Chère Madame,


Je suis heureux de constater que vous prenez un certain plaisir à lire mes écrits. Sachez que votre sens critique, votre sagacité, me permettent, je l’espère pour le moins, d’affiner ma propre logique. Je ne vous cache pas que cette dernière est pour l’heure embryonnaire et trop encore hésitante, comme vous êtes parfois tentée, je le remarque, de le souligner.

Vous me dites : « ... Vos propos péremptoires concernant l’inexistence en soi de l’espace sont contraires au plus élémentaire bon sens, et démentis tant par nos scientifiques actuels que par l’observation usuelle que nous pouvons en faire... ».

Certes, je ne le nie pas et mesure, par là même, la difficulté que je rencontre à ne pas passer pour un sot doublé d’un fat. Cela étant, je vais tenter de vous éclairer sur les raisons de la singularité de mon approche.

L’espace est dans son sens premier : « Une étendue indéfinie contenant tous les objets, toutes les étendues finies ». Puis, dans son second sens : « Etendue dans laquelle se meuvent les astres ».

En somme là où il n’y a pas de corps il y a l’espace. Du reste, le mouvement du corps se conçoit grâce à l’espace, puisque si un obstacle physique existe dans le champ du mouvement il se produit un heurt. Ainsi, le mouvement du corps, des corps, induit l’existence de l’espace, tel est, du moins, le sens de cette proposition.

Essayons cependant, si vous le voulez bien, d’observer ce qu’il en est de cette certitude, quant au « plein » ou au « non plein » dans diverses situations.

Quiète en votre chambre vous prenez votre tasse de thé, en buvez une gorgée, la reposez et croquez un petit four. Tout semble paisible, immobile, silencieux, et vos mouvements totalement libres. Un rai de soleil vient à se manifester devant vos yeux et, oh ! surprise, un grand nombre de particules de formes et de grandeur diverses, dès lors éclairées, vous apparaissent allant et venant, montant ou descendant, mues par d’invisibles courants, occupant ainsi un espace visuel jusque là non affecté. De même, vous allumez votre poste de radio ou de télévision et, là encore, un révélateur matérialise des formes phonétiques ou visuelles existantes que vous ne pouviez jusqu’à ce moment percevoir. Premier constat envisageable, ces formes, bien qu’occupant votre espace d’une manière assez fournie, n’affectaient en rien votre capacité motrice ou visuelle. Donc seul le rapport singulier établi entre les corps définit l’occupation ou la non occupation de l’espace.

L’élégance de l’oiseau en vol semble également démontrer l’existence réelle d’un espace d’expression qui lui serait propre. Or, supposez la malformation de l’une de ses ailes, ou la perte accidentelle d’un certain nombre de ses plumes, et le voici cloué sans élégance au sol. Second constat possible, son rapport à ce qui constituait son espace se trouve être déterminé par sa propre forme selon qu’elle soit altérée ou non, qu’il soit d’un âge trop précoce ou par trop alourdi par le poids des ans. En outre, au sein d’un espace décrété par nous être « unique », la libellule, le pigeon ou l’aigle royal en feront des lieux d’objets perçus extrêmement dissemblables, quoique parfaitement réels et uniques pour ces derniers, puisque adaptés à la forme et aux sens de chacun d’eux.

La raie manta semble, malgré sa taille et son poids, planer comme un oiseau dans l’espace. Or, ce lieu n’est pas vide d’objets et l’eau, entre autres, peut être considérée comme tel. L’eau est son espace et cette dernière ne constitue aucunement un obstacle à son mouvement, bien au contraire. Il en va de même pour nous, pourrez-vous me rétorquer, qui avons la possibilité de nager. Cependant, le rapport de notre corps à cet élément va se trouver affecté par des paramètres tels que la profondeur, la durée ou la température qui, eux, ne peuvent être définis comme « objets ».

Le parasite du bois tient assurément le bois comme étant son espace et n’entravant en rien ses mouvements. En outre, il identifie probablement ce qui n’est pas le bois et, une fois la distinction opérée, peut en inférer un acte de répulsion ou d’attrait. Placé dans l’eau ou suspendu dans l’air, ce parasite aurait probablement tôt fait de dépérir. Il en va certainement de même de la relation entre le ver de terre et la terre, qui est son espace. Autre exemple, prenons un virus, cela sera peut être plus probant. Son espace de mouvement, de liberté d’action, sera constitué de liquides divers, de membranes et autres cellules. Enfin, dernier cas de figure, les os seront l’espace de mouvement du cancer des os qui saura s’y développer en toute aise. Or, tant un virus qu’une maladie sont des architectures provisoires qui naissent, se développent, déclinent et meurent, cela en relation constante avec ce qui constitue leur espace. En outre, dans ces quelques cas, les espaces d’expression de ces formes diverses, ces matériaux en fait, seront, selon leur densité respective et leur accumulation, considérés par nous, humains, comme des objets pouvant altérer notre espace visuel ou moteur.

Ne peut-on déduire de tout ceci que l’espace, qui est dans le principe « non objet » et donc « lieu » où certains objets circulent, n’apparaît, et ce très diversement, qu’en fonction du rapport entre la forme percevante, et les objets qu’elle est prédisposée à percevoir. Dès lors, l’espace ne serait que ce qui est « autre » que les objets en relation avec les capacités perceptives de l’observateur.

Si c’est le cas, l’espace n’existe pas en lui-même mais est déduit en résonance de nos organes des sens et, nécessairement, chaque forme percevante crée son propre espace. En effet, il ne peut se faire qu’une forme ne perçoive pas son environnement puisque, d’une manière ou d’une autre, elle y réagit continûment. Il y a donc autant d’espaces que de regards portés, et les approches génériques d’un groupe d’observateurs humains, renseignent davantage sur les affinités et limites du regard de ces derniers, que sur la réalité objective. Il n’est, là, si l’on cherche à déterminer une réalité « objective », point de place pour une affirmation aussi prétentieuse que dénuée de fondement.

Ne me rétorquez pas que je ne viens, là, que d’établir, pour un bien maigre résultat, le principe de la subjectivité de tout regard porté, puisque c’est précisément ce que je veux mettre en relief : l’espace n’est que l’expression d’un regard essentiellement subjectif.

Revenons maintenant, si vous le souhaitez, à la première définition de l’espace. Une « étendue indéfinie », me semble-t-il, se caractérise par des limites indéterminées. Or, cette non détermination n‘est pas relative aux objets présents/absents, mais bien à notre regard, et veuillez croire, Madame, qu’il convient d’étendre cet handicap à nos quatre autres sens puisque, semble-t-il, les facultés perceptives de certains animaux nous le démontrent amplement. Dès lors, ce terme d’indéfini évoque une notion d’incertitude, non pas tant envers ce qui est observé, mais bien envers ce qui observe. Convenez en outre que, tant l’approche de l’infiniment petit que celle de l’infiniment grand sont marquées, et pour cause, du même sceau de l’incertitude . En somme, il y a toujours une limite au regard porté et ceci ne concerne en rien les objets. Ceux-ci ont très certainement la caractéristique d’exister en eux-mêmes, qu’ils soient perçus ou non par un être ou un autre. En conséquence, ceci nous amène naturellement, vous en conviendrez, à remettre également en cause l’idée même « d’objets finis ou d’étendues finies ». Ils ne peuvent l’être, en dernière analyse, pour le regard porté, puisque ce dernier engendre nécessairement l’indéfini qui le caractérise. Comment pourrait-on croire, en effet, que notre perception, à l’exception de toutes les autres, soit celle de la réalité en soi ?

Ne pourrait-on, à ce point de notre réflexion, établir une relation entre la subjectivité du regard et la qualité sensible inhérente au sujet qui le porte ? Je vais tenter de m’en expliquer. Etablir le profil commun et générique des grandes lignes de la perception pour l’humain, par exemple, est chose qui tombe sous le sens. Vous en conviendrez, je le pense, facilement. Etablir, paradoxalement, qu’il est une grande diversité de ressentis au sein d’un même profil générique, et mettre en lumière le fait que pour une même personne, la lecture qu’elle effectue de son propre espace est assujettie à son état intérieur, vous agréera de même sans conteste.

Ainsi peut-on déduire, me semble t-il, de cette dernière proposition un principe fort simple : les qualités particulières de l’espace, et par là même des objets perçus, sont toujours la « réponse » singulière à un choix sensible et immédiat. Plus exactement, l’affinité perceptive est très certainement immédiatement antérieure à l’apparition de l’objet adéquat.


Je doute, chère Madame, que mes propos quelque peu désordonnés puissent pleinement vous satisfaire. Je veux croire, cependant, que certains des aspects développés dans cette lettre puissent nous incliner à moins de certitudes quant à ce que l’on croit pouvoir décréter exister « en soi », parfois inconsidérément.




Chère Madame,

Il ne m’importe peu, assurément, que le point de vue développé dans ma dernière lettre soit en opposition avec celui du plus grand nombre. Ce n’est pas que je cultive le paradoxe, mais il ne saurait se faire, d’aucuns l’ont déjà exprimé, qu’un avis partagé, fut-ce par une foule innombrable, soit pour cette unique raison exact. En outre, votre ralliement global à mes considérations sur l’espace me montre que, somme toute, un zeste de logique peut efficacement lever certaines opacités.


Cela étant, si la notion d’espace a été quelque peu effleurée par la mise en lumière de la subjectivité inhérente à l’observateur, les choses perçues, comme vous le soulignez, n’ont guère été traitées en tant que telles. Parmi les divers « objets » de nos perceptions, envisageons, dans un premier temps, l’approche que nous pouvons avoir des autres êtres humains. Je vais donc essayer, autant que faire se peut, d’exhumer une certaine cohérence de nos multiples expériences de ce monde.


Vous m’avez fait part, il y a de cela un certain temps, de votre vif transport amoureux pour un être qui, par sa seule présence vous inondait d’épanouissement, de beauté, de pureté, ce sont vos propres mots. Cela fut, je peux en témoigner. Cette réalité dura, puis s’étiola pour aboutir à une rupture dont vous m’aviez, à chaud, narré quelques détails quant à vos sentiments. Vous souvenez-vous à quel point le sentiment d’épanouissement des premiers émois s’effaça au profit d’un sentiment diamétralement opposé ? Vous n’êtes, certes, pas allée jusqu'à la haine mais ne fîtes pas non plus l’économie de l’amertume. Quant à la pureté, chère Madame, n’avez-vous pas le sentiment qu’elle fût, à cette époque, pour le moins mal rendue ?

Banalité, me direz-vous, que tout ce verbiage, les peines de cœur ont probablement toutes par trop de points communs. Certes, Madame, et surtout un que je tiens pour axial : le méconnaissance de l’autre. Je m’en explique.


Lors des premiers regards échangés, Madame, vous vous sentiez pleinement exister. Lors des derniers, également, mais beaucoup moins. Puis-je dire que l’image qu’il vous renvoyait était, dans un cas extrêmement valorisante et dans l’autre non ? Dans ces deux cas n’avez vous jamais vu que votre propre image, bien irréelle de surcroît ? N’avez-vous pas, en fait, aimé qu’on vous aime et détesté qu’on vous délaisse ? N’avez vous pas, inconsciemment si vous le souhaitez, mis de côté certains aspects de l’autre pour continuer à bénéficier de ses faveurs alors que ces mêmes aspects, lors de la dégradation du rapport, reprenaient un caractère suffisamment rédhibitoire pour appuyer vos arguments relatifs à la rupture ? N’était-ce pas une espèce d’alimentation du plaisir dû à l’image renvoyée puis, ensuite, la protection de cette dernière par le même artifice ? Qu’en était il réellement, dans ces conditions, de lui ? N’était il pour vous, en réalité, qu’un faire valoir éventuellement jetable ? Ce que vous n’avez, d’ailleurs, pas manqué de faire.

Ah ! Madame, ne croyez pas voir dans ces propos la trace d’une méchanceté par trop gratuite. Ce cas particulier qui fut le vôtre, à savoir une perception tronquée, touche à une racine commune à tous, sans exception. Vous surprendrais-je en affirmant qu’il en est de même dans toute relation, que celle-ci s’effectue entre votre pensée et votre propre corps ou bien entre vous-même et la totalité du monde ? Nous sommes éminemment projectifs ma chère, nous ne percevons, de fait, pas grand chose. Plus précisément nous ne partageons, et n’avons donc pas réellement conscience, ni de notre corps ni de ce qui s’en distingue.

Envisageons à présent, si vous le voulez bien, la perception que nous avons de notre corps. Remémorez vous par exemple, Madame, l’agonie récente de cet ami proche qui nous fut commun. N’a-t-il clamé, en vain, parallèlement à l’évolution de son mal, son fort désir de vivre. N’est-ce pas là, ma chère, la marque insigne du décalage entre le vouloir conscient et la réalité inconsciente puisque, et c’est le moins que l’on puisse en dire, le corps relève de ce qui nous est inconscient. Sauf, bien entendu, lorsqu’un dysfonctionnement ou une souffrance, qui n’ont pour effet que de nous placer devant le fait accompli, nous rappelle que le corps s’élabore continûment sans même que nous en ayons grande conscience. Ne serions-nous pas alors, à notre insu, l’unique producteur d’une réalité physique difficilement contournable dont nous ne prenons la mesure, bien tardivement, que par ses effets? Je le crois bien.


Ah ! De grâce, n’évoquez pas la toute puissance hasardeuse du facteur maladie. Cela est stérile. Admettre qu’il y a toujours un facteur à la maladie ou à la mort n’explique en rien pourquoi celui ci nous choisit, nous, ou pourquoi l’on choisit justement celui-là. Cette singulière jonction n’est-elle pas plus de l’ordre de l’affinité que de l’aléatoire ? Il en va, du reste, nécessairement de même pour la manière d’être au quotidien. Elle ne peut jamais être non circonstancielle, et pourtant chacun de nous trace une marque unique tant dans sa forme que dans la qualité de son être. En outre, si, avec un minimum de recul, nous adoptons la thèse selon laquelle l’événementiel est constitué de multiples causes, le fait de considérer ces causes comme étant extérieures à nous-mêmes éloigne définitivement la possibilité de les découvrir en nous. Pourquoi, diantre, prétendrions-nous, dans certaines situations extrêmes, pouvoir invoquer des alibis relatifs au hasard ou à la destinée ? Où serait donc passée, dès lors, cette belle assurance qui nous pousse à croire en notre libre arbitre, en la tout puissance de notre détermination, voire en notre bonne étoile ? N’a-t-on pas dit, à juste titre, « Pour le vainqueur il n’est point de hasard » ?

Or, n’est-ce pas également l’effet d’une forte détermination que d’agencer son organisme au point qu’il en arrive à produire, d’une manière si singulière, sa souffrance, sa détérioration ou sa perte ? On ne peut confondre, m’objecterez-vous, une détermination profonde, puisque organique, et une détermination de l’ordre du vouloir conscient. En effet, Madame, et telle est bien la raison pour laquelle je soutiens qu’on est dans l’ignorance de son propre corps ainsi que des raisons qui le sous tendent. Comment, à la réflexion, une telle production pourrait-elle être acausale, hasardeuse et ... injuste ? Pourtant nous ne pouvons jamais nous situer ailleurs qu’en notre corps, et ce n’est certes pas être vainqueur que de s’estimer victime !

Etant incapables de percevoir réellement notre corps imaginez donc, très chère, la difficulté, au moins comparable, qui consiste à percevoir les autres en tant que ce qu’ils sont. Comment pourrait-on croire, par exemple, que la peine ressentie lors de la disparition d’un être cher soit d’une autre nature que le pleur sur soi-même ? Car, bien évidemment, les pleurs versés dans ce cas n’ont pas pour source la perception de la réalité de l’autre mais l’image que l’on se fait de la perte d’objet. Or, l’objet perdu est une partie de l’image de soi, et l’on ne pleure en fait que le manque imaginaire d’un support projectif. C’est donc une sorte de « je souffre donc je suis », l’autre faisant, là, uniquement office d’alibi.

Non, Madame, ce n’est pas moi, en cette circonstance, qui suis monstrueux. Il n’est jamais de réelle perception de l’autre, fut-ce de l’être qui nous est le plus cher. Là, se situe la monstruosité. Même le désir sincère d’échanger sa propre vie contre la perpétuation de celle de l’autre n’y fait rien. Seule l’incompréhension de la réalité de l’autre est la mère du « non acte » et le « non acte » est souffrance. En somme, le non partage de la réalité de l’autre, entraîne, conjointement au « non acte » qui en découle, de multiples actes inadéquats, permettant uniquement de se vendre sa propre image, négative ou positive, et de recouvrir ainsi définitivement l’autre dans sa réalité. Il n’est, ce me semble, guère de chose plus pitoyable que cette quasi seconde mort infligée par les pleurs et lamentations de l’endeuillé !

Incidemment, il va de soi que les grandes manifestations commémoratives organisées par les médias où les états sont, d’une manière inversement proportionnelle à leur gravité et à leur apparat, de l’ordre de la facétie et du guignol...

Quelle absurdité de croire que le rapport avec l’autre est rompu par son décès, alors que ce rapport n’existait pas, en réalité, de son vivant ! Il en va du reste de même pour l’éloignement géographique ou temporel : il n’interdit pas plus le partage que le rapprochement ne le permet. Il n’y a là qu’illusion entretenue et partagée. Dans ce sens, également, ni la haine, ni l’amour, ni l’indifférence ne semblent permettre le partage.

Qu’en est-il des valeurs humaines telles que l’amitié ou le respect, me demanderez-vous ? Et bien, très chère, je crains que ces dernières ne se transforment bien facilement en inimitié ou en mépris, si l’image de nous mêmes, renvoyée par « l’autre », cesse de nous valoriser. J’incline à penser que la construction permanente de l’image de soi se nourrit de ses propres projections, masquant ainsi, vampiriquement, le prétexte nommé « autrui ».

Plus largement, voyez-vous, toutes les formes que nous percevons, tous les êtres, tout les phénomènes sont les objets usuels de notre « non partage ». Or, à chaque instant notre pensée est nécessairement affectée par une image objectale. En ce sens, les formes ne sont que prétexte à la cristallisation de notre seul regard subjectif. L’attachement à ce que l’on croit vrai ! N’est-ce pas la marque emblématique d’une supercherie commune ?

A la réflexion, du reste, je n’accorde aucun crédit à l’idée que l’on puisse souffrir ou être heureux du seul fait d’un événement. En général, nous ne nous réjouissons, nous ne souffrons que des images qui découlent de l’événement. Or, ces images ne sont pas l’événement lui-même mais ce que l’on en perçoit de « vrai ». Il est d’ailleurs aisé de remarquer que ce même événement, quelques temps après, voit sa charge qualitative se modifier. Cependant, s’agit-il bien de ce qui lui est propre, de ses réelles qualités, ou s’agit-il plutôt, uniquement, de la modification de l’appréciation que nous attribuons désormais à cet événement ? Ceci m’incite à penser que la réelle valeur, la réelle qualité, résident davantage dans l’exactitude de la perception immédiate que dans ce qui semble, bien à tort, être conféré par le retour du projectif.

En somme, l’attachement à ce que l’on croit vrai, couvre perpétuellement le monde extérieur et, alors que certains ont pu, bêtement, penser « je ne crois que ce que je vois », il me semble parfaitement certain qu’à l’ordinaire, on ne voit que ce que l’on croit.

