans la vie comme de la lune, et où l'on ne sait tout simplement plus combien on est déjà vieux et comme on sera encore jeune...


... Depuis plusieurs jours je feuillette ma propre littérature et pour la première fois je me sens à son niveau. Comprenez-vous cela? Tout est très bien venu, mais sans que j'en aie eu la moindre idée - au contraire.

Le souci du lendemain... c'est mon seul secret: je sais aujourd'hui ce qui doit arriver demain.… Inversion de toutes les valeurs, c'est ma formule pour désigner un acte de suprême retour sur soi-même de l'humanité: mon sort est de devoir aller voir au coeur des questions de tous les temps, plus à fond, plus courageusement, plus honnêtement, qu'aucun homme n'a jamais jusqu'ici été tenu de découvrir. Je ne défie pas ceux qui vivent aujourd'hui, je défie plusieurs millénaires… Il m'arrive de regarder ma main en songeant que je tiens le destin de l'humanité entre mes mains. Je la brise en deux tronçons: avant moi, après moi.

Et avec tout cela, il n'y a rien en moi de fanatique: ceux qui me connaissent me tiennent pour un savant très simple, peut-être un peu malicieux, qui sait être de bonne humeur avec tout le monde… Avec un cynisme qui prendra l'allure d'un événement de l'histoire universelle, je me suis raconté moi-même. Le livre s'appelle Ecce Homo, et c'est un "attentat" sans aucun ménagement contre le crucifié; Il finit dans un fracas de tonnerre et de fulminations contre tout ce qui est chrétien ou infecté de christianisme, à vous assourdir et à vous aveugler complètement. Il faut bien le dire. Jésus est tout le contraire d'un génie: il est un idiot.


Je crois sincèrement possible de mettre de l'ordre dans toute cette absurdité européenne par une sorte d'éclat de rire historique, sans avoir besoin de faire couler une seule goutte de sang.

Il est d'une importance capitale que l'on abolisse, une bonne fois pour toutes, le "monde vrai". Il est la grande mise en doute et dévalorisation de ce monde que nous sommes. Il a été jusqu'ici notre attentat le plus dangereux contre la vie.

Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, quelle dose de vérité peut-il risquer? Voilà qui devient pour moi le vrai critère des valeurs. L'erreur est une lâcheté!


Dans ma quarante-cinquième année encore, des savants de l'université me laissent entendre en toute bonhomie que la forme littéraire de mes écrits est la raison pour laquelle on ne me lit pas, et que je devrais m'y prendre autrement.

Les allemands sont trop bêtes et trop vulgaires pour la hauteur de mon esprit et ils se sont toujours déshonorés dans leurs rapports avec moi…Toutefois, à y bien réfléchir, je préfèrerais de beaucoup être professeur à l’université que Dieu; mais je n'ai pas osé pousser si loin mon égoïsme privé que, pour lui, je me dispense de la création du monde. Vous voyez, on doit se sacrifier, quelle que soit le lieu où l'on vit.

Excusez - moi de prendre encore la parole: ce pourrait être la dernière fois. J'ai peu à peu rompu presque toutes mes relations humaines, par dégoût de voir que l'on me prend pour autre chose que ce que je suis. Pourtant, en ce jour de perfection, où tout vient à maturité et où la grappe n’est pas seule à dorer, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie. J’ai regardé derrière moi, j’ai regardé devant moi – jamais je n’ai vu tant de choses, et si bonnes !…Je ne saurais raconter tout ce que j’ai achevé. Tout est achevé !

Mais comme je n'ai pas la moindre prétention et, avec la plus parfaite sérénité, reste égal avec tous, mais arbore le contraire d'un visage renfrogné, je n'ai besoin ni d'un nom, ni d'un titre, ni d'une fortune, pour être toujours et partout le premier.


IL n'y a rien que je veuille autrement - même pas un retour en arrière, il n'y a rien que j'avais le droit de vouloir autrement.

Je suis la solitude faite homme...Mais souffrir de la solitude est un mauvais point - moi, je n'ai jamais souffert que la "multi - tude"... Absurdement tôt, à l'age de sept ans, je savais déjà qu'aucune parole humaine ne m'atteindrait jamais: m'a - t -on vu m'en attrister?

Pour qui a pris sur lui la tâche d'appeler à la grande guerre, à la guerre contre les vertueux, il est quelques expériences qu'il faut acquérir à n'importe quel prix: ce prix pourrait même être le risque de se perdre soi-même. Si l'on est victorieux en cela, on est doublement victorieux. Ce qui ne m'a pas tué m'a toujours rendu plus fort.

Somme toute, (durant ces quinze dernières années) j'ai été en bonne santé.

Je viens de me regarder dans la glace - je n'ai jamais eu cette mine là. D'une humeur exemplaire, bien nourri et de dix ans trop jeune pour mon âge. Mais surtout, depuis que j'ai choisi Turin comme patrie, j'ai beaucoup changé pour ce qui est des honneurs que je me rends à moi-même - je me réjouis par exemple d'avoir un tailleur exceptionnel et je tiens, partout où je vais, à passer pour un étranger plein de distinction. Ce qui m'a d'ailleurs réussi à merveille!...


Problème: l'homme de science est-il encore plus que le philosophe un symptôme de décadence ?


Je me livre à tant de stupides facéties envers moi-même, et j'ai tant d'idées dignes d'un pitre sans public, qu'il m'arrive, en pleine rue, de ricaner pendant une demi-heure, je ne trouve pas d'autre mot... Parfois même, il ne m'est plus possible, durant plusieurs jours, de donner à mon visage une expression sérieuse et posée. Je pense que, dans un tel état, on est mûr pour faire un rédempteur du monde.


Etrange! Je suis dominé à chaque instant par la pensée que mon histoire n'est pas uniquement personnelle, que je fais quelque chose d'utile à beaucoup en vivant, en me façonnant et en me décrivant systématiquement ainsi ! C'est toujours comme si j'étais une pluralité à laquelle j'adresse, avec familiarité et sérieux, des paroles de consolation.


Puisse un ami être mon interprète,

Et lors, s'élevant dans sa propre carrière,

Porter l'image de l'ami dans les hauteurs.


.Je sens sur moi l'haleine de bouches inconnues - la grande fraîcheur approche... Reste fort, ô coeur vaillant ! Ne demande pas pourquoi.


FIN


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