Par exemple, l’attachement à son propre point de vue, au champ singulier de son regard, ne peut, par principe, éliminer la totalité des perceptions et des avis d’autrui ; sauf à considérer que son propre avis est le plus vrai, le plus élevé, celui d’où le panorama est le plus vaste. Or, il est, là, un pas bien difficile à franchir pour parvenir à un tel degré d’élévation sans qu’il ne s’agisse que de prétention. Malgré cela, il est très surprenant de constater que tout un chacun s’estime l’avoir franchi sans effort particulier, très naturellement, puisque ce qu’il croit est nécessairement vrai ! Certains allant parfois même jusqu'à en mourir  ou en faire mourir autrui ! Comme s’il n’y avait, très étrangement, aucune distinction à effectuer entre avoir ses raisons et avoir raison !


Ah ! Madame, j’espère que la présente lettre ne vous paraîtra pas trop indigeste car telle n’est pas mon intention. Il se peut, toutefois, que certaines idées vous semblent excessives. Auquel cas, j’aurais plaisir à négocier certains points de détail avec vous et ne doute pas que cela puisse nous permettre d’en tirer mutuellement le meilleur profit.


P.S. en réponse à votre P.S. Comment pouvez vous croire, Madame, que la plus extrême pauvreté soit autre que l’absence d’élévation de l’idéal ? De fait, l’aisance financière est, trop fréquemment, le triste pis aller du manque d’envergure





Chère Madame,

Je ne suis guère surpris du thème que vous désirez à présent me voir développer. Je le suis, par contre, de ne pas vous trouver plus que cela choquée par la teneur de ma dernière lettre. Peut-être sont ce, là, les effets de ma retenue naturelle ou ceux dus aux formes dont j’ai tenté d’enrober mes propos.


Après avoir quelque peu abordé le thème de l’espace, je supposais effectivement que celui du temps allait bientôt s’imposer. Il est vrai, humainement parlant, que le temps et l’espace constituent deux axes dont l’intersection marque l’invariable point de notre lecture, de notre mesure du descriptible. Or, après avoir remis en cause le concept d’un espace existant en soi, il est certes cohérent que vous « m’attendiez au tournant » quant aux propos, susceptibles d’êtres contestés, que je vais maintenant essayer d’élaborer.

Projetons en premier lieu, si vous le voulez bien, un regard critique sur la notion de durée. Je vais essayer, par l’entremise d’une démonstration par l’absurde, de porter un éclairage sur ce point.

Le fait du vieillissement, le mien, le vôtre, celui de nos proches, les différences observables chez les êtres du fait de leur âge, l’usure des choses et les modifications phénoménales, tout cela semble ne pouvoir faire l’objet d’aucune remise en cause. Le passage du temps est une mesure que chacun effectue à tout propos.

Cela étant, qu’en est-il de cette évidence ?

Nous venons d’en convenir, nul ne peut soutenir l’idée selon laquelle les êtres et les choses sont invariables. Seul un attachement bien illusoire pourrait le faire penser. Donc, tout se modifie, fort bien. Cependant, si nous ne sommes pas invariables, éternels par là même, quelle est donc la nature de ce processus par lequel nous semblons vieillir ?

Partons du principe assez réaliste que tout se modifie.

Serait-ce dans le sens où les choses et les êtres sont stables dans un premier temps puis, dans un second, instables ? Serait-ce dans le sens où, au sein d’un organisme unique, certaines choses perdurent un certain temps alors que d’autres non ? Serait-ce tout simplement dans le mélange de ces deux lectures ? Ou bien serait-ce qu’en fait nulle partie de quoi que ce soit ne perdure, égale à elle-même, en deux points du temps ?

Cette dernière hypothèse apparaissant être la seule à ne pouvoir faire l’objet de sévères critiques, contrairement aux trois autres, convenons que tout organisme, toute chose, se modifient d’instant en instant sans jamais pouvoir être strictement identiques à eux-même.

En conclusion, ces deux points de vue extrêmes, « rien ne change » ou « tout change », nous mènent au même constat :

- si les êtres et les choses sont invariables, rien ni personne ne peut vieillir ;

- si les êtres et les choses sont non identiques d’instant en instant, rien ni personne ne peut vieillir.

Or, il ne semble guère exister de troisième hypothèse !

Voici donc une démonstration par l’absurde de l’évidente impossibilité, pour ces concepts de vieillissement et de durée, d’exprimer la réalité. Il ne s’agit, en fait, pour ces deux lectures, que d’une illusion partagée et entretenue par chacun. Toute proportion gardée, voir le soleil se lever plus tôt et se coucher plus tard, lorsque nous avançons vers l’été, n’implique aucunement que celui-ci, contrairement à l’observation que tout un chacun peut en faire jour après jour, se lève plus tôt pour se coucher plus tard. En somme, dans ce cas comme en d’autres, l’observation se traduit par des mesures qui lui sont spécifiques, lesquelles confortent le seul cadre de l’observation. Il ne me semble pas nécessaire d’insister sur les effets pernicieux d’un tel morcellement !


Dès lors, d’où vient cette antinomique certitude qui consiste à croire que nous existons en tant que tels dans la durée, que tout existe selon un mode similaire autour de nous, et que, cependant, cet ensemble change, se modifie, vieillit en d’autres termes, alors que, en toute logique, cela ne se peut ? Vous l’aurez deviné, il s’agit simplement d’une illusion, d’une certaine volonté de ne pas remarquer la réalité des changements minimes et, paradoxalement, de considérer comme réelle la stabilité de toute chose.

La découverte d’un cheveu blanc dans une chevelure noire, par exemple, ne peut se produire avant l’apparition de celui-ci. Or, il semble aller de soi que le passage de la couleur noire à la couleur blanche ne se soit pas effectué brutalement, d’un instant à l’autre ou entre deux instants consécutifs, mais simplement par degrés. Par contre, la perception quant à elle ne s’est pas effectuée sur un des degrés de la transition même, mais sur une somme, soudain perceptible pour l’œil, de couleur blanche. Autrement dit, le changement est perçu par nos sens seulement lorsque l’accumulation de changements non significatifs devient significative. Le tableau encadrant le portrait de votre Grand Mère tombe, la méchante corde qui le soutenait vient de rompre. Il n’est, en fait, point de « subitisme » mais il est des modifications permanentes.

Pour résumer, les êtres, les choses, l’intégralité de l’observable en somme, présentent à chaque instant une forme unique n’étant ni identique à la forme immédiatement antérieure, ni identique à la forme immédiatement postérieure. Seul le manque de finesse de l’observation nous fait croire, bien à tort, en la durée de ce qui est perçu. Ou plutôt, de la même manière que, suite à notre approche de la notion d’espace, nous étions convenus que la perception subjective de ce dernier était en étroite corrélation avec l’architecture physique de l’observateur, les sens qui découlent de la forme créent une capacité particulière de sensibilité, de mesure sélective de l’observé.

Je ne vais certes pas, en cette occurrence, vous infliger le retour de la ménagerie déployée pour illustrer l’étroit rapport entre la forme et l’espace perçu par elle mais, très certainement, les qualités singulières du temps et de l’espace ne sont, en réalité, que les épiphénomènes de chaque corps. Autre exemple animalier, malgré tout, une sorte de libellule appelée « éphémère » ne vit que quelques heures. Celle-ci se déplace dans l’espace et, nécessairement, ne peut qu’engendrer un rapport personnel à une succession « dans le temps » puisqu’elle passe d’un objet d’attraction à un objet, pour elle, neutre ou à éviter. Que cette activité s‘accomplisse sans qu’il y ait de mesure effectuée n’est guère envisageable et, dès lors, un sentiment qualitatif du temps et de l’espace existe et, ce, dans un registre particulier à son espèce, c’est-à-dire au sein d’un groupe de formes similaires. Il semble, en effet, que des affinités de codes, par nous mesurables ou non, charpentent les inter relations multiples entre ce qui appartient à la même sensibilité et ce qui s’en distingue. Cette libellule ne vit pas dans notre lecture du temps et de l’espace, et, si la réciproque est évidemment vraie, il n’est point, là, cependant, de place pour établir une trop rassurante et définitive échelle objective merveilleusement humaine. Dès lors, il faut en convenir, les échelles de mesure, de graduation du perceptible sont infinies et, seule, la qualité développée par la forme percevante les engendre.


Tout cela n’est pas dénué d’intérêt, me direz vous, mais, à supposer que notre grille de lecture, en tant qu’humain, soit une approche subjective parmi d’autres, il n’en est pas moins vrai qu’elle a prouvé depuis belle lurette son efficacité quant à notre rapport au monde.

Il se fait, ma chère, et identiquement les actions des termites dans leur milieu ou celles des pingouins dans le leur, montrent à quel point l’adaptation à ce que l’on perçoit comme étant réel s’effectue en général sans grand effort pour être autre que ce que l’on est. Nous pourrions même, effectivement, parler, là, d’harmonie relative. Pourtant, de la même manière que vous hésiteriez probablement à opter pour la forme d’un termite ou d’un pingouin, au vu de certaines limites que vous notez dans leurs conditions de vie, rien ne vous condamne à rester dans les limites étroites et pernicieuses des lectures usuelles puisqu’elles constituent votre propre condition de vie.

Monsieur, pourriez-vous également me dire, « certains penseurs ont fort justement développé la thèse selon laquelle la distinction entre l’humain et ce qui ne l’est pas se mesure à l’aune de la transmission d’un apprentissage, d’une culture. Or, les cafards, par exemple, sont restés dans le même type de fonctionnement depuis des milliers d’années. Il en ressort que l’accumulation de connaissance dont chacun de nous hérite, en tant qu’humain, va nécessairement dans le sens d’un plus grand enrichissement ainsi que d’une plus grande latitude d’action et justifie, on ne peut plus clairement, l’existence du temps, d’une histoire bien réelle ».

Cependant, il s’agit bien, là, ce me semble, de l’exemple type d’une vue de l’esprit sans aucune portée réelle. En effet, pour que cela soit effectif il faudrait non seulement que chacun soit nourri de toutes les expériences de l’infinité de ses prédécesseurs mais, de plus, qu’il puisse mesurer, dans l’action quotidienne, ce qui le sépare de ces derniers en terme de mieux dans l’élaboration d’une qualité par ses propres actes. Or, il se fait que chacun de nous, dans le milieu culturel et géographique où il se situe, au travers de ce qu’il a sélectionné comme mode propre dans son apprentissage, vit une réalité « sécantée » où les distinctions entre un passé plus ou moins lointain et lui même maintenant ne s’effectuent jamais. Le fait de la naissance, pour l’humain, semble plutôt ressortir d’une immersion dans un monde dont les objets, les êtres et les situations constituent un lieu d’apprentissage unique qui lui est adapté. En effet, ce lieu est singulier puisque, le percevant tel, l’enfant tend à considérer qu’il a toujours été tel, tant en ce qui concerne les êtres et les objets façonnant le lieu, qu’en ce qui caractérise le climat culturel et social dans lequel il apparaît. En outre, tant le sentiment de lenteur, relatif au passage du temps dans les premières années, que celui de rapidité, plusieurs décennies après, est dans un cas relatif à une matrice globale, à découvrir indéfiniment et, dans l’autre, à l’éloignement et à la perte de cette même matrice, ceci générant des impressions tant physiques que mentales désignés, sur le tard, par des expressions telles que « de mon temps » ou « c’était le bon temps ».

Par ailleurs, il ne semble pas justifié d’accorder une importance démesurée aux contextes génétique, culturel ou environnemental, pour expliquer la singularité d’une existence. En effet, ce serait tirer un trait un peu hâtif sur le fait qu’il ne peut y avoir d’apparition de « quelque chose » sans conditions singulières, et, dès lors, les justificatifs pris dans le nécessaire passé de chacun ne font que masquer les choix présent, eux bien réels et fondamentalement libres.

En fait, chaque existence est unique en cela que son ressenti momentané ne traduit que sa relation immédiate à une sphère géographique, culturelle,... de proximité. Son ressenti ne se relie aucunement à une quelconque antériorité qualitative proche ou lointaine. Autrement dit, vous n’avez guère plus à voir, en terme d’héritage, avec une vendeuse de pain borgne, en Etrurie, cinq siècle avant J.C., que le premier cafard venu avec un de ses prédécesseurs il y a mille ans.

En outre, considérer l’histoire comme une donnée objective n’est guère une situation stable puisque celle-ci se modifie continûment en fonction des observateurs et de leur lecture partisane, ainsi qu’en fonction de ce qui est par eux exhumé.


D’autre part, pour en revenir à nos questionnements sur le passage du temps, considérer qu’une personne atteinte d’un mal la privant de certaines de ses ressources, n’est plus réellement « la même », et se lancer sur des conjectures établissant sa réalité vraie, avant sa maladie, est accorder trop d’importance à l’imagination de la durée et pas suffisamment à la réalité ultime de la forme présente. Or, si mes propos sur l’incongruité de la durée vous ont quelque peu convaincue, vous pouvez admettre avec moi que la forme provisoire de l’être montre toujours la marque de ce à quoi sa volonté, consciente ou non, aboutit dans l’instant. Il n’y a point de place, en cette logique, pour d’illusoires paramètres tels que l’âge, la malchance, le hasard et autres paravents sensés dissimuler l’irresponsabilité.

Dans un axe quelque peu différent, mais relevant d’une obscurité similaire, qu’en est-il, à l’analyse, du « connais toi toi-même ». L’idée même de connaître un « soi même » implique l’existence de celui-ci. Or, en supposant sa réalité, où diantre se situe-t-il donc ? Que ce « soi-même » ait existé dans le passé ou puisse exister dans le futur n’est, à mes yeux, guère envisageable, puisque ces deux infinités ne possèdent pas les caractéristiques de permanence et de stabilité requises pour fonder une essence fixe à découvrir en soi. Cependant, s’il ne reste plus, en tant qu’objet de la recherche, que le seul présent, serait-ce à dire que ce « soi-même » ne dure qu’une fraction de seconde, qu’il serait infinitésimal, sans épaisseur ni durée ? Ah ! Très chère, ne vous disais-je pas que les notions de temps et d’espace, admises par l’opinion vulgaire, ne sont pas de celles qui peuvent nous faciliter la compréhension de notre existence !

Qu’en est-il, dès lors, de toutes les considérations philosophiques que certains ont pu produire sur le temps et l’espace, me demanderez-vous ? Et bien, je vous répondrai qu’à mon avis, hormis l’aspect poétique dans le meilleur des cas, il n’en est pas grand chose de vrai, ma chère !


P.S. Vous me signifiez que la notion d’idéal est certainement plus propre à la jeunesse qu’à l’âge mûr et se trouve être, à l’observation, usée par l’âge au point, s’il en reste, de ne pas se distinguer de ce que l’on peut appeler le triste échec de l’idéalisme. Certes, mais il s’agit, là, Madame, du cas de figure où l’idéalisme n’a pu se voir appliqué pour la raison qu’il n’était pas applicable, du fait de son irréalisme, ou bien que son porteur n’en a eu, bizarrement, ni la force ni le courage. En outre, si le fait d’idéaliser la réalité est bien le propre de la jeunesse il n’en est pas moins vrai que l’idéal devrait également être un mode dynamique d’action à tout âge.

Le seul problème réside, de fait, en cela que les idéaux médiocres, appliqués ou non donnent des résultats médiocres, tant en la personne les ressentant que dans l’environnement ou ceux ci s’appliquent. Dans la plus part des cas, il ne reste effectivement qu’un triste sentiment d’usure ou de pureté plus ou moins bafouée, ce qui démontre à l’évidence le manque d’élévation, et par là même de réalisme, du dit idéal. Par contre, dans le cas d’un idéal réellement élevé, celui-ci est susceptible, par sa qualité intrinsèque, non seulement de permettre à l’individu une existence non assujettie aux médiocres et irréalistes contraintes qui enlisent l’existence des personnes sans idéal, mais, de plus, d’élever l’environnement du sujet à la qualité même de l’idéal. Dès lors, le point axial de l’idéalisme réside dans le choix de l’idéal et non dans son principe puisque il ne saurait se faire qu’il n’y ait rien à changer !

Cependant, la qualité de l’idéal personnel se mesure à l’aune de l’environnement dans lequel on se situe. C’est une sorte d’épreuve de réalité. Or, la triste médiocrité des idéaux du grand nombre, qui se cantonnent à des illusions de prospérité, de sécurité, de croissance, d’avidité pure et simple dans les cas les plus désespérés, est tellement prégnante, du fait de la banalité des perspectives admises en l’ordinaire social, qu’elle finit par devenir le pis aller des idéaux communs, inadaptables puisque manquant d’élévation et de réalisme. Nous avons de cela moult exemples dans plusieurs domaines où l’argent, voire le pouvoir dans les cas les plus extrêmes d’incomplétude, constituent le lamentable cul de sac de la superficialité. Cela n’implique pas qu’il ne faille idéaliser la réalité et réaliser son idéal, tout au contraire. Tout réside, me semble-t-il, uniquement dans l‘élévation de l’idéal, ma chère, et je crois bon de préciser qu’il convient d’entendre le terme d’élévation dans le sens d’amont. Il ne peut alors se faire que, dans ce contexte, l’idéal ne soit l’essence même de l’objectivité puisque cette dernière est, d’évidence, nécessairement dépendante du vouloir voir.

En d’autres termes on ne vit jamais que l’idée que l’on se fait des choses et, en conséquence, l’idéal de chacun est nécessairement non distinct de sa réalité subjective et objective.

Cela, quand bien même affirmerait-on son désaccord de principe !




Chère Madame,

Il est vrai que je n’avais guère envisagé, loin s’en faut, de m’exprimer sur tous les aspects relatifs au concept du temps dans le cadre de mon dernier courrier. La mémoire individuelle, vous avez raison de le souligner, est probablement l’origine même de notre sentiment du passage du temps puisque celle-ci permet à notre esprit de se situer entre un « avant » et un « maintenant », pour envisager l’horizon d’un « plus tard ».

En outre, reprenant mon exemple de cette libellule butinant ça et là, vous me faites la remarque qu’il ne peut être, là, de rapport à un temps, fut-il le sien, car rien ne nous permet de penser qu’elle en a un ressenti.

Veuillez croire, ma chère, qu’une libellule se soucie probablement peu de savoir ce qui nous autorise à penser ceci ou à penser cela, surtout à son propos ! Cela ne l’empêche guère de vivre sa vie et, par contre, il nous faut admettre que, si elle effectue un choix d’objet dans ses déplacements il y a, là, nécessairement le signe d’une mémoire antérieure. Sinon elle se brûlerait certainement le nez sur le premier mégot venu. En conséquence, si elle a une mémoire antérieure lui permettant de distinguer sa proie de son prédateur ou le non signifiant de l’objet de ses fantasmes sexuels, c’est qu’il est bien là question d’une mesure de l’espace et du temps. D’autre part, ce serait le fait d’un bien grand aveuglement que de ne pas considérer les couleurs, les odeurs, les sons, les mouvements comme autant de signaux, d’informations, de langages en somme, qui ne peuvent être autres qu’engendrés et décryptés. Il me semble donc qu’il serait parfaitement déplacé de réduire cette approche singulière du monde à une sorte de médiocre câblage instinctif très inférieur à la richesse de nos propres choix comportementaux.

Venons en donc, si vous le voulez bien, à l’observation de cette merveilleuse mémoire, axe de notre perception du temps et de l’espace. Si je vous dis  pomme, hépatite, Pékin sud, homosexualité, balançoire, ivrogne, théâtre, Gilbert, et j’en passe, diverses notions naissent en votre esprit. Cependant, si certains de ces mots vous renvoient à une zone de mémoire sensible, d’autres ne vous renvoient qu’à une connaissance théorique, à des images sans grande résonance. Cela étant, tout ce à quoi vous avez été renvoyée existait donc potentiellement en vous, noyé dans une infinité d’autres résonances latentes, mais ne présidait pas, dans le même espace de temps, en votre esprit. Autrement dit, la mémoire a pour caractéristique de ne puiser, dans l’instant, que la résonance suffisante et autant que possible adaptée au stimuli. Or, il vous est probablement arrivé, dans certaines conditions, de redécouvrir subitement des pans entiers de souvenirs enfouis si profondément que, sans les sollicitations d’une tierce personne, vous ne les eussiez peut-être jamais exhumé.

Il se fait donc, et, là, je ne risque guère d’entrer en désaccord avec vous, que la mémoire est éminemment sélective puisque masquante, qu’elle se modifie dans le temps par ajout ou par enfouissement. En outre, elle n’est occupée, dans l’instant, que par une seule image et, enfin, elle est un réceptacle indéfini d’images irréelles jaillissant sous la forme d’une structure sensible : notre sentiment immédiat.

J’ai employé, vous l’aurez noté, le terme d’images irréelles pour qualifier celles qui ne sont pas le reflet immédiat d’objets extérieurs à nous en notre esprit. Or, tel est bien le matériau permettant le travail de la mémoire, il me semble, puisque ces images ne sont jamais que des reconstructions partisanes, sélectives et subjectives, uniquement dues à notre état intérieur du moment.

Par exemple, vous êtes certainement disposée à accepter l’idée que vous avez un passé. Cependant, selon que vous l’évoquiez dans la joie et les rires avec une amie d’enfance, ou dans le sentiment profond d’être incomprise et rabaissée lorsque Madame votre mère vous rappelle les multiples et incessants efforts qu’elle n’a, dit-elle, pas cesser d’accomplir envers vous, ou encore dans le sentiment angoissant que vous avez toujours échoué en tout pour, en définitive, n’arriver à rien, votre passé, qui est un, s’est manifesté, malgré tout, sous la forme d’images reconstruites, subjectives et partisanes. Pour aller plus avant, ces images construites ne deviennent à nos yeux « réelles » que du fait de leur émergence momentanée en notre esprit. C’est-à-dire qu’elles nous fondent à croire en leur existence du seul fait qu’elles occupent notre esprit dans le présent. Or, il en va de même de notre imaginaire relatif au futur , il n’est que l’image construite s’imposant dans la pensée présente.

Pour résumer, tant le regard porté sur le futur que le regard porté sur le passé s’échafaudent sur des images factices, et cette structure n’est autre que notre qualité intérieure du moment. En outre, les cas sont probablement fort nombreux où les objets extérieurs à nous-mêmes, dans leur immédiateté, sont également recouverts par les images que nous produisons à chaque instant et, dans ces conditions, il semble bien que le présent soit également largement masqué par notre production onirique. Pour référence, l’hallucination de l’objet manquant, propre à la prime enfance selon nos psychanalystes préférés, a tant de répercussions dans la construction de l’être qu’il serait bien étrange qu’il n’en reste vraiment nulle trace dans le splendide et très rassurant édifice nommé « adulte ».

Par extension de cette approche, si le présent est masqué par l’image reconstruite en l’esprit, celui-ci n’a jamais été perçu en lui-même. Il ne peut donc s’imposer, d’une manière fondée, comme étant un constituant exact de notre passé récent ou lointain. Dans ces conditions, si le passé, le présent et le futur ne peuvent être appréhendés en eux-mêmes du fait de notre production d’images mentales, il va de soi que nous rêvons perpétuellement le réel. En aparté, du reste, si l’on considère les multiples contraintes et inconforts dérivant de la culpabilité, en sachant que celle-ci naît d’un acte vis-à-vis de quelque chose qui n’a pas été réellement perçu, il convient de s’éloigner immédiatement de ce genre de production mentale qui a pour double effet de continuer à rêver le passé et de produire, toujours dans le rêve, une souffrance bien réelle, quoique vaine, dans le présent.

En synthèse, ce que nous appelons ordinairement « mémoire » est une faculté de produire des images, plus ou moins fictives, sensées être en rapport avec une donnée passée, présente ou future, elle-même davantage projetée que réellement perçue. Elle n’a, en fait, pour fonction, que de rapporter dans le présent ce que nous avons cru vrai dans ce qui est maintenant devenu notre passé. Ceci éclaire notre incapacité notoire à percevoir les phénomènes en tant que ce qu’ils sont et, par conséquent, à mener une vie harmonieuse avec ceux-ci. En outre, ce processus est probablement du même type pour la libellule et ceci explique les incidents divers qui peuvent émailler les quelques heures, vues selon notre temps, qu’elle essaie de savourer de son mieux tout simplement pour être.

Alors, pouvez-vous me rétorquer, « si l’objet lui-même, l’être, le phénomène se trouvent masqués par une production d’image interdisant toute investigation raisonnée tant sur le passé que sur le présent ou sur le futur, qu’est-ce qui détermine donc en nous cette incapacité ? »

Le problème serait, là, il me semble, fort judicieusement posé. La réponse en est, je le crois, que la forme, c’est-à-dire les sens permettant le contact avec le monde extérieur à la pensée, est toujours antérieure à la pensée qui s’y appuie. Or, cela n’est certes pas anodin.

C’est pour une raison assez proche de ce constat que j’ai qualifié, plus haut, la mémoire de « réceptacle indéfini d’images irréelles ». Toute forme est nécessairement « acte de mémoire » parce qu’il ne peut se faire que la matière soit distincte de l’information, ni que l’information soit dénuée d’un quelconque vecteur matériel. En d’autres termes, je suppose que la mémoire est indéfinie en cela que : ce qui jaillit d’elle, dans le présent, est perçu comme étant notre réalité tout en étant dissemblable en deux points du temps et inexact quant à l’objet passé ; que le corps en est l’inépuisable source ; et enfin, qu’il n’est pas une fibre de l’organisme qui ne soit, en terme d’opposition à l’infinité potentielle, une orientation sélective d’informations. Pour résumer, le corps et les sens sont une sorte de filtre reconstruisant continûment la réalité d’une manière sélective et, par là même, adaptée au seul besoin de la forme, et donc pour cette raison subjective.

Or, cela concerne toutes les formes dans le rapport obligé qu’elles ont avec leur environnement et, pour aller plus avant, il ne peut se faire qu’une forme ne soit pas acte de mémoire en relation avec ce qui, en terme d’affinité, la concerne. Dans ce sens, le siège de la mémoire est donc la forme, et ce principe s’applique, d’évidence, à toute forme puisque notre perception n’est en aucun cas habilitée à décréter le « vrai ». Cette logique disqualifie donc, entre autres et par voie de conséquence, les multiples recherches effectuées sur l’observable quant à ce qui concerne un bien illusoire siège de la mémoire en le cerveau.

Quant à ce qui concerne les « images irréelles », il s’agit de l’évidente propension commune à chacun d’obstruer l’immédiateté bien réelle de toute chose par des images reconstruites. Il y a d’ailleurs de fortes chances pour qu’un certain nombre d’angoisses usuelles naissent de la non distinction entre le moment présent et les images fictives du passé ou du futur. Par exemple, il n’est pas rare que le sentiment de répétition d’un événement dans le temps ait pour effet d’engendrer en l’esprit un illusoire sentiment d’immobilisme ou de non progression. Ce même sentiment colore naturellement les images de soi dans le futur et, de fait, seule la non distinction de ce qui caractérise le présent, en tant que mosaïque spatiale et temporelle unique, entraîne de multiples considérations tant infondées que pernicieuses.

Alors voyez vous, le sentiment subjectif de la durée est celui de la perception dans sa seule immédiateté, cette perception est d’ordre physique quant à sa base la plus « lourde » et imagée quant à sa partie la plus mobile. Il est donc hautement probable que le sentiment du temps soit d’avantage l’habitude d’une production que l’objective perception d’une réalité extérieure.


Je crains, Madame, que la présente ne soit en certains passages quelque peut abstruse. Soyez donc suffisamment aimable, je vous prie, pour ne pas manquer de me souligner les endroits de mon opacité.


P.S. C’est donc avec un surprenant mélange de perte de sérénité et de vif contentement que j’ai pris connaissance de vos pertinentes critiques relatives à mes considérations sur l’apport des philosophes quant aux concepts de temps et d’espace. Cette « ...bête ironie, médiocre fruit du manque de culture et du trop de suffisance... » qui me caractérise ne vous a pas échappée, ce, malgré les quelques efforts que j’avoue avoir déployés. En outre, vos allusions au « Gai savoir » de Nietzsche sont parfaitement fondées et je vous sait fort gré de me tendre cette fort belle perche. Je me propose donc dans ces conditions de tenter de clarifier ma logique quant à la causalité et ce dans les plus brefs délais.





Chère Madame,

C’est donc dans un relatif climat de tension que j’entreprends, avec une certaine modestie dans la hardiesse, d’exposer à vos judicieuses critiques mes réflexions quant à la causalité.


Il est vrai, cependant, que les diverses considérations ayant été émises sur la causalité me font toujours rire. En fait, quand je dis en rire, il s’agit plutôt d’un ressenti qui s’assimile à de la colère sourde. Cette colère s’exerce évidemment sur l’auteur de ces réflexions, certes, mais plus encore sur le fait que tous, ou du moins leur très grande majorité, s’enlisent dans des conclusions similaires, entachées, en outre, du plus grand onirisme.

N’avez-vous jamais entendu dire que le pur esprit nommé dieu, ou, selon d’autres, le souffle originel, le moteur immobile, le Un, l’esprit originel, ..., est la cause première des êtres, des choses, de l’ensemble du réel ?

C’est bien ce qui me semble et ma colère se porte sur ce nom sans substance qui, effet surprenant de la médiocrité conceptuelle du plus grand nombre, continue à s’afficher comme étant l’origine et la fin balisées de la condition humaine. Cette conclusion bâtarde et de mauvais aloi ne laisse pas, effectivement, de m’agacer. Cela étant, je vais essayer maintenant de dénouer quelques uns des fils semblant tisser la causalité phénoménale puisque l’incompréhension de cette dernière engendre « celui » dont les voies sont, et pour cause, dites « impénétrables ».

En premier lieu, le constat de la causalité des phénomènes s’impose à tous d’une évidente façon. En effet, de tout ce qui se produit nous pouvons plus ou moins aisément identifier les causes, et rien ne se produit sans causes multiples. Or, le bât blesse précisément quand il s’agit de trouver les causes des causes, et surtout les causes des causes des causes des causes... puisque, un effet ayant forcément des causes multiples, chacune de celles-ci, en tant qu’effet, n’est également constituée que de causes multiples, et ainsi de suite. Ce processus, appelé régression à l’infini, ouvre, comme son nom l’indique, sur une béance où l’esprit le mieux armé ne peut jamais découvrir une cause qui ne soit elle-même l’effet de multiples causes. D’où, impossibilité de découvrir l’origine, tant de la vie, que de notre condition humaine ou de l’observable. Le vieux problème de l’œuf et de la poule, en quelque sorte !

Une récolte perdue du fait de la sécheresse et produisant une famine, la mort soudaine d’un homme « bon » ou d’un enfant en bas âge, les épidémies endémiques, les accidents, les catastrophes naturelles diverses ou les guerres,... tout cela se constate, s’explique toujours à peu près quant aux causes qui y ont présidé mais jamais quant au « pourquoi moi ». Or, cela a toujours constitué, constitue encore, du reste, une source inépuisable de questionnements partagés. En conséquence, si l’on peut dire, l’idée d’une force hors la causalité, mais influant sur cette dernière, naquit naturellement de l’incompréhension même de la causalité. De fait, comme tous les phénomènes sont causaux et que la « logique » de leur apparition échappe à toute prévision, il fallait bien, à défaut de percevoir, imaginer une raison antérieure, supérieure, présidant à leur survenue. Ainsi, l’animisme apparut-il et diverses divinités semblèrent dès lors présider à cette très importante chose qu’est la bonne marche des affaires humaines. La fécondité, la moisson, la course des planètes, une vie longue, une vie parée de prospérité et d’honneurs... signèrent l’intervention de forces extérieures que l’on honora par de multiples actes propitiatoires. Puis, après quelques péripéties ici ou là et au vu de cette cohue de divinités de tous poils avides d’offrandes, certains imaginèrent, avec succès quoi que au sein du même aveuglement, d’instituer une autorité unique à défaut de fédératrice. dieu naquit ! Lui, la cause première de tout le reste, l’acausal, le pur esprit en somme puisque la matière, ma chère, ne peut être que produite par des conséquences triviales, puisque mécaniques, et par là même causales.


Nous voici donc au délicieux point de buttée de la logique usuelle où se sont engouffrés, en bien trop grand nombre, nos chers « réfléchisseurs ». J’utilise, pour cette fois intentionnellement, le néologisme de réfléchisseur pour désigner ce à quoi a été renvoyé le penseur, face à l’insondable et incontournable objectivité des phénomènes : son propre esprit défait, aveuglé, ahuri par ses inefficaces projections. Un certain penseur grec a même soutenu la thèse selon laquelle un incident unique, c’est-à-dire, non forcément répété, ne pouvait constituer l’objet d’aucune étude, d’aucune science ! Or, une existence singulière est faite d’événements singuliers. En conséquence, la notion même d’un pur esprit tout puissant est certainement née, là se situe l’antinomie, du constat d’impuissance de la pensée face à certains petits incidents de parcours tels que la mort, la vieillesse, la maladie, les accidents, l’injustice ressentie, la perte... tous ces tracas bénins, en somme, dont on ne peut élucider qu’une seule et bien insatisfaisante chose : comment c’est arrivé !

Cette démonstration a beau relever du contradictoire, c’est tout au moins l’étonnante « logique » que l’on nous inflige avec de grands airs d’autorité depuis un certain temps. En outre, je le crains, le fait que dieu, bien que pur esprit, se voit rangé malgré tout dans la zone de la masculinité renseigne très certainement sur l’origine sexuée de ce type d’hébétement face au phénoménal.

Cela étant, et nonobstant le beau recul lucide d’Epicure, pour qui j’ai, en l’occurrence, une vive sympathie, Nietzsche, comme vous le souligniez, nous ouvre sur une lecture fort pointue quant à l’interprétation que l’on se doit, pour le moins, d’effectuer sur la causalité des phénomènes.

En premier lieu, Nietzsche souligne, à juste titre, la difficulté que nous rencontrons à expliquer notre représentation des choses dans la mesure où nous ne faisons qu’observer notre représentation sur tout ! Les choses, elles, nous échappent. Par exemple, la mesure définit indiscutablement l’organe ou l’appareil effectuant la mesure, jamais celle de l’observé, puisque celui-ci apparaîtra constitué de structures en cascade : celles de l’appareil et de l’observateur. En fait, plus nous pensons décrire finement l’observable et plus nous décrivons finement l’observateur. Or, il n’y a, là, point de limites aux investigations possibles et il n’est guère besoin d’instituer un concept spiritualiste supérieurement puissant et omniprésent pour légitimer les carences de notre observation du réel ! Cette logique de bazar confine par trop au rêve éveillé, ne pensez vous pas très chère?

En second lieu, il pose le principe suivant : la dualité de la cause et de l’effet n’existe certainement pas. Cette dualité est le fruit de notre seule observation qui a pour effet de morceler le phénomène perçu en des fractions, au détriment de la soudaineté exprimant la réalité. La cause et l’effet sont donc, selon lui, non duels !

Ah ! Chère Madame, quel changement ! Quel panorama vivifiant ! Quel axe de recherche ne vient-il pas d’ouvrir par sa sagacité ! Ne dit-il pas, en substance, que tout phénomène est à la fois cause et effet, à la fois effet et cause ? Ne peut-on en inférer, en conséquence, que le phénoménal, en son immédiateté, est le réel en soi, et, ce, en faisant la belle économie d’un absurde créateur dépassé par sa production et restant coi devant les multiples effets pervers d’une causalité phénoménale qu’il n’aurait, en outre, même pas souhaitée, selon certains milieux « autorisés » ?

De plus, si tout phénomène, humain compris, est l’expression, dans l’instant, de la cause et de l’effet, l’intégralité du réel est régi nécessairement par le même schéma et nous trouvons, là, posé, un principe d’égalité vis-à-vis duquel bon nombre de nos penseurs, croyants ou non, font figure d’autistes. Pour cette raison, je suis intimement convaincu des multiples conséquences fort positives qu’une telle logique peut entraîner.

Cependant, pour ce qui me concerne, je préférerais évoquer, si je puis me le permettre, le concept de simultanéité de la cause et de l’effet plutôt que celui de non dualité. Je m’en explique. S’il s’agit bien de non dualité cela implique l’existence d’une seule et unique chose, à la fois cause et à la fois effet. Or, il y aurait, là, invariabilité, éternité de la chose, ce qui ne se peut puisque nul être, nulle chose, nul phénomène n’apparaît pouvoir se caractériser par une identité permanente. Dans ce sens, il semble qu’un élément fasse défaut en cette logique, la rendant ainsi peu crédible. Pour cette raison, la simultanéité de la cause et de l’effet m’apparaît mieux venue puisqu’elle ouvre sur l’apport constant de l’environnement quant à l’édification provisoire de toute forme, permettant ainsi que la cause devienne effectivement l’effet simultané. Effectivement, puisqu’un effet sans cause ne se peut et qu’une cause sans effet ne se peut non plus, la seule manière possible, à mes yeux, de se soustraire aux logiques pernicieuses de l’éternalisme ou de l’altérité est de réaliser que, si la cause ne va pas sans l’effet, il ne peut cependant y avoir d’identité parfaite entre eux. En conséquence, la cause et les facteurs environnants propres à l’observateur s’allient nécessairement, dans l’immédiateté, pour constituer l’effet simultané en résonance de sa cause. Dès lors, l’existence de tout individu, de tout phénomène, se caractérise naturellement par le fait qu’il n’est jamais, ni identique à lui-même dans le temps, ni différent et qu’il n’est, en outre, jamais dénué d’environnement.

Cette démonstration ne rend évidemment pas compte de tous les aspects de la causalité phénoménale mais permet, dans l’immédiat, de fonder je le crois l’idée de simultanéité.


Pour en revenir au principe d’égalité évoqué plus haut, le concept de non dualité, ou plus exactement de simultanéité de la cause et de l’effet, semble pouvoir effectivement ouvrir sur une totale capacité sensible, plus ou moins latente, de tout ce qui est. Par exemple, nous pouvons observer que la pensée et la matière, changent d’instant en instant et, ce, en raison des facteurs extérieurs et intérieurs. Elles sont donc assurément conditionnelles. Etant conditionnelles, elles sont assurément constituées de causes multiples entraînant de multiples effets. Auquel cas, si la pensée, le corps et la totalité des phénomènes sont, dans l’instant, à la fois la cause et l’effet d’eux-mêmes, c’est-à-dire fonctionnant sur un mode absolument similaire, reste-t-il pertinent de s’accrocher à l’idée selon laquelle ce que nous percevons comme matière et comme esprit sont quant à eux duels ?

Cher Monsieur, pourriez-vous m’objecter, « je viens, du fait de vos dernières lettres, de reconsidérer ma position quant à la sensibilité inhérente au règne animal mais je ne puis guère, cependant, croire en une extension de ce principe pour le végétal et encore moins pour le minéral ».

Auquel cas, Madame, en supposant que vous objectiez de cette manière, l’argument serait assurément recevable dans le sens du saut qu’il convient d’opérer pour laisser cette idée entrer en soi, mais ne le serait guère quant à celui de la logique.


Par ailleurs, si nous nous résumons, la lecture usuelle que nous avons des phénomènes s’effectue dans le temps et dans l’espace. De cela nous induisons naturellement qu’il existe un avant et un après du fait de l’apparition et de la disparition des phénomènes. Ainsi naît, en l’humain, un sentiment de linéarité du temps indissociable de la causalité et cette approche linéaire de la causalité a pour effet de séparer la cause de l’effet puisque telle est l’observation que nous en faisons. Cependant, nous l’avons déjà évoqué, ce n’est pas l’impression de singularité qu’un observateur ressent, face à un phénomène différent de lui, qui fait que celui-ci obéit à des mécanismes autres que ceux de la simultanéité de la cause et de l’effet. En effet, les qualités sensibles de l’aspect physique et de l’aspect spirituel ont toujours une seule et même localisation : la forme momentanée, à la fois effet et cause d’elle même.

Or, cette lecture linéaire, morcelée, ayant pour objet le phénomène ressenti comme singulier, distinct des autres, est la matrice de toutes sortes d’appréciations délétères. Par exemple, de ce constat tronqué découlent les discriminations, les jugements de valeur portés sur les différences et celles-ci sont nécessairement multiples puisqu’il ne peut être de similitude de quoi que ce soit vis-à-vis d’autre chose ou de lui même dans le temps. Dès lors, naissent des différences de valeurs arbitrairement attribuées au sexes, à l’âge, aux races, aux ethnies, aux cultures, aux couleurs de peau pour ce qui concerne les formes « similaires » puis, pour ce qui concerne les autre formes, des différences de valeur attribuées à l’animal, au végétal et au minéral. Toutes ces discriminations entraînent diverses utilisations de ce qui semble être inférieur par ce qui se croit supérieur, diverses injustices, diverses inégalités. Toutes ces souffrances, en conclusion, découlent originellement de la non compréhension de la causalité des phénomènes. En conséquence, il semble bien que la négation de la qualité sensible de toute chose ne découle que de la superficialité suffisante du regard humain et ne constitue aucunement un état de fait réellement objectif.

Dans ce sens, chère Madame, les divers courants de pensée philosophiques et religieux s’appuyant sur une notion de cause et d’effet séparés perpétuent incontestablement les innombrables troubles ordinaires et particuliers de tout ce qui vit.

Par exemple, les notions non remises en cause et trop largement partagées de destin, de hasard, de chance ou de malchance restent les marques indélébiles, puisque reproduites, de cette ignorance de la causalité des phénomènes. Or, tant dans le cadre de l’acceptation d’un dieu que dans celui de la philosophie, ces notions constituent toujours les points de butée insignes de leur réflexion. En effet, en ce qui concerne la démarche philosophique, il me semble que ces notions ne sont pas éclaircies puisqu’elles servent, au contraire, de bases pour leurs accommodantes réflexions aboutissant à une plus ou moins navrante ataraxie, voire à un désengagement du réel. D’autre part, en ce qui concerne le cadre du transcendantal, elles montrent à l’évidence ce que le concept d’un dieu, unique ou non, n’a pu, et pour cause, résorber. Veuillez bien noter, en outre, que l’idée même d’une rétribution des actes en dehors de ce monde, point commun onirique des lectures générées par le concept d’une force extérieure à l’être, intensifie d’autant plus l’hébétement justifié des croyants. Ces notions de hasard, destin, ...ne sont donc, dans les deux cas de figure, que les lamentables pansements suppléant à l’inefficacité d’un placebo trop imprégné d’imaginaire pour produire une sagesse en adéquation avec l’aspect réel des phénomènes.


Loin de moi, chère Madame, le sentiment que ce rapide survol de la causalité puisse satisfaire pleinement à vos exigences. De fait, plusieurs dizaines de pages n’épuiseraient pas ce sujet. Cependant, ce lien entre le désarroi de la pensée face aux phénomènes et le recours à la magie d’une puissance transcendante me semble bien constituer la trame d’une souffrance inutile aussi partagée que multiforme.

P.S. J’allais oublier un point !

La prétention de la logique usuelle se manifeste, quelque fois, par l’admiration d’un schème intelligent, créateur des êtres et des choses, en quoi la raison se reconnaît en cela qu’elle le conçoit. Nos meilleurs philosophes vous fourniront, à ce propos, des milliers de pages. Ce qui, en conséquence, confère à ladite logique une réalité éternelle ainsi que l’admiration de tous quant à l’excellence de son édification, de la rectitude de son regard porté ainsi que des mesures en découlant comme de leur évidente clarté. L‘acausalité des phénomènes, ou le non souci de leur évidente quoique ahurissante présence, faisant alors figure de cerise sur le gâteau. Ce qui est par trop projectif, ce me semble, pour entraîner un regard sur la simultanéité de la cause et de l’effet en son corps, en son esprit et en l’environnement. C’est, là, bel et bien un cas d’éthylisme « nombrilique » dont il est urgent de se désengager dans les plus brefs délais, ma chère !




Chère Madame,

Mes dernières réflexions semblent vous agréer sur l’essentiel, j’en suis fort aise. Je n’ignore cependant pas que le thème de la causalité reviendra, ici ou là, dans le cadre de notre relation épistolaire puisque ce principe apparaît, très naturellement, comme axial dans l’élaboration de toute logique explicative.


Etrangement, ce n’est pas tant sur le problème de la causalité mais sur celui de la croyance que vous revenez le plus fréquemment dans votre dernier pli. En outre, vous utilisez des expressions qui, si elles semblent ressortir de ce que l’on nomme sans plus de réflexion « le bon sens commun », ne laissent cependant pas de me surprendre. Pour exemple vous me dites « Monsieur, le vieil adage : la foi soulève les montagnes... fut de multiples fois démontré...». Vous me dites également « ...des expressions telles que : tous les chemins mènent à Rome ne sauraient être dénuées de fondement si autant de personnes les ont éprouvées et transmises, au fil des siècles, sans que leur sincérité ne soit jamais remise en cause... ».

Certes, chère Madame. Mais je crois cependant discerner là une confusion dont je souhaiterais sur l’heure vous entretenir.

En premier lieu, très chère, ne vous êtes vous jamais heurtée à une intransigeance que vous estimiez fondée sur des bases incertaines ou réductrices ? Auquel cas, n’avez-vous pas essayé de distinguer la bonne volonté du contenu véhiculé par celle-ci ? Ne peut-on, dans ces conditions, avancer l’hypothèse selon laquelle la sincérité, lorsqu’elle est alliée au peu de sens, voire au non-sens, ne donne pas d’autres résultats que ceux inhérents au peu de sens ou au non sens ? Ainsi en est-il, à mes yeux, de la relative valeur de la sincérité et, de fait, n’a-t-on pas de multiples exemples d’échecs de son exercice ? Par exemple, les êtres s’étant battus pour une idéologie ont été légion jusqu'à nos jours et si la grandeur même de leur sincérité peut ne pas poser question, il n’en va pas de même pour les résultats de leur combat qui ne peuvent se mesurer qu’à l’aune du bonheur collectif et individuel. En somme, tant en soi qu’à l’extérieur de soi, seule la qualité de l’idéologie exerce une incidence, et non la sincérité. D’ailleurs, la rapidité avec laquelle s’use la sincérité est très certainement proportionnelle à la médiocrité de l’idéologie.

Admettons donc, si vous le voulez bien, le principe général selon lequel la sincérité ou la foi, ne permettent que de faire exister concrètement l’idée qui est acceptée puisque, dans les deux cas il s’agit d’une identification et d’un attachement au « vrai ». Or, nonobstant le fait que croire une chose possible permet davantage l’action que la croire impossible, seule la chose en laquelle on croit reste, au travers de ses effets naturels.

Par exemple, saurait-on remettre en cause la sincérité de celui qui veut étrangler l’amant de sa femme, ou de celui qui veut, à toute force, violer la charmante petite brune d’à côté qui le toise depuis si longtemps du haut de sa morgue ? Pourtant, dans ces deux cas les considérations relatives à la sincérité s’estomperont, pour tout un chacun, au profit des seuls jugements sensibles ou moraux quant aux actes eux-mêmes, ainsi qu’à leurs conséquences. Il en va de même si nous étendons cette logique aux « oeuvres de bien ». En effet, seuls les actes et leurs répercussions subsistent, et non la sincérité, s’il en fut. Or, si la valeur intrinsèque des actes est médiocre, le résultat l’est également, puisque la sincérité ne confère aucunement une valeur à ce qui en est dépossédé. En ce sens, il apparaît que la grande majorité des « oeuvres de bien » s’appuyant sur un bien très relatif, sont en réalité des oeuvres de mal.

En somme, l’acte, en tant que réalité produite et produisante, est nécessairement supérieur, plus effectif que l’intention qui le sous tend et le cristallise. Seul le recours à une pensée magique fait que le commun croit, à tort, en les vertus réparatrices de la seule intention. Or, les intentions les plus élevées ne peuvent modifier la médiocrité des actes accomplis. En aparté, nous retrouvons, là, le décalage entre la cause « suffisante » en l’esprit, imaginaire, et l’épreuve de réalité, de l’ordre du réel, du quotidien, du phénoménal. Tuer un être par inadvertance ou volontairement, ne change rien au fait que celui-ci meure. Bien entendu, l’intention joue très certainement son rôle dans le champ de la causalité personnelle. Cependant, l’acte accompli influe d’une manière beaucoup plus prégnante sur le producteur et son environnement. En conséquence, la plus grande pollution imaginable est probablement celle de l’alliance entre la sincérité et l’ignorance puisque seule l’ignorance, rendue par là même d’autant plus effective, engendrera ses effets. En d’autres termes, une croyance fragile en quelque chose de vrai, est de loin préférable à une forte croyance en quelque chose d’inexact.

De fait, la croyance en la vertu de la croyance, est très certainement la marque insigne de la prétention qui consiste à considérer l’esprit supérieur à la matière ; à savoir la production phénoménale qui, toujours impénétrable, est délibérément masquée au profit de l’esprit, ou, si vous préférez, de l’intention, de la sincérité, de la foi.


Quant au poncif souverain tel que « ...tous les chemins mènent... », il convient, me semble-t-il, d’observer que les multiples formes de la bêtise, de l’avidité et autres dysfonctionnements qui empêchent de produire une existence large et riche, sont, encore une fois, engendrées par ces « logiques » ignorant la causalité des phénomènes. Quant à appeler ce lieu singulier « Rome » après tout, pourquoi pas, puisqu’il reste, au demeurant, un des sièges permanents de la pollution mentale mondiale !

Entendons-nous, très chère. Pourquoi persister à croire que la foi est une valeur, en tant que telle, alors que des milliers de suppliciés pavent l’invraisemblable route qui mène à une croyance qui considère l’incroyance comme la justification du rejet, de la torture, de l’exécution ...? N’est-ce pas une ignoble supercherie partagée ? Et les « montagnes soulevées »... ne sont-elles pas « montagnes de désespoir », face à des dogmes par trop dénués de sens quant à la vie et à sa réalité ?

Ah ! Très chère, n’est-il pas indispensable, avant toute chose, de ne pas perpétuer la bêtise ?


P.S. Je me réjouis de constater que vous avez saisi l’occasion que je vous présentais dans mon dernier courrier, pour me questionner au sujet de la corrélation que j’effectuais entre la notion imaginaire d’un dieu tout puissant, et l’appartenance au sexe masculin. Je crains, cependant, de ne pouvoir être, là, très explicite puisqu’il s’agit davantage d’une intuition que d’une chose raisonnée.

Prétendre : « dieu a fait l’homme à son image », alors que la femme n’est qu’une partie, somme toute modeste de celui-ci, est très certainement révélateur. Ne peut-on y voir le narcissisme et la prétention d’un regard « mâle » qui, aveuglé par son reflet, se voit exister en toute chose et, par dépit grandiloquent, s’arroge le droit de sublimer son ignorance en élevant son statut à celui du « créateur ». La femme est certainement trop dans la sensibilité physique, pragmatique, pour se permettre ce type d’ineptie. En outre, le non accès à la culture, souvent doublé d’une entrave à la libre expression, a certainement contribué à lui forger des traits de caractère, qui, s’ils n’excellent pas dans la mise en avant de soi-même, permettent pour le moins d’allier un certain sens de la réalité physique à la modestie.

D’autre part, la femme s’est trouvée être, de tous temps, l’insondable et énigmatique faire valoir d’une autorité qui ne pouvait, par manque de supériorité « naturelle », s’affirmer qu’au travers de sa force physique. Or, tant vis-à-vis du phénoménal, omniprésent et incompris, que vis-à-vis de son alter ego, objet d’attrait, éventuellement de servitude et créant malgré tout la vie, instituer une puissance supérieure de type « esprit », conforme, en outre, à sa propre image fantasmatique, fut la pitoyable issue d’un sexe qui n’est, en fait, certainement pas si fort. Pensez donc, ma chère, dieu, l’homme centre du monde, le péché originel... ! Quel merveilleux pansement pour un panseur ! Non ?




Chère Madame,


Cette fois, très chère, il semble que nous ayons frôlé l’éclat, sans pour autant pouvoir faire l’économie de la meurtrissure. Mes considérations sur les actes de bien qui se révèlent être, en fait, des actes de mal, vous semblent bien injustifiées. En outre, si vous concédez au manque de valeur en soi de la sincérité, il ne reste pas moins vrai, selon vous, que « ... les actes de pure bonté, de véritable altruisme existent et il est parfaitement inconcevable qu’un individu puisse, sans même pouvoir les connaître, en décréter l’inanité et, plus encore, affirmer qu’ils relèvent du mal ».


Croyez bien, chère Madame, que je ne souhaitais nullement remettre en cause la qualité du transport intérieur. Vous me dites avoir « ...en de nombreuses occasions, ressenti un fort élan de tendresse, de générosité protectrice totalement dénué d’arrière pensée envers untel ou untel... » et je vous crois sans restriction aucune. En outre, il m’est parfaitement clair que cette capacité d’élan, d’empathie inconditionnelle pour l’autre, est très certainement le pôle le plus élevé de notre condition humaine.

Cela étant, considérons séparément, si vous le voulez bien, le sentiment porteur et l’acte accompli. Un sentiment de bonté envers une tierce personne a probablement pour origine la perception, par l’observateur, d’une situation autorisant l’émergence de ce sentiment. Or, en des circonstances autres, ce peut être des sentiments de mépris, de jalousie, d’horreur, de supériorité,... qui naissent en le même observateur. Un élan de bonté se produit donc en fonction d’un regard singulier porté sur autrui.

Alors, nonobstant les retours du type « image personnelle valorisée », qui ont pour effet de brouiller encore plus la perception, ne pensez-vous pas que l’exactitude de la perception entraîne naturellement l’efficacité de l’acte ? Dès lors, nous l’avons déjà évoqué antérieurement, plus la perception est fine et plus l’action est nécessairement adaptée puisque l’inverse est nécessairement vrai. Or, vous mêmes, n’avez-vous pas le sentiment de n’être, à la réflexion, profondément comprise par personne ? Plus généralement, le sentiment d’être incompris, n’est-il pas partagé par tous ? De plus, s’imaginer comprendre l’autre, les autres, n’est-ce pas la raison principale de l’isolement de chacun ?


Bien entendu, nous nous sommes certainement tous trouvés dans une situation nous autorisant à croire que nous effectuons parfois une oeuvre de bien. Cependant, que comprenons-nous réellement des êtres qui nous sont proches et de ceux qui le sont moins ? Fort peu de choses, ce me semble. Dans ces conditions, comment espérer que nos actes, par une surprenante alchimie, deviennent parfaitement adaptés à ce dont on ignore les caractéristiques profondes ? Pour cette raison, je crois que l’idée même du bien accompli envers quelqu’un masque, en réalité notre incompréhension. Je crois bien, également, que ce type d’acte mets fréquemment le bénéficiaire dans une très inconfortable situation. En effet, ce dernier peut estimer le geste insuffisant ou retomber plus ou moins rapidement dans un sentiment de manque, alors que le geste, lui, a bel et bien été accompli dans le but de le satisfaire. Comment, dans ces conditions, pourrait-on éviter certaines répercussions telles que l’insatisfaction des deux partis, les jugements, la jalousie, l’attente d’un retour, le mépris de l’un, de l’autre, de l’un et de l’autre ?


« Il suffit, Monsieur ». Pourriez vous me dire. « Nous ne vivons que dans le relatif. La quête de l’absolu, pour autant qu’il en soi, ne peut entraver nos actes de bien, quand bien même seraient-ils relatifs ».

Auquel cas je vous répondrais que, certes, nous ne vivons que dans le relatif, mais alors pourquoi considérer notre perception, et surtout les actes qui en découlent, comme étant justes, adaptés, être « le bien » ? N’y a-t-il pas, là, une prétention qui consiste à élever le relatif au niveau du suffisant, voire du nécessaire ?

Par exemple, que Madame votre mère ait ressenti un bien, au travers des multiples actes qu’elle a accompli à votre égard, se conçoit. Cependant, je doute que cela puisse constituer votre « nécessaire ». Je doute, de la même manière, que votre empathie sincère pour untel ou untel ait jamais pu constituer l’amorce de la moindre once de plénitude durable en eux. Je crains, pour dire le vrai, que ce type de décalage ne soit une constante dans les relations entre les êtres.


Par ailleurs considérons, si vous le voulez bien, la notion admise « d’accumulation d’oeuvres de bien ». Pour certains esprits par trop simplets, une vie bien remplie se signale au moins par la reconnaissance institutionnelle de l’entourage, au mieux par le port de quelque médaille ou autre cordon, et, dans les cas les plus extrêmes, par la statue équestre qui est, nul ne peut l’ignorer, un fort sérieux symbole de la grandeur, n’est-il pas ?

Dans certains autres cas, où l’esprit se distingue par sa capacité onirique, l’accumulation des oeuvres de bien peut sembler constituer une somme équivalente à un mieux, à un résultat probant. Or, en quoi, diantre, une accumulation de zéro ferait-elle un chiffre, en quoi une accumulation de projections ferait-elle une connaissance ? Comment conférer, au sentiment d’avoir accumulé, la vertu ou la capacité de percevoir ce qui n’est pas perçu, de percevoir ce qui n’a jamais été perçu ? Comment peut-on mésestimer son incompréhension immédiate de l’autre, à l’aune des multiples actes inconsidérés, accomplis dans le passé ?

N’est-ce pas de la prétention, très chère, que tout ce charabia mental. Ne sont-ce point, là, des justificatifs éhontés de sa propre ignorance, ainsi que des alibis pour la vente de sa propre image, que ces sublimes retours d’une pseudo approche des êtres ?

Dans la même logique les diverses « repentances » effectuées par les individus, les organisations ou les états, vis-à-vis d’actes malheureux perpétrés dans le passé sont également la marque insigne du camouflage. Le camouflage des raisons des crimes passés et le camouflage des mêmes travers actuels rendant possibles de nouvelles exactions justifiées par d’autres raisons, avec la même bêtise !

Pour me résumer, si l’accumulation d’actes par le passé, n’est pas sagesse et finesse de perception dans le présent, elle n’existe pas, puisque nous ne saurions jamais avoir un autre socle d’expression que le présent. En d’autres termes, il ne peut y avoir d’accumulation ailleurs que dans l’acte momentané puisque l’acte est nécessairement « accumulation ». En conséquence, comme chacun des points constituant le passé n’a été fait que d’instants présents, l’ignorance maintenant est nécessairement l’ignorance toujours, et, si l’on cherche ce qui a été accumulé...


Quant aux actes accomplis en résonance du sentiment du « bien », je vous ferais grâce, très chère, des mots et des images qui me viennent en l’esprit. Vous êtes d’une belle sensibilité et je suis assuré que si vous voulez faire un quart d’heure de réflexions, vous les verrez et vous les sentirez comme moi.


P.S. en réponse à votre P.S.

Ma chère, je vous retrouve bien, là, et permettez moi de louer, en cette occasion, votre sens de la mesure. J’approuve en effet, en tous points votre analyse. Les deux trop fréquents corollaires de la grande intelligence sont la superficialité, comme conséquence banale de la rapidité de pontage, et l’infatuation, comme conséquence extraordinaire de l’amour porté à la brillance d’un reflet de surface.

En outre, comme l’union de ces deux traits a pour effet de constituer une très flagrante défense, je ne puis m’empêcher de constater que la grande intelligence n’est en quelque sorte qu’un miroir sur la partie intérieure du rempart protecteur. Par contre, l’esprit de recherche implique une rigueur, pour se libérer de l’attachement personnel, et un évident mélange de modestie et de pugnacité pour s’ouvrir à ce qui nous dépasse. Là, dans cette volonté d’approfondissement, se situe probablement la réelle intelligence.




Chère Madame,


C’est donc à votre récent voyage que je dois d’être resté quelques semaines sans nouvelle aucune de vous.

Vous me trouvez heureux d’apprendre que celui-ci s’est bien déroulé, que vous avez pu profiter des charmes de la régions bordelaise malgré de nombreuses heures passées au chevet de Madame votre mère.

Je sais, par expérience, combien il est difficile de ne pas tenir de propos par trop imprégnés d’inanité à une personne chère qui craint de se voir mourir. En outre, la perplexité éclairée des spécialistes a renforcé, dites-vous, son désarroi quant à l’évolution de son mal et aux chances qu’elle doute avoir de promptement guérir.

Connaîtra-t-elle le futur mari de Mademoiselle votre fille, assistera-t-elle a son mariage et verra-t-elle ses petits enfants lui sourire ? Ces interrogations semblent la miner plus encore que ne la minèrent les épreuves dans le passé rencontrées.

Vous me dites que mes quelques considérations sur la sincérité, sur la foi, sur l’incompréhension de l’autre ainsi que sur les oeuvres de bien ont eues pour effet de multiplier, en vous, les questionnements et de freiner certains actes qui, en d’autres temps, n’eussent pas manqué de se produire.

En outre, vous m’entretenez du profond sentiment de brièveté de l’existence qui vous a submergée quelques jours durant. La crainte de perdre quelqu’un de cher vous semble proportionnelle au reproche que vous vous adressez de n’avoir jamais été ce qu’il fallait, là où il le fallait, quand il le fallait. Soyez certaine, ma chère, que nous en sommes, je le crois, tous à ce point.

Cependant, vous n’ignorez pas qu’il fut un temps, guère éloigné, où l’on considérait que la mort la plus détestable, et donc la plus à redouter, était celle qui survenait brutalement. Il était en effet dans les moeurs de cette époque d’apprécier la chance donnée de se voir mourir, de mesurer le temps restant et de l’utiliser pour s’éteindre le cœur en repos. Il s’agissait, dans le même temps, de porter un regard sur l’existence accomplie et ceci entraînait naturellement cela. Notre époque actuelle baigne dans une toute autre culture où le prolongement de la vie, à toute force et dans n’importe quelle condition, rivalise, en terme de valeur, avec la mort survenant « sans qu’on s’en rende compte ». Là encore, ceci entraîne naturellement cela. Heureusement, il ne peut se faire que la pensée commune fasse force de loi.

Vous le savez aussi bien que moi, ma chère, Shoppenhauer s’est, en substance, étonné du fait que certains puissent s’angoisser à l’idée du néant après la mort, alors qu’ils ne s’angoissaient pas à l’idée du néant dont ils venaient de surgir, du fait de leur naissance. Cette approche ouvre effectivement sur une belle incongruité. Plus avant, je trouve hautement suspect qu’un néant puisse être cause d’une existence et que ce même néant puisse également être l’effet de celle-ci. Ne vous semble-t-il pas qu’il y a, là, une logique pour le moins surprenante ? Une totale absence de logique, pour dire le vrai !

Si l’on imagine que le néant engendre, comment peut-on croire qu’il puisse résulter de son flou acausal de multiples architectures si distinctes sans aucune cause ? De même, si les existences individuelles, qui se trouvent être d’une singularité notable, se réduisent à une néantisation alors qu’elles furent productives à chaque instant, comment peut on croire que cette néantisation soit sans effet ? Comment croire, en résumé, que le néant puisse être cause d’une multitude et ne pas être constitué des effets de celle-ci ? N’y a-t-il pas, là, une « logique » par trop imprégnée d’un regard strictement humain et par là même limitée se heurtant, de fait, à sa propre suffisance ?

Cette « logique » ne s’appuierait-elle pas sur le fait, par nous récemment évoqué, qu’on ne voit rien avant l’apparition d’un phénomène et qu’on ne voit rien non plus après sa disparition ? Ce qui pourrait signifier que l’on accepte comme existant que ce qui est devant nos yeux. Or, le commun trouve également parfaitement admissible que les choses continuent à exister même si il ne les voit plus, du fait, par exemple de son éloignement géographique où de sa mort. Il accepte donc l’idée que le monde persiste, en somme, malgré l’absence des objets ou de son propre regard. Etrangeté, encore, que cette antinomie soit admise si aisément par tous !

Nous sommes, à certains égards, encore au temps ou certains pouvaient affirmer, en se basant sur l’expérience commune, que le soleil naissait et mourait pour renaître chaque jour. Imaginez-vous, ma chère, c’étaient eux qui tournaient sur eux-mêmes, le soleil, lui, ne naissait ni ne mourrait !

Par ailleurs, dans l’obscurité on ne voit pas les objets mais, si on allume une lampe, on les voit. En somme, notre capacité ou incapacité à voir n’a pas d’incidence, de fait, sur la réalité des objets. Par extension, croyez bien, ma chère, en la chose suivante, j’ai le vif sentiment que seul un enfant en bas âge pourrait craindre que les objets n’existent plus parce qu’il ne les voit plus. L’âge adulte, en principe, admet l’existence de l’objet même lorsqu’il ne le voit pas. Or, ce stade participe pour certains de nos psychologues de la sortie d’une étape de fusion caractérisant, si celle-ci persiste, l’autisme infantile, la schizophrénie en d‘autres termes.

Je ne vais pas, là, vous entretenir de concepts abstrus mais je vous prie de croire que, si, comme nous en avons déjà parlé, le fait de l’existence se caractérise par la simultanéité de la cause et de l’effet, ce dernier, l’effet, est nécessairement cause et celle-ci est nécessairement effet, et ainsi de suite. En résumé, je crois bien qu’il n’y a pas plus de néant avant la naissance ou après la mort qu’il n’y a de quelconque métempsycose. Dès lors, le seul problème qui se pose réellement à chacun est celui de la qualité, à chaque instant, et non celui de la durée puisque nous ne pouvons en être dépossédé. Or, il me semble, si l’on considère avec un peu d’attention ce point, que notre culture actuelle, par défaut de logique, confond dramatiquement la durée avec la qualité.

Dans le cadre de cette approche, par exemple, tant le suicide que l’acharnement thérapeutique sont les expressions d’une absence de qualité. Ce sont deux exemples d’une recherche mal fondée, sans réelle valeur. En effet, le suicide est l’arrêt, par la mort, d’une quelconque souffrance vécue au quotidien, et aboutit donc à une recherche de valeur : l’idée d’une non souffrance, dans l’arrêt de l’existence ; l’acharnement thérapeutique, quant à lui, croit trouver une valeur dans le prolongement de la durée de cette dernière. Ces deux recherches de valeur, produite, dans le premier cas et subie, en lecture de surface, dans le deuxième, délaissent, éloignent et nient en fait la valeur même de l’acte personnel au présent pour le substituer à l’imaginaire d’un mieux futur. Ces deux faces d’une inutile souffrance ont pour seule matière l’évidente confusion de la pensée ambiante.


Essayons, si vous le voulez bien, de clarifier quelque peu notre esprit. Si l’on assimile la maladie à la perte de la santé la guérison devient un gain, soit. Cependant, qu’en était-il de la qualité de vie, au sein de ce bien être, avant l’apparition de la maladie ? Pas grand chose, puisque ce bien être était probablement recouvert par d’autres préoccupations, par d’autres images ressenties à ce moment là comme des manques. De la même manière, imaginez la satisfaction et la joie ressenties à la suite de la guérison. Quelle aisance, quel plaisir, quelle grandeur en l’existence quotidienne reste-t-il six mois après ? Bien que l’on puisse dire qu’il est préférable de ne pas être malade, est-ce que cet état d’absence de maladie ou de guérison n’est pas très vite recouvert par d’autres problèmes handicapant, d’ordres physiques ou mentaux, resurgissant alors puisque la place occupée jusque là par la maladie est dès lors laissée vacante ? Non, il ne vous semble pas ?

Et bien voilà, ma chère, on attribue le « bien » à la guérison, à la durée, au fait de posséder, au fait de ne pas avoir de maux simplement parce que l’on est persuadé que l’inverse est souffrance ! Or, qu’en est-il, concrètement, de cette très relative absence de souffrance au quotidien ? Peu de chose, n’est-ce pas ! Peu de qualité, peu d’envergure, peu de liberté, peu de temps, peu d’énergie vive, peu d’idéal, peu de grande réalisation, peu d’ouverture, peu de compréhension de soi-même et des autres, peu de richesse en somme, seulement l’écrasante banalité justifiée du quotidien.

Ah ! Voyez-vous, ma chère, estimer que notre souffrance, notre malheur, surviennent à cause de... , implique nécessairement que l’on imagine, à tort, pouvoir être heureux grâce à... !

Ce principe, sous-jacent à un pitoyable « bon sens » que l’on dit commun, est en lui-même une très excellente raison de souffrir continûment, puisque le « à cause » trouve sa racine dans l’imaginaire présent d’un fait passé ou futur, et que le « grâce à » s’ancre dans l’imaginaire présent du futur. Ce qui, en conséquence, vous l’aurez deviné, fait que l’imaginaire présent se trouve donc nécessairement être l’unique producteur de l’inconfort et de l’insatisfaction. Or, si la capacité dont dispose la pensée de réitérer à l’infini ce type de trouble est patente, c’est parce que l’attachement à un illusoire mieux, constitué de comparaisons, est inhérent à l’imaginaire, au rêve.

Il s’agit là, j’en suis certain, de la seule maladie dont nous ayons tous à guérir dans les délais les plus brefs. En somme, si je puis me le permettre, je dirais que seule la production d’une qualité personnelle, dans l’instant, quelques soient la teneur des circonstances, peut être réellement appelée guérison.


Portez votre attention, si vous le voulez bien, sur les guérisons dites « miraculeuses ». Untel ne marchait pas et remarche, telle autre affligée d’un goitre...etc. Mais ma chère, comment désigner par le terme de miracle la seule perpétuation d’existences encombrées (avant, pendant et après la maladie) des mêmes inconforts engendrés par divers manques nécessairement toujours justifiés par l’imaginaire ? Est-ce bien là, le fameux miracle, ou ne peut-on penser que le seul, le vrai miracle, consisterait en la production de qualité en soi et, ce, bien portant ou malade, jeune ou vieux ?

En outre, n’avons-nous pas mis en évidence, il y a quelque temps, le fait que la maladie était une production dont la victime  ne pouvait être autre que l’auteur ? Dans ce contexte, n’est-il pas pertinent de considérer la maladie comme la marque remarquable d’un fort besoin d’expression, comme une sorte de message inconscient. N’avons-nous pas, en outre, évoqué le fait que toutes les souffrances résultant de la maladie n’étaient, le plus souvent, qu’une forme particulière de nombrilisme, une forme se justifiant précisément par cet alibi même que, cette fois, on pouvait enfin, dans la plus grande dépendance, ne pas pouvoir éviter le choix de l’égoïsme le plus extrême !

Quant au sentiment d’impermanence, chère Madame, il me semble être certes nécessaire, mais par trop flagrant, trop ostentatoire. En effet, ne peut-on remarquer, dans notre regard porté, une continuité ? Or, comment concilier le fait que les choses, les êtres et les phénomènes nous apparaissent naître et mourir alors que notre perception, elle, nous semble étrangement constante. Il y a, là, je le crois un paradoxe, quelque étrangeté logique dont nous pourrons, à l’occasion, rediscuter.

Vous êtes donc enfin rentrée, Madame votre mère semble, en l’immédiat, se mieux porter, et veuillez croire que si mes propos vous permettent, quelque peu, de franchir ce très délicat passage qui consiste à être là ou il le faut, à faire ce dont l’autre à besoin alors qu’il s’exprime le plus souvent par un intraduisible non-dit, je serais le plus heureux des hommes.


P.S. Il est parfaitement nuisible, je le crois, de respecter les idées par trop erronées. Il me semble que le véritable respect envers les êtres consiste en le non respect des choses qui, en eux, les font souffrir en vain. Que le fait de ne pas accorder à ces idées un respect inconsidéré blesse, fasse souffrir l’autre, ne provient pas d’autre chose que de l’identification abusive de certains à ce qu’ils pensent. Or, l’identification à des idées ressenties comme étant « soi-même » est la plus parfaite illustration de l’inclusion d’objets mentaux. Ceci nous conduit évidemment aux objets de la croyance et, de fait, éclaire encore une fois la priorité de l’objet et de ses résonances sur la sincérité. En somme, il n’est pas une seconde du fonctionnement de la pensée qui ne soit une position subjective en référence à des objets préalablement acceptés. Pour cette raison, quand ma concierge déclare, avec un aplomb certain, « je pense donc je suis », j’ai le vif sentiment alors qu’elle rate, là, une belle occasion de se taire.




Chère Madame,


Compte tenu de la teneur de mon dernier courrier, vous fûtes cette fois étonnamment prévisible. Votre argumentaire sensible et détaillé sur le fait de la disparition des êtres, semble, je vous l’accorde, frappé du sceau de la plus grande évidence. Je n’en disconviens pas.

Si je peux me permettre de vous résumer, vous me dites avoir été suffisamment confrontée à la mort des autres, pour savoir que cette dernière est parfaitement définitive et que des propos s’avisant de nier cette évidence, seraient à rejeter sans plus de considération dans le grand sac des inepties et fadaises de toutes sortes. Vous avez, de plus, la gentillesse de me rappeler l’origine du concept de deuil dans la nuit des temps, et vous me dites qu’il ferait beau voir que je sois capable de vous démontrer la vanité de ce concept.

Rassérénez-vous, je n’ai ni le désir ni la prétention de croire vous amener à voir ce qui n’est pas visible. Lorsque un être meurt, il n’est effectivement plus là ! Tel est le cadre de ce qui nous est évident, et nulle magie ne peut en reconstruire la forme ou l’esprit.

Cela étant, je souligne presque incidemment que cette évidence est de même nature que toutes les autres « évidences » déjà évoquées à propos du temps, de l’espace, de la durée, du vieillissement, de la maladie,.. etc. Ce ne sont là que les évidences nées de notre perception humaine et nous en avons, il me semble, déjà éclairé les limites pernicieuses lors de nos précédents échanges.

A défaut d’y voir vraiment clair, tentons d’approcher ce problème avec logique. Plus précisément, je vais essayer d’élaborer une logique à travers divers exemples qui vous sembleront peut-être n’avoir entre eux qu’un lien ténu.

Il y a les choses que nous voyons, dites par là même, existantes, et celles que nous ne voyons pas. Or, nous savons que les choses que nous ne percevons pas peuvent malgré tout exister, puisque les limites de notre perception ne sauraient rendre non existantes les choses situées hors de notre cadre.

Prenons, par exemple, un tas de sable d’un mètre de hauteur. Enlevez en un grain, dix grains, cent grains, écartez-vous et observez-le. A vos yeux, cela restera sans nul doute un tas de sable. Vous ne noterez probablement même pas la différence de masse globale. Puis, enlevez la quasi totalité des grains pour ne laisser que cinq grains joliment empilés, reculez-vous de trois mètres et donnez à cette forme un nom. Vous ne la voyez plus ! Vous hésitez à donner un nom à une forme que vous ne percevez pas ? Pourtant, quelle différence de nature croyez-vous pouvoir établir entre le tas d’un mètre de hauteur et celui de cinq grains de sable ? Ah oui, j’oubliais ! A votre échelle l’un existe et l’autre non ! Qu’appelez-vous donc un tas de sable alors, ma chère ? Qu’appelez vous donc une forme, en général ? Ne décrétez vous pas « existant » ce qui n’est qu’à votre mesure..., ce qui n’est que votre mesure ?

Prenons, par exemple, un être qui vous est cher. Est-il lui-même en votre mémoire au moment où vous me lisez, alors qu’il n’est probablement pas devant vous, ou bien l’était-il il y a dix ans ou le sera-t-il dans dix ans ? Ne me rétorquez pas qui s’agit, là, évidemment du « même », puisque cette notion est dénuée de fondement du fait qu’il n’y a pas d’identité de la forme et de l’esprit dans le temps, comme nous l’avons déjà évoqué. Alors, qu’est-il ?

En outre, vous pourriez, là, à l’instant, apprendre qu’il lui est arrivé un accident invalidant ou mortel. Soudain, cela modifierai obligatoirement l’image que vous avez de lui. Ce que vous dénommez « untel » tolère donc des changements de situation et de forme puisque, amputé d’un bras ou rendu amnésique, vous l’identifieriez néanmoins sans hésitation comme étant « le même » et, en outre, cette dénomination supporte même son éventuelle disparition. Ainsi, le sentiment ressenti d’identité se joue des différences plus ou moins grandes, relatives à la forme ou à l’esprit.


Je suppose que vous avez pu vous étonner de la spontanéité et de la fraîcheur candide de Madame votre mère, sur la photo que vous avez découverte au fond d’une boite, lorsqu’elle avait à peine cinq ans. Avouez qu’il vous est difficile de penser qu’elle est réellement la même et qu’il vous est également difficile de penser que c’est quelqu’un d’autre. De même, il vous est difficile de penser qu’elle a vraiment été elle-même à un moment donné du temps dans le passé, qu’elle l’est vraiment maintenant, ou le sera enfin vraiment dans le futur. Alors qui est-elle en réalité ? Vous-même, du reste, entre le premier reflet de votre corps en un miroir et celui que vous percevez actuellement, l’unique « permanence » que vous pouvez constater est celle du regard que vous portez. Pourtant, votre forme et vos traits ont, quant à eux, réellement changé.

En somme, ce que nous appelons identité est évolutif, mouvant, et se caractérise par une modification permanente, quand bien même cette permanence ne serait pas perceptible à chaque instant. En d’autres termes, la similitude des caractéristiques implique pour nous une impression d’identité et vous n’êtes ni horrifiée des changements survenus à Madame votre mère en soixante cinq ans, ni surprise de ceux que vous n’avez pas perçus depuis votre premier reflet.

Ainsi, les structures nommées « corps » sont évolutives, et singulières en cela qu’aucune ne se confond jamais avec une autre. Il est impossible que vous ne puissiez distinguer une « structure » comme celle de Madame votre mère à tout âge, celle d’un ami, amputé ou non, la votre, maintenant ou dans le passé, avec une autre structure à un point quelconque de son évolution.

L’identité est donc une structure provisoire qui évolue à chaque instant, et se modifie nécessairement tant dans son aspect mental que physique. Ce point admis, comment imaginer que ce merveilleux objet de notre attachement sensible puisse être acausal ? En quoi, à quel moment, cette structure pourrait-elle ne pas engendrer d’effets ? Quel corps, quelle pensée immédiatement futures engendrons-nous, là, en cet instant,? A présent, d’où vient ce que nous sommes, là, si ce n’est de notre immédiate antériorité ? Ne sommes-nous pas, alors, naissance et mort simultanées de « quelque chose », pour une « autre chose » simultanée, et n’appelons-nous pas cela « identité » ? Alors pourquoi noter, en particulier, l’absence soudaine d’une structure, dans la mesure où nous n’avons jamais noté les naissances et les morts successives de cette « même » structure, pour la seule raison que celle-ci nous apparaissait être identique ? Est-ce que la notion même de similitude, qui gomme les différences, n’est pas, en réalité, ce qui caractérise un regard par trop humain, et dont un des effets les plus remarquables, est de ne permettre aucune perception des naissances et des morts simultanées dont, pourtant, l’évidente flagrance n’a pour égal que la déduction la plus élémentaire ?

Alors voyez-vous, très chère, nous ne percevions rien et, pour diverses raisons, un être apparaît. Comment apparaît-il sans ses causes propres ? Nous ne percevions rien et, pour diverses raisons, un être disparaît. Comment disparaît-il sans ses effets propres ? Nous pensons durer alors qu’il n’y a que naissance et mort simultanés d’une structure provisoire, pour une naissance et une mort simultanés d’une structure provisoire. Ces deux produits ne sont donc pas les mêmes, mais l’un engendre simultanément l’autre, et ce dernier engendre simultanément son produit consécutif. Ne vous avais-je pas déjà évoqué la grandeur de ce concept qu’est la simultanéité de la cause et de l’effet ?


Cher Monsieur, pourriez-vous me rétorquer, votre démonstration relève effectivement d’une certaine forme de logique mais lorsque vous perdez quelqu’un, cela est malheureusement définitif et votre théorie, si belle qu’elle soit, ne peut en aucun cas empêcher la décomposition d’un corps !

Auquel cas, je vous répondrai qu’effectivement le phénomène de la mort existe. Mais il s’agit de la mort de quoi... , de qui ? Je vais tenter de m’en expliquer.

Pouvez-vous imaginer n’être que plusieurs tonnes de victuailles et de boissons de toutes sortes ? Non, bien sûr ! Cependant, n’est-ce pas la somme de ce que vous avez ingurgité depuis votre naissance ? Or, vous ne vous y identifiez en aucune manière. Prenons l’autre bout du processus. Vous semble-t-il avoir perdu d’importants volumes d’un « vous même » depuis votre naissance ? Non, certes, puisque vous ne vous y identifiez pas non plus ! Cela étant, tentez l’expérience de ne boire ni de manger durant les deux prochains mois. Que restera-t-il de votre identité ? Alors, ma question se résume ainsi : êtes-vous ou n’êtes vous pas constituée, d’une si heureuse manière, « d’ingrédients » qui, très paradoxalement, n’ont rien à voir avec votre « vous même » ? Qui êtes-vous, très chère, une somme de légumes, de poissons et de viandes ingérées ? Que n’êtes-vous pas : une somme de déjections ? Evidemment non. Fort bien ! Mais quelle réelle place pensez vous occuper entre ces deux extrêmes qui, eux, ont pour caractéristique d’être constants ?


Alors voici ma pensée, pour autant que celle-ci soit claire. Une structure provisoire, en d’autres termes tout corps, se constitue d’éléments et en rejette certains, aux seules fins de l’édification singulière d’une forme momentanée. Pour être plus précis, tout corps momentané s’ordonne, grâce à l’interaction des multiples causalités particulières de ses propres composants, ainsi que des causalités particulières de chacun de ses apports extérieurs. En somme, que vous considériez un corps comme la ville de Paris, votre ami l’architecte moustachu, un arbre ou une tornade, le principe est évidement le même. Toute forme puise et rejette, à chaque instant, les éléments qui, bien que n’étant pas la forme « elle-même », la composent momentanément en terme de structure existante.

Prenons l’exemple de la tornade. Si elle apparaît alors que vous considérez qu’elle n’existe pas « en tant que telle », vous prenez certainement des risques majeurs autant qu’inconsidérés. En revanche, si vous décidez d’en extraire quelque parties, vous ne récolterez que des composants tels que des brindilles, du sable, des détritus de toutes sortes et peut-être un vieux bout de kleenex. Essayez donc de montrer le fruit de votre récolte à quelqu’un en déclarant :

Regardez cette belle tornade que voici !

Que pensez-vous que puissent être ses réactions ?

De plus, sur quelle base logique devrait-on s’appuyer pour affirmer qu’il en va autrement du corps humain ?

Alors, pourquoi ne pas accorder à cette « volonté de structure », à la fois cause et à la fois effet d’elle-même, une qualité de permanence nous permettant, pour le moins, de ne pas essayer de chercher ailleurs ce que nous ne voulons pas voir ?


Ah ! Très chère, je ne suis pas démiurge et la seule logique n’a guère le pouvoir de faire réapparaître ce qui n’est plus. Par contre, je considère qu’elle peut avoir une certaine utilité en ce qui concerne ce qui est. Maintenant, venons-en à la notion de deuil. Croyez bien que tout le verbiage dont je pourrai user se résume en quelques mots : projections, vanité par incompréhension et souffrances inutiles puisque, une fois encore, la perte n’est pas moindre du vivant de l’autre, que lors de sa disparition.


P.S. Je pense qu’il n’est pas inutile de considérer la maladie sous l’angle de l’énergie. A savoir que la maladie est prétexte au manque d’énergie. Or, l’énergie la plus vive est très certainement l’énergie produite par le partage de la réalité de tout ce qui est extérieur à son propre esprit. Pour cette raison, se considérer atteint par la maladie, revient, en fait, à ne pas désirer comprendre en soi les raisons de cette production. De la même manière, porter un avis définitif sur les êtres et les phénomènes revient à ne pas désirer comprendre, en soi, les raisons de sa propre étroitesse et de sa vision limitée. Cela est maladie perpétuelle, non énergie, et aboutit nécessairement à des plaintes de toutes sortes, pour l’excellente raison qu’elles semblent toujours parfaitement justifiables.


P.S. Bis. Je doute, ma chère, que le fait de ne pas avoir un idéal élevé soit la caractéristique de la modestie. Je crois plutôt qu’elle est celle de l’attachement orgueilleux à sa frileuse petitesse.

Dans un ordre d’idée assez proche, je ne pense pas que l’on se plaigne à cause de la souffrance. Il me semble, par contre, que l’on souffre surtout à cause de la plainte.




Chère Madame,


J’ai bien pris note de vos interrogations relatives au terme de « qualité » dont j’ai usé à propos de l’état de vie de Madame votre Mère. Pour cette raison, bien que cela soit contraint et forcé, quel plaisir, très chère, que d’entamer à présent une réflexion sur la « qualité » !

Dictionnaire aidant, la « qualité » désigne l’état caractéristique d’une chose, ou encore, ce qui évoque la valeur de quelqu’un. Cela étant, il n’est pas rare à notre époque de voir certains êtres chercher à acquérir, et à toute force, désirer conserver des conditions ou objets dits de « qualité ». Cela tient au fait que la qualité ressentie d’une manière passive et extérieure semble parfois plus facile à obtenir que la qualité produite en soi, par soi-même. Il ne suffit en effet, pour cela, que de s’entourer des objets et situations susceptibles d’engendrer en soi le ressenti de la qualité. Cela étant, et malgré certaines gênes dues aux phénomènes de tassement du plaisir et de l’habitude qui impliquent une surenchère indéfinie, quelques esprits médiocres perpétuent une propension à s’identifier totalement à la qualité inhérente aux objets supposés continuer à distiller en eux la valeur recherchée. En outre, est-il nécessaire de souligner que la qualité en soi de l’objet est évidemment davantage fantasmée que perçue ? Ce phénomène au demeurant trop courant, montre à l’évidence que ce type mesquin de qualité ne peut en aucun cas, prétendre à en être véritablement une.

En fait, la première chose qui me vient en l’esprit, à propos de la valeur en soi, c’est qu’il ne peut être de qualité sans production de qualité. La laisser dépendre de facteurs extérieurs la rendrait aléatoire et impliquerait, par là même, son manque profond de réalité. En effet, la raison pour laquelle n’est envisageable que la qualité produite par soi, tient au fait suivant : si elle est relative à un événement extérieur, celui-ci en définit l’ampleur et la durée. Or, tant l’ampleur que la durée de la qualité sont des vertus qui, caractérisant notre existence à tout instant, ne peuvent pas ne pas nous appartenir en propre. Cependant, je n’ignore pas que certains esprits superficiels se soient attachés à narrer l’infinité des aléas d’une qualité ressentie au contact de circonstances semblant provisoirement propices. Mais tel ne saurait être mon propos. En réalité, je le crois, ni l’âge, ni la maladie, ni les circonstances ne sauraient altérer durablement une production qualitative. Profondément, il n’est donc pas de cas où la qualité pourrait être autre que générée de l’intérieur.

Que pourrait donc signifier alors le terme de « qualité » ?

A la réflexion, il me semble que la qualité ne peut être autre que le discernement. En effet, ce qui n’est pas discernement est confusion, ce qui est confusion est décalage, et nécessairement troubles de toutes sortes. En d‘autres termes, appelons donc sagesse, si vous le voulez bien, ce que l’on peut définir par le discernement. Or, le discernement, la sagesse, ont nécessairement pour fonction de s’appliquer au monde, c’est-à-dire à la multitude des phénomènes qui caractérisent nos existences particulières. L’inverse, ou le non discernement, impliquant pour cette raison de multiples désagréments. En conclusion, la sagesse est donc discernement et, par là même, qualité intérieure, foncière, simultanée à une production de chaque instant.

Mon cher, pourriez vous me dire, cela ne me semble pas incohérent, mais n’est-ce pas là une incitation à un retranchement du monde qui fut, dans certains cas, le propre de quelques émérites anachorètes du passé ? Dans le cas contraire, comment une telle sagesse pourrait-elle naître de ce monde actuel et, enfin, comment pourrait-elle s’y exercer ?

Je vous répondrai, dans ce cas, qu’il convient d’inverser le problème et d’observer que la constante origine de nos insatisfactions, angoisses et troubles les plus divers se situe bel et bien en ce monde. Ne craignez pas que je dresse, sur l’heure, une liste indéfinie, mais vous serez certainement d’avis, de concert avec moi, de procéder au constat suivant : tous nos troubles passés, présents et futurs sont nés, naissent et naîtront de la relation à un objet, réel ou imaginaire. Ce constat implique l’évidence suivante : nous sommes constamment mus par des objets réels/irréels en notre esprit, et les diverses insatisfactions que nous ne manquons pas d’éprouver au quotidien, ne naissent que de notre manque de discernement et des images erronées que nous plaquons à l’envi sur ces objets. Dans ces conditions, il apparaît alors que nul retranchement de ce monde ne peut s’effectuer sans emporter son propre monde. Ce qui, de toute évidence, ne correspond guère au fait de quitter le monde.

De même, ne pouvant nous extraire de l’acte perceptif, force est de composer avec, force est de permettre aux phénomènes perçus de devenir les facteurs déterminant l’ampleur et la richesse de notre discernement. En effet, il est, je le crois, indispensable de se faire à l’idée que si les multiples objets de nos troubles définissent leur envergure singulière par l’ignorance que nous avons de leur nature, ils définissent paradoxalement l’envergure de notre connaissance. Or, s’il y a connaissance il y a sagesse et donc qualité intérieure.

Résumons nous. Peut-on réellement penser qu’une ignorance, une connaissance, une sagesse, puissent se cristalliser sans un objet ? Pensez-vous connaître Marcel dès lors que vous connaissez Gilbert ? Pensez-vous connaître la figue du Népal puisque vous connaissez bien la poule au pot ? Quelle connaissance de la rive gauche du fleuve Amour vous donne la parfaite maîtrise des sens interdits de la Porte des Lilas ?

Voyez vous, ma chère, un objet connu crée forcément une connaissance adaptée, une certaine sagesse dans la relation objectale en quelque sorte. Alors, dans ce cas, ne peut-on étendre ce principe plus largement et ne serait-il pas du plus heureux, que nous puissions nous enrichir indéfiniment ? Or, globalement, nous ne sommes encombrés que de la méconnaissance et du non partage de la réalité objectale. Là, se situe la non qualité momentanée, là, se situe le non acte ou l’acte décalé.

D’autre part, l’instant de la perception de quelque chose, d’un objet réel ou irréel, est toujours le propre de l’immédiateté, c’est-à-dire du seul présent. Par contre, ce à quoi nous renvoie l’image immédiate n’est fait que de nos repères usuels, que de notre habitude de « vouloir voir », c’est-à-dire du seul passé. Ainsi, la réflexion, la cognition, le travail de la pensée, en somme, couvrent, masquent nécessairement la réalité en soi des choses. Là, est le non discernement, le manque de liberté, la maladive agitation mentale nommée « souffrance ».

En somme, comme nous l’avons déjà évoqué ensemble, l’instant de perception est celui de l’immédiateté alors que la résonance en notre esprit sécrète un temps et un espace engendrés par l’approche subjective de l’observateur. D’autre part, si le temps et l’espace ressentis sont un produit subjectif momentané, cette production exprime nécessairement une certaine qualité caractérisant l’observateur. Dès lors, l’acte momentané est davantage une production de temps et d’espace qu’une immersion dans une durée et dans un espace donnés antérieurs et postérieurs à l’acte. En conséquence, si les sentiments de temps et d’espace semblent être les deux dimensions de la qualité ressentie au sein de l’acte momentané, seul le discernement est, en l’occurrence, l’axe de la plus riche des productions.

Cher Monsieur, pourriez-vous me rétorquer, voila assurément une fort belle idée que cette notion de discernement dans l’immédiateté, dénuée de renvois de toutes sortes et autres connexions, mais enfin soyons réalistes ! L’impression ressentie, vis-à-vis d’un phénomène, résulte des caractéristiques de notre charpente perceptive et nous renseigne donc sur notre rapport à celui-ci mais ne peut en rien nous renseigner sur un « en soi » objectif du phénomène perçu !

Bien évidemment, vous répondrai-je auquel cas, nos perceptions sont nécessairement entachées, colorées par notre corps et il nous est impossible de nous en dissocier. Cependant, une infinité d’exemples nous renseignent sur la variation de la perception due à de multiples facteurs tels que la configuration du corps, la culture, le sexe, l’âge, l’état intérieur,... et nous pouvons déjà déduire de cette échelle que certains de ses barreaux peuvent probablement nous hisser sur un pôle d’observation plus élevé. Dans ce sens, la perception m’apparaît être un produit évolutif, donc modifiable, et il est inconcevable que nous ne puissions jamais prendre conscience de ses limites ni les dépasser. En d’autres termes, le discernement de la richesse virtuelle des états induisant la perception est potentiellement capable de dépasser le cadre défini par le corps de l’observateur, puisque cette charpente perceptive n’est qu’une concrétion, parmi d’autres, d’un « vouloir percevoir ».

Alors, si l’on accorde quelque crédit à cette approche, ne peut-on penser que plus nous percevons les choses en leur réalité immédiate, plus nous élargissons notre propre base d’existence ? A l’inverse, me semble-t-il, de multiples exemples quotidiens nous éclairent sur la corrélation patente entre l’étroitesse de la perception d’un être et son égocentrisme.

Dans le cas du discernement, de la sagesse, ne peut-on parler de production de qualité par soi-même, puisque les circonstances, quelque soit leur nature sont, de toutes façons, les causes de notre fermeture ou celles de notre ouverture ? Plus précisément, il me paraît judicieux de rechercher ce type de causes en nous, plutôt qu’en les phénomènes. Judicieux également d’envisager ceux-ci comme de simples facteurs qui, bien que chargés de sens, sont en réalité influençables. Pour résumer, si toute forme provisoire est bel et bien une qualité singulière, il est également vrai qu’un phénomène est toujours recouvert par le jugement subjectif de l’observateur, ce dernier ressentant seul, en lui-même, la qualité attribuée en surimposition et donc à tort au phénomène.

Reprenons, si vous le voulez bien, le concept de simultanéité de la cause et de l’effet. Avec cet éclairage, pourrait-on imaginer que ce qui nous est propre, en terme de perception et de réaction, puisse être si singulier, et paradoxalement acausal ? Difficilement n’est-ce pas ? De plus, comment pourrait-on se soustraire de ce processus de perception/réaction dans la mesure où nous percevons continûment un environnement, tant sur le plan sensible que mental ? Nos actes quotidiens sont donc nécessairement l’expression de ce à quoi nous renvoient les images que nous avons des choses. Dans ces conditions, le non acte, ou l’acte inadéquat, vis-à-vis du ressenti de la maladie, par exemple, n’est que la double marque de la non perception de notre propre corps, ainsi que de la souffrance résultant de l’impossibilité d’agir en harmonie avec cette élaboration provisoire. Elaboration provisoire nommée « maladie », et dont l’origine et la perpétuation ne sauraient se situer à l’extérieur du « vouloir ». Là encore, seul le discernement est qualité d’acte, seul le discernement est acte de qualité.

D’autre part, dans la mesure où ce concept de « cause et effet simultanés » exprime bien la réalité de chaque chose, la qualité est nécessairement celle de l’instant et, de ce point de vue, il n’est donc pas de factice notion de durée qui puisse s’y comparer. De fait, si la cause est l’effet et si l’effet est la cause, il est tout à fait vain de chercher un début et une fin à l’existant, puisque ces notions relèvent d’une approche qui élude la réalité phénoménale. En d’autres termes, il me semble que l’éternité à moins à voir avec la durée qu’avec l’immédiateté.

Pour exemple, la confession de fautes réelles ou illusoires du passé, ou la culpabilité entraînée par ces dernières, sont évidemment parfaitement vaines et inopérantes puisque seule la production de sagesse, en soi, immédiatement, guérit des maux passés, futurs et présents.

En somme, ne peut-on penser que seule l’ignorance, le non partage des objets en la pensée, déterminent le non acte ayant pour source le sentiment d’impuissance et pour effet immédiat la souffrance ? Du reste, il n’est pas de justificatif de non acte qui puisse suffisamment masquer les effets de la non perception pour la rendre invisible à un regard attentif. Inversement, une connaissance réelle des objets se signe nécessairement par des actes parfaitement adéquats à ceux-ci. De plus, contrairement à une croyance que d’aucun pourrait partager, la perception est acte puisqu’il n’est pas d’acte qui ne soit une réaction à une perception. Dans ce sens, une représentation exacte, un réel partage du monde des phénomènes, trouve son ampleur exclusivement dans la conscience de l’acte effectué. Là, se situe la qualité, la liberté et le bonheur.


P.S. Très chère, ne pensez-vous pas que le fait de considérer le pouvoir comme devant s’exercer à l’extérieur de soi-même, et accessoirement par la contrainte, est très certainement la plus stupide des déviations de la logique ? Quant au fait de penser justifier l’exercice du pouvoir, au travers de l’obéissance à une autorité, par le simple fait qu’il s’exerce et représente l’autorité, croyez bien qu’il s’agit, là, d’un schéma de réactions qui me semble devoir être l’apanage de l’unique gent animale. Fort heureusement, si l’on peut sans grand effort constater une infériorité et une supériorité dans la valeur inhérente à chacun, celles-ci qualifient les manières de penser, jamais les êtres, puisque ces derniers ont la liberté, à tout instant, d’en changer.





Chère Madame,


C’est avec une certaine surprise que je vous vois, là, me parler de réincarnation. Quelle drôle d’idée avez vous donc eue. Il est cependant vrai que divers courants de pensée y font allusion et que cette approche, de plus, se révèle actuellement très à la mode. Cela vous semble, me dites-vous, d’une « logique admissible ». Ah  ! Ma chère, que ne voici pas là un sujet propre à nous brouiller !

En fait, je n’y crois guère en cette réincarnation, sachez le. Je ne partage point cette logique qui m’apparaît pour le moins fort suspecte.

Entendons-nous, si vous le voulez bien. Hormis de la peur très partagée de l’anéantissement, le concept de métempsycose dérive, d’une part, de la difficulté de considérer la survie de l’âme, âme qui n’est en réalité qu’un concept dont l’utilité de la survie n’est guère fondée, et, d’autre part, de considérer le problème, parfois strictement moral, d’une certaine rétribution « nécessaire » des actes.

Pour ce qui est de mon sentiment, le concept d’âme exhale des relents d’un spiritualisme infantile, quoique partagé par plusieurs, relatif à la supériorité de l’esprit sur le corps. Je n’ignore pas que l’observation usuelle peut porter à penser que l’esprit et le corps sont deux choses distinctes, par exemple dans le cas où l’esprit essaie d’exercer en vain son pouvoir sur le corps, mais je considère comme étant infantile la conclusion relative à cette dualité sous prétexte du peu d’incidence de l’imaginaire sur le physique. En outre, nous avons déjà évoqué les limites tronquées et pernicieuses, peu représentatives de la réalité en somme, du regard humain. Souvenez vous, très chère, il y a peu encore le monde était bougrement plat !

En somme, je ne vois guère de bonnes raisons de considérer le corps et l’esprit comme étant deux choses distinctes. En effet, tant l’un que l’autre possèdent pour structure provisoire la conditionnalité des phénomènes et, pour réalité intrinsèque, la simultanéité de la cause et de l’effet. Ils sont, en d’autres termes, conditionnels et s’engendrent consécutivement puisque à la fois causes et effets d’eux-mêmes. De plus, cette singulière similitude de fonctionnement, est assortie au fait qu’ils apparaissent d’une manière indissociable et synchrone chez l’humain. Tout ceci m’incite à considérer qu’il ne s’agit que d’une seule et même réalité. Dans ce sens, je me demande pourquoi ne pas envisager tout simplement le corps comme étant à la fois la racine variable et la marque mobile de la répétition de ce que l’on nomme la pensée. La pensée momentanée ne serait-elle pas la trace volatile, quoique fréquemment affectée à des objets récurrents, de traces plus denses et plus singulières qu’on nommerait le corps ? Ce corps de la pensée dont seule notre ignorance fait qu’il n’y a pas de pensée du corps. Ne serait-ce pas, là, d’une part sacrifier l’illusion à la raison et d’autre part faire l’économie d’un clivage parfaitement néfaste ? Nous en avons déjà parlé, ma chère, le mythe de l’esprit tout puissant relève moins de la logique que de l’hébétement dans lequel s’enfonce l’individu essayant de comprendre l’origine du phénoménal.

Pour ce qui concerne le second volet de la difficulté, la rétribution « nécessaire » des actes, il réside une fois encore dans l’approche de la phénoménologie. Par exemple, l’idée <morale> de la rétribution repose sur le fait que l’acte délictueux, une fois accompli, semble ne pouvoir se décrypter ni sur le visage, ni dans la pensée, ni dans les conditions d’existence de son auteur. Pareillement, le concept de justice immanente paraît pouvoir être rejeté pour les mêmes raisons communes d’illisibilité. Or, de ce type de constat, naissent diverses lois et codes autorisant certains êtres à juger leurs semblables. Cependant, si l’on considère avec un peu d’attention la causalité personnelle de chaque forme, il va de soi que le jugement « moral » est la marque évidente du défaut d’introspection individuel et collectif. En effet, comment pourrait-il se faire que l’aspect physique, la pensée et la sélection environnementale d’un être, à chaque instant, soient d’une origine différente de ce qu’il engendre en propre. Dans ce sens, si, pour quelques oniriques arguments relatifs à des circonstances pesantes, graves, involontaires et incomprises ce ne semble pas être le cas, où sont donc alors les causes de ce singulier ensemble d’inter relations? Qui donc s’attribue d’une façon aussi exclusive le pouvoir d’agencer un tel ensemble de données individuelles pour une telle multitude ?

Pour cette raison, entre autres, situer la rétribution des actes après la mort entraîne deux immédiates répercussions : se fermer à l’inconnue du présent et magnifier l’inconnue de l’après. Or, l’existence ne se situant, et pour cause, que dans un constant présent, ne pas voir en celui-ci la seul et ultime rétribution de ce à quoi on est attaché relève du pire des aveuglements. De plus, cet « après » mythique, lieu de la rétribution, devenant en ce moment précis le présent, le problème de l’existence passée, donc en l’occurrence maintenant, reste irrésolu et sans solution aucune. De même, sauf à ne pas vivre ce futur présent et auquel cas on ne peut alors guère parler de rétribution des actes par défaut de vivant, il faut croire, selon cette même logique, qu’il n’y a pas, là, de réelle existence physique, mais qu’il y a bien, là, une rétribution dans un monde sensible dénué de substance ! En fait, nous retrouvons, dans ce cas, le cul de sac de la pensée spiritualiste où le corps physique, bien qu’étant le siège des sensations du vivant et la matière en général ne sont pas grand chose puisque perçus comme aléatoires, puisque inexplicables, puisque, pour dire le vrai, non inféodés à l’emprise de l’esprit.

En conséquence, il me semble que seul le désarroi face à la réalité des phénomènes constitue l’origine de cet échappatoire consistant à penser que, puisqu’on n’y comprends décidément rien, il y a certainement quelque chose, quelqu’un, qui comprend, engendre, est antérieur. D’où dieu, l’esprit, le souffle originel et, puisque l’on est brillamment capable d’en concevoir l’idée, c’est probablement dû au fait que l’on y participe, que l’on en dérive, que l’on pourra probablement s’y rattacher un jour. Quel beau tour de passe-passe effectue, là, cette pensée fuyarde dans son exercice de voltige !

Bête voltige, du reste, puisque partant de la non compréhension du phénoménal la chute s’effectue pour certains encore dans le phénoménal, c’est-à-dire en un corps ! Les voici donc revenus à leur point de départ ! Pour ceux là, multiples, qui se bercent de merveilleux avatars passés ou futurs, qu’ils sachent bien qu’ils n’ont jamais eu que la seule immédiateté présente pour lieu d’exercice. Qu’ils sachent que l’acte momentané est nécessairement « accumulation » de quelque chose, l’habitude d’une forme, la forme d’une habitude. Quel serait donc, alors, l’axe d’une production de valeur, supérieure à leur quotidien, leur permettant d’espérer des conditions futures plus riches que celles qu’ils produisent maintenant ? Où est donc, alors, la grande sagesse résultant nécessairement de cette accumulation infinie d’expériences. Hier ? Demain ?

Pour les autres, nous savons leur espérance et leur crainte d’une éternité soit heureuse soit malheureuse. Nous savons la difficulté par eux rencontrée de traiter d’une éternité qui ne serait pas constituée d’instants, qui ne serait pas constituée de sujets percevant et d’objets perçus, qui ne serait pas constituée de matière et d’esprit. Nous plaignons les partisans de cette éternité bancale dénuée de passé, qui serait effet de quelque chose sans être cause de quoi que ce soit. N’est-ce pas, là, en fait, la marque trop humaine de cette prétentieuse volonté de croire son esprit éternel ?

En outre, par quel sortilège les causes effectuées du vivant auraient-elles des effets en terme d’éternité sans que ces causes, elles mêmes, ne soient l’effet d’une éternité ? Du fait de quelle étrange magie certains actes accomplis dans l’éphémère d’une existence engendreraient-ils une éternité ou une autre ? Comment une doctrine éludant la réalité phénoménale, pour ne pas essuyer l’affront de l’incompétence quant à son approche, pourrait-elle se trouver adaptée quant à la réalité après la mort ? L’aporie, chez d’aucun, n’est-elle pas, d’évidence, la béquille de l’esprit malade ?

Ah ! Très chère, les uns comme les autres courent, je le crois, après le mirage d’une certaine pérennité de l’esprit en tentant d’écarter de ce dernier la mise en œuvre de la soi disant mouvance aléatoire des phénomènes. Ignorent-ils donc à ce point, ne voient-ils pas l’étonnante stabilité, l’absolue continuité de la perception d’objets, dans leur précarité ? Ne peuvent-ils facilement en déduire à la fois la permanence de la causalité et de la mutabilité ? Ne sont-ce pas, là, deux axes autrement plus féconds que le rejet de la chose matérielle et la déraisonnable louange d’un esprit perdurant?


Voilà Madame ce à quoi ma pensée me porte. Vous ai-je répondu clairement quant à la réincarnation, je ne sais. Cependant, je ne vois pas de meilleure chose à vous dire que la suivante : si le fait perceptif est causal il est forcément continu ; s’il est continu il n’a pas d’origine ; s’il n’a pas d’origine il est forcément le seul présent.


P.S. Bon sang ! J’allais oublier la résurrection des corps le jour du jugement dernier ! Mais n’est-il pas un peu tard, Mesdames et Messieurs, pour ressortir d’un inconfortable placard quelque machinerie jusque lors dénuée d’intérêt ? Et pour en quoi faire, de plus ?


P.S. en réponse à votre P.S.

Ma chère, je ne considère pas les mouvements de liesse (ou de haine) populaire comme étant les signes avant coureurs d’incident quelconque. C’est l’incident lui-même. En effet, il me semble que la liesse s’effectue grâce à l’exhumation d’un objet, d’une « valeur » que la joie loue, et cette valeur, apparaissant, s’auto-justifie en chacun. Il y a donc, là, apparition d’un objet auquel un culte est rendu, ce dernier possédant une forme, une nature, et inévitablement ses propres effets consécutifs. Dès lors, à la mesure de l’objet même de la liesse, on peut probablement inférer avec justesse quant aux résonances dans le comportement individuel, dans sa gestion des événements, dans sa production en terme de valeur, s’il en est.





Chère Madame,


Décidément, notre échange de propos touche à de délicats problèmes. A peine venons-nous de discourir sur la réincarnation que vous m’entretenez à présent du phénomène de la croyance ainsi que de sa mise en pratique !

Cela étant, je ne suis pas du tout certain que mon avis puisse, en cette occurrence, vous éclairer d’une quelconque manière. En effet, je vois et entends les êtres s’exprimer, prendre position en toutes circonstances, effectuer des choix et, par là même, concrétiser spontanément et continûment toutes sortes d’actes de croyance. Pour cette raison, je vous l’avoue ma chère, je ne suis guère en mesure de distinguer la Croyance ou les actes de foi, du simple acte quotidien puisque celui-ci est toujours une mise en pratique.

Il me semble effectivement que si la croyance est la base de l’acte, ce dernier est quasiment toujours l’expression de celle-ci. En effet, je ne vois pas d’acte qui ne s’appuie sur une habitude, sur une impression, une certitude, une croyance en la réalité, en la possibilité, en l’efficacité de quelque chose en somme. Que vous décrochiez un téléphone, réajustiez votre porte jarretelles ou rêvassiez en songeant à votre très proche départ pour le Pérou, n’est rendu possible que par de multiples actes de foi antérieurs aux actes eux mêmes et à l’efficience supposée de ces derniers. Du reste, les multiples et plus ou moins anodines surprises et déconvenues rencontrées lors de l’échec ou de l’inadéquation de certains actes usuels, mettent nettement en évidence le préalable de confiance, d’habitude, de croyance donc, qui sous tendent tous nos actes. En fait, nous n’agissons qu’en nous appuyant sur des « croyances ». Or, celles-ci sont aussi multiples que nos actes peuvent l’être, puisque les uns sont nécessairement le fruit des autres.

Pour cette raison, me semble-t-il, les diverses pensées religieuses, philosophiques ou simplement éthiques, ne sont à l’ordinaire que des modes généraux d’actes sans plus d’efficacité qualitative particulière que ne le sont tous les actes usuels d’inspiration pseudo intuitive. Par contre, ces structures interprétatives apparaissent comme de forts générateurs d’imagerie collective dont les conséquences, nullement aléatoires, ne se peuvent mesurer qu’à l’aune du plus grand nombre d’individus heureux. En effet, la représentation détermine l’acte, et tant la représentation que l’acte expriment indiscutablement la qualité subjective individuelle.


Vous faites allusion aux divers cultes rendus de par le monde, ainsi qu’aux pratiques effectuées, toutes religions confondues, dans l’espoir d’obtenir quelque chose. Vous avez, certes, bien raison d’y trouver là, un sujet quotidien d’étonnement. En effet, les demandes des uns et des autres ne cessent d’affluer et, puisqu’il s’en trouve toujours au moins un, ici ou là, qui se voit comblé, qui s’estime exaucé, la publicité faite autour de son exemple a tôt fait de relancer la ferveur de la cohorte des insatisfaits. « Le recours au magique se vend toujours très bien », me dites vous, et sachez qu’en cela, je vous suis tel votre ombre.

En ce qui me concerne, je suis atterré de constater cette naïve propension du grand nombre, à croire qu’une formule, une gestuelle, voire un acte de contrition, puissent enclencher l’apparition du résultat espéré, puissent devenir intercesseurs auprès d’instances aussi puissantes que dénuées de sollicitude spontanée. N’est-ce pas là comme une sorte de foire permanente de l’égotisme, où des enfants réclameraient à toute force ce hochet susceptible de sécher définitivement leurs larmes, de combler, enfin, ce manque crucial dont ils ne perçoivent en réalité que certaines des ondes les plus saillantes en surface ?

En outre, par quelle surprenante logique, non encore dévoilée, un acte de ce monde produirait-il l’heureuse intervention de ce qui n’en fait pas partie ? Quelle est cette belle, quoique invisible mécanique distributrice de bonbons et autres sucreries, qui permet à certains, non seulement de patienter, (en vue de quoi du reste ?), mais en plus de se sentir écoutés, exaucés, choisis, presque auréolés de la reconnaissance d’un indéniable mérite dont ils ignoraient l’existence même, et pour cause, lors de l’érection de leur acte propitiatoire ? Ah ! Très chère, nous avons bien, là, pour le moins, un fort beau sujet d’étonnement !

Beau et triste sujet d’étonnement que de les voir en quête d’un acte qui, par sa seule puissance magique, les sauverait d’un péril ou les guérirait d’une maladie, alors que leur regard ne se pose jamais sur leurs propres actes quotidiens. Pourtant, leurs actes quotidiens sont eux bien réels et impliquent nécessairement que la maladie ou le péril leur échoient. Comment, en outre, vivent-ils la crainte d’incontournables échéances plus ou moins funestes alors que la providence, dans leur quotidien, se fait constamment tirer l’oreille ? Serait-il vraiment plausible de croire, à la fois en le hasard, ou en l’acausalité déterminant nos conditions, ainsi qu’en la magie somme toute aléatoire et quelque fois injuste, d’un acte sensé déclencher une protection ?

Je crois bien, à la réflexion, qu’une pratique effectuée « pour » est obligatoirement l’ersatz de la pratique en elle-même. Plus exactement, le « pour » ouvre sur l’illusoire et réductrice toute puissance de la pensée, et masque par là même, l’indéniable réalité de la production d’actes, ceux définis par la pratique concernée. En effet, qu’est donc une pratique si ce n’est un ensemble d’actes physiques et mentaux ? Qu’est donc un ensemble d’actes si ce n’est une production singulière de structure, de forme, en d’autres termes ? Qu’est donc une production de forme si ce n’est faire exister un corps par soi-même, en soi-même ? Consécutivement, alors, une pratique soutenue engendre forcément la répétition de la production d’un corps en soi, son établissement, sa cristallisation. Dans ces conditions, ne peut-on mesurer là, par la qualité immédiate de cette édification en l’individu concerné, la valeur de la théorie sous-tendant lesdits actes ? « Lorsque l’on interprète une œuvre on est cette œuvre » a récemment déclaré un chef d’orchestre. Ne s’agit-il pas là de la production d’une structure dont les résonances en soi, immédiatement, sont l’aune de la qualité foncière de la forme engendrée ?

Contrairement à cela, de quel volume d’irréalisme faut-il donc se nourrir pour ne chercher les effets d’une série d’actes que dans un autre temps, dans un autre monde ou sous la forme d’une bénéfique intervention « divine » ? Qui plus est, le fait de décréter « divin » ce qui dépasse la perception et la logique commune n’est ni plus ni moins qu’une louange abusive portée à l’incompréhension et à l’hébétement usuel. Quant à lui élever un culte et à célébrer sa puissance, il va de soi que la prétention, juste corollaire de l’ignorance, trouve naturel d’ériger ses propres représentations d’elle-même.

Entendons-nous, très Chère. Autant la représentation, en soi, est-elle une forme incontournable de l’objet perçu, autant la représentation du dit « divin » apparaît-elle nécessairement en soi par la forme, par le « symbole » de ce qui ne peut être vu. En effet, cela se conçoit d’autant plus que le tissage, l’élaboration d’une logique du non perçu ne peut s’exprimer ailleurs que dans la forme du concept, du symbole ou de l’image. Or, malgré toute sorte de justificatifs plus ou moins verbeux ou poétiques, cette élaboration symbolique ne correspond t-elle pas, en définitive, à la louange des limites de son propre esprit butant sur l’objet , sur les phénomènes, sur la réalité en somme? Ne vous semble t-il pas évident que la « symbolisation » de ce qui se refuse, par définition, à la matérialisation, est la marque insigne de l’incapacité à percevoir et à nommer la réalité ?

Fondée sur ces points, Madame, vous ne pourrez éviter de vous éveiller au constat suivant : il est parfaitement inconcevable qu’une doctrine n‘élucidant pas la nature exacte des formes et des phénomènes, s’autorise à penser pouvoir produire une forme, dont l’acceptation et la mise en pratique seraient sensées mener là où la perspicacité n’est pas parvenue. Or, très chère, ne sommes-nous pas constamment sollicités par des vendeurs de concepts, de formules, de mythes, dont l’acceptation serait l’hypothétique gage de futurs radieux ?

Convenez en, Madame, dans la mesure où chaque acte momentané d’une pratique exprime la plainte, la crainte, la soumission ou le rêve, comment diantre ces productions engendreraient-elles un résultat d’un ordre différent de l’avidité, de l’animalité et de l’ignorance ? Tout à l’opposé, si la mise en pratique d’une croyance est acte de production de sagesse, le résultat est alors nécessairement sagesse. Il y a là ce me semble, un principe par nous déjà évoqué, celui de la simultanéité de la cause et de l’effet. L’acte producteur de rêve ou de sagesse est indiscutablement acte d’apparition de rêve ou de sagesse, puisque l’acte momentané est forcément cause en même temps qu’il est simultanément effet. D’où il ressort qu’une pratique effectuée « pour », perpétue l’illusion d’une séparation dans le temps et dans l’espace, entre la cause et l’effet. Pour cette unique raison, certains continuent d’appeler désespérément à la rescousse une intervention extérieure, tout en façonnant à leur insu, par leurs actes quotidiens, leurs conditions singulières, ainsi que la durée de leurs égarements.

Plus généralement, convenons du fait que tous les actes usuels sont inévitablement producteurs, et nous pourrons, sans crainte d’erreur, être étonnés de la diversité visible de leurs effets et de la diversité par là révélée, des formes uniques d’existence engendrées par chaque croyance. Pour résumer, les êtres souffrent uniquement de ce qu’ils croient vrai, et les formes multiples de l’insatisfaction sont inévitablement les formes multiples des systèmes de pensée individuels ou collectifs. En d’autres termes, ma Chère, il y a nécessairement une parfaite identité entre les pôles de croyance d’un être et sa réalité psychique, physique et environnementale.

Pour cette raison, Madame, lorsque vous me dites qu’il convient par souci de tolérance, de respecter les multiples croyances de ce monde, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est surtout nécessaire d’observer les pensées et les actes des personnes concernées. Quand vous soutenez l’idée selon laquelle les actes quotidiens ne sont peut-être pas nécessairement l’exact profil d’une croyance, je vous demande alors en quelle autre lieu la croyance pourrait-elle se constater ?

Ne pensez vous pas que la « tolérance » soit un autre nom pour l’aveuglement ?

Ne pensez vous pas que « l’intolérance » soit un autre nom pour la bêtise « monopôlaire » ?

P.S. Vous me dites buter parfois sur certaines des idées que je développe. Pourtant, je vous prie de croire en les efforts que je fournis dans le but de clarifier les sentiments quelquefois monolithiques qui s’exhument, m’envahissent et m’animent. En cela, nous butons probablement sur les mêmes écueils. Cela étant, pour ce qui me concerne, buter sur un concept ou sur l’impénétrabilité d’un être ou d’une chose, est davantage buter sur les limites de ma perception que sur la chose elle-même. Dans ce sens, buter possède l’indiscutable avantage de me permettre de mesurer mon incomplétude. Pour cela, ce qui apparaît à nos sens comme objet d’un travail, a pour caractéristique de nous faire passer d’une appréciation onirique à une autre, probablement moins onirique. Un auteur contemporain parlait du dépassement et de l’abandon d’une grille de lecture, pour une autre grille toutefois plus vaste. Plus avant, je suis persuadé de la forte corrélation entre la valeur intrinsèque propre à l’objet de notre attention, et la qualité ressentie en soi, lors du dépassement de nos limites. En d’autres termes, plus l’objet regorge de qualités, plus vaste est le pontage définissant les nouvelles limites de notre perception. A quand, très Chère, l’abandon de la dernière grille perceptive afin de pouvoir, en toute liberté, puisqu’en toute conscience, ne faire qu’un avec la réalité phénoménale?





Chère Madame,


Je me réjouis de votre adhésion à l’idée selon laquelle nous ne sommes jamais sauvés de notre propre production d’actes. Cependant, en tout état de cause, les interrogations que vous soulevez me laissent parfois dans un certain désarroi. En effet, je me vois alors contraint à m’aventurer sur des chemins bien sombres et peu balisés. En particulier, votre récente question sur la valeur en soi d’une pratique religieuse vocale et gestuelle ouvre sur un pan de la logique guère exploré jusqu'à présent. Qu’en est-il en effet du « pourquoi pratiquer ceci plutôt que cela »  et du « il y aurait-il, là, une quelconque possibilité d’y trouver le vrai » ? Loin de moi la volonté d’éluder votre question mais croyez bien qu’il me semble nécessaire d’envisager en premier lieu le problème général constitué par les mots et le langage dans leur relation avec le « vrai ».


Avant même de naître, probablement, des images d’objets apparaissent en l’esprit du fait du contact physique. Je le crois tout au moins. Ensuite les noms se forment, après la naissance, par le biais de l’éducation ; et la verbalisation vient alors naturellement au fur et à mesure. Dès lors, nous allons le constater, le métaphorique et le générique deviennent nécessairement l’armature de notre représentation du « réel ».

La première métaphore consiste en la transposition de l’influx nerveux, issu des cinq sens usuels, en images mentales sensées traduire la perception. La perception est en effet nécessairement la transposition imagée d’une sensation « extérieure » à la pensée momentanée elle-même. La seconde métaphore est la transposition qui s’effectue entre l’image et la verbalisation de celle-ci. Or, notons que cette verbalisation s’effectue immanquablement en s’appuyant sur une « antériorité » sémantique. Nous venons en effet à l’existence dans un contexte d’échange de signes, de signifiants, et la verbalisation constitue, pour nous humains, une structure, un important vecteur nécessairement passé de communication. Dans ces conditions, le mot, le concept, le langage en somme est donc déploiement métaphorique d’une structure signifiante dont l’exactitude interne, le sens, apparaît nécessairement devoir en principe être le souci premier puisque c’est, là, l’armature de notre représentation du réel.

Cependant, dans les faits, le langage est la convention imposée, acceptée, reconnue, institutionnalisée d’un vaste moule de signifiants dont la multitude des utilisateurs hérite en même temps qu’elle hérite de la charge plus ou moins illusoire de chacun des concepts architecturant la langue. Je sais que l’image en l’esprit de la forme extérieure a pour principal défaut d’ouvrir sur une évidente et bien incontournable dualité entre soi et ce qui ne l’est pas. Cependant, admettons que si l’image en l’esprit sépare de l’observé, le concept, quant à lui éminemment générique, creuse encore davantage cette dualité et tout l’édifice mouvant nommé « langage » s’édifie nécessairement sur l’ignorance du sens interne propre à chaque chose.

Je ne traiterai pas, là, de la troisième métaphore que constituent les chiffres pour la raison que leur emploi montre à l’évidence le décalage entre l’objet traité et les médiocres images virtuelles en l’esprit des protagonistes. Sauf à s’évader dans la poésie, dans l’imaginaire, dans l’élaboration plus ou moins ordonnée de sa production onirique.


Alors, j’imagine vous entendre vous dire, nous serions donc façonnés dès la naissance par un réseau de signifiants vides et sans grand rapport avec les choses elles-mêmes ! Ma foi, j’en suis persuadé, très chère.

Cela étant, ne peut-on trouver un point commun entre l’objet physique ou mental cause de l’influx nerveux, l’image mentale en résultant et le nom sensé traduire les deux ? Certes oui, ce que l’on peut appeler « structure ». En effet, l’objet mental ou physique est une structure provisoire, l’image en l’esprit en est également une, quant au mot, au concept, à l’agencement des phrases, il s’agit là encore évidemment de structure. Autrement dit, toute perception, tout rapport avec ce qui nous est extérieur va se cristalliser dans le rapport de notre structure physique, mentale et verbale avec ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il s’agit, là, d’une édification singulière résultant de la rencontre de deux structures, celle de l’observé et celle de l’observateur.

Dès lors, structure mobile pour structure mobile, où pourrait donc se situer un handicap irréductible si ce n’est dans le sentiment de l’étanchéité et de la fixité des sphères d’existence en présence ? Or, je n’ignore pas que ce type de constat, bien qu’effectué spontanément par la cognition usuelle, provient d’une « logique » relative à une création originelle d’un état de fait figé. Ce qui a évidemment eu pour effet de conforter l’idée de la stabilité des choses, de leurs différences, de leur hiérarchie qualitative, et n’a guère aidé certains cerveaux déjà englués dans le sentiment marqué de l’exactitude de leurs propres images quant à l’effervescence phénoménale ! Certains mêmes, dans leur désir de stabiliser cette effervescence par trop perturbante, crurent découvrir des principes stables, permanents, bien réels, sous-jacents aux inconcevables modifications des choses, leur permettant ainsi de se retrancher dans la relative sécurité élaborée par leur propre esprit !

Cependant, bien que cette effervescence ne puisse être acausale, à y regarder de plus près on découvre que cette effervescence ne désigne que la perception de l’observateur et non pas la réalité intrinsèque des phénomènes puisque ces derniers, comme nous-mêmes, expriment leur existence par des états successifs et momentanés. Dans ce sens, seule l’immédiateté de la forme de l’observateur et de l’observé constitue l’objet unique et véridique de la sensation, pour l’un comme pour l’autre. En somme, si nous acceptons l’idée que les phénomènes relèvent d’une causalité, comment ne pas admettre qu’ils aient une structure provisoire, une forme, une expression, un langage unique puisque nous les distinguons et mesurons leur charge, leur influence sur nous.

Il nous faut donc, je le crois, envisager la présence d’un sens inhérent aux structures, aux objets, aux phénomènes. Je maintiens en effet que s’il y a structure provisoire il y a nécessairement antériorité et postériorité de cette dernière, donc causalité au même titre que toute structure et aucune d’entre elles ne peut-être « absence de sens ». Par contre, que celle-ci ou celle-là ne fasse pas sens pour l’observateur met seulement en évidence les limites et l’aveuglement de l’observateur et non le « non sens » de la structure. Sauf à croire la grande majorité des structures dépossédées d’une « exigence » interne déterminant leur forme et, dans ce cas, n’est-il pas abusif d’accorder la possession d’un sens uniquement à celles entrant, par protectionnisme anthropocentrique, dans une catégorie par nous désignée et de surcroît nous ressemblant ?

Considérons maintenant, si vous le voulez, l’ignorance du sens inhérent à la forme perçue ainsi que les répercussions en découlant. A défaut du partage réel de la forme, convenons qu’il ne peut y avoir qu’ignorance de l’essence de cette forme. Plus encore ne peut-on admettre, à juste titre, que la non perception empirique du sens exprimé par la structure implique nécessairement, par voie de conséquence, la non perception du sens de l’image mentale ainsi que celui du nom qui en découlent. Dès lors, vous en conviendrez, toutes les réflexions qui, sur cette base incertaine, entreprendront de revenir à l’en soi de l’objet ne feront que recouvrir ce dernier d’une multitude d’empreintes issues de la dissemblance et de la ressemblance des choses dans le temps et dans l’espace.

Tel est, du reste, l’involontaire effet de ce que l’on nomme le rationnel ou le scientifique. Plus précisément, l’idée même de méthodologie dans l’expérience scientifique ne vaut que dans la mesure où l’on croit en l’identité de l’observé ainsi que dans celle de l’observateur, ce qui, après tout, n’est qu’une croyance comme une autre. Croyance invérifiable, du reste, puisque les résultats sourdant des mesures issues de cette croyance ne donnent que les mesures, que la forme de celle-ci. Forme dont l’expression n’est pas, le nierons-nous, sans produire ses résonances propres.

En conséquence, si une croyance quelconque, acceptant ceci et refusant cela, s’exprime par une forme distinguable des autres formes, en quoi une forme ou une autre n’exprimerait-elle pas un choix, des choix, un attachement à « son » vrai en somme ?

Maintenant, excluons provisoirement l’ensemble rigide et par trop décalé « image en l’esprit / nom » et envisageons le seul fait du contact empirique.

Voici quelques points indéniables relatifs à une intuition empirique des choses :

- mise en évidence d’un influx singulier spécifique à l’observateur,

- pas de rapport avec l’en soi de l’objet à l’origine de l’influx,

- immédiateté non renouvelable de ce rapport entre l’observateur et l’observé.

Ces points définis, examinons quelque peu la causalité des images se cristallisant en notre esprit et semblant provenir de notre capacité innée à nous représenter le « réel ». En premier lieu, il convient de constater que si notre représentation des phénomènes était de l’ordre du partage de la réalité de ces derniers nous ne serions jamais surpris de l’évolution des choses et des êtres, personne ne pourrait jamais dire « j’aurais jamais cru... si j’avais su... j’aurais pas dû... si c’était à refaire... » etc... En second lieu, ces images nous apparaissent bel et bien refléter le réel puisque c’est avec leur flot ininterrompu que nous nous identifions, nous situons et agissons continûment. Cela étant, au vu de la pluralité des avis individuels sur des choses similaires, il en ressort que la construction des images mentales en chacun exprime une certaine permanence des singularités individuelles. Alors, peut-on réellement croire que le flot de représentations d’un individu relève de l’aléatoire ? Or, si elles ne sont pas issues des seuls objets extérieurs à la pensée, et ne sont pas non plus identiques à celles des autres individus, ne peut-on pas voir, là, une empreinte spécifique et singulière qui serait la personne ? De plus, l’évidente récurrence des pensées de chacun n’est-elle pas indicative d’une source de modélisation singulière caractérisant l’individu concerné ? Comment ne pas penser que les images en l’esprit ne sont, en fait, que la marque d’attachements plus profonds, inconscients et producteurs de leur propre résonance ? Par exemple, comment accepter le fait qu’une enfant de trois ans regarde un homme avec des yeux différents de ceux qu’elle portera lorsqu’elle sera adulte si ce n’est en raison du fait que son corps lui « parle » d’une manière différente. N’y a-t-il pas, de fait, une origine organique, mobile et bien entendu causale à nos propensions mentales ?

Dans ce sens, les images en l’esprit couvrant l’aspect réel des choses ont pour origine probable des attachements à des sortes « d’objets » de référence antérieurs à la cristallisation de chaque image. En d’autres termes, le flux de nos perceptions n’est que notre signalement personnel, jamais celui des objets et phénomènes semblant donner corps à nos existences. Dans ce sens, ne peut-on admettre qu’il existe peut-être plusieurs niveaux dans l’appréhension empirique ? Ne peut-on admettre que notre perception peut probablement se désengager de liens qui n’ont pour abusive fonction que de nous caractériser et que nous reproduisons immanquablement à notre insu lors de toute perception ?

Pour résumer, permettez-moi de vous livrer ci-après quelques brèves conclusions me semblant tomber sous le sens.

1- Considérer l’étanchéité et la fixité des multiples sphères existantes comme incontournable signe l’aveuglement passé et présent des dits observateurs.

2- Si la métaphore constitue la conséquence inévitable de l’absence de partage entre deux sphères, la non étanchéité, c’est-à-dire le partage, se traduit malgré tout inévitablement par un nom, un concept, une structure reproductible dont la qualité intrinsèque est nécessairement celle de l’objet partagé.

  1. Dans ce dernier cas le nom exhumé du sein de la forme, n’étant pas façonné par l’anthropocentrisme, ne se trouve avoir aucun lien imposé avec la structure linguistique ou sémantique de la langue, indigène ou non, et apparaît obligatoirement posséder une forme phonétique unique et intraduisible. Quant au concept en découlant, de même que la forme partagée, il se situe nécessairement au-delà des capacités de la cognition usuelle puisqu’il est la forme elle-même. Le nom et le concept deviennent alors, par leur utilisation, le mode d’accès forcément unique à la forme désignée et, ce, sans aucun besoin d’une quelconque production d’images irréelles en l’esprit. A ce point, seule la qualité intrinsèque à la forme perçue, et au nom qui en provient, devient la référence physique en la personne du fait de son identification objectale.


Par exemple, en relation avec ce dernier point et toute proportion gardée, « Léonard de Vinci » est un assemblage de consonnes et de voyelles, une forme visuelle et phonétique. Diverses logiques peuvent faire l’interprétation de tel ou tel aspect de ce nom quant à son sens. Cela étant, et quelques en soient les résultats, cette structure nomme une forme unique, distinguable, chargée de divers aspects susceptibles d’êtres mis à jour en fonction des lectures exercées par les êtres plus ou moins proches, admiratifs, cultivés, jaloux... Cependant, cette structure ne peut produire en l’esprit les mêmes aspects que ceux de l’ensemble « Gandhi ». De la même manière, nous pouvons sans aucun doute admettre que l’évocation du nom fait plus ou moins apparaître la forme dont il provient en l’être qui l’évoque.

Ceci pose donc l’exemple de ce que le nom peut engendrer la forme et que cette dernière produit ses effets. Du reste, la forme engendre nécessairement son nom et celui-ci, lorsqu’il est perçu et évoqué, produit naturellement certains des effets de la forme. Ce principe étant posé, admettons que c’est à plus forte raison le cas, à son plus haut niveau d’identité, lorsque le nom est la forme. Alors, dans ce contexte unique le nom est matriciel de la forme et cette dernière est matrice du nom puisqu’il s’agit bien, là, d’une non dualité en cela que ce sont deux formes d’expression distinctes d’une seule et même structure.

Contrairement à cela, pour les niveaux inférieurs de perception, les noms, associés ou pas, n’expriment que la surface, l’événementiel, le flou, l’inexact, l’obscurité de toute façon puisqu’il n’y a en ce domaine guère de miracle. En l’occurrence, le fait qu’un nom, un mot puissent, du fait de leur sens, se traduire démontre à l’évidence que ceux-ci sont duels avec la forme sensée être désignée. En effet, comment l’éventuel sens traduit de votre nom pourrait-il faire que vous vous reconnaissiez, que celui-ci vous désigne, vous, lors de son énoncé ? Or, le sens d’un mot, n’est-ce pas sa substance en fait puisque celle-ci porte ses propres caractères singuliers dans les expressions « physique », la phonétique, et « spirituelle », le sens ?

En conséquence, certains mots sans substance, dont le concept est la seule matrice, comme la croissance, la fatalité, la sécurité, dieu, le bien, la rédemption, la chance ..., ont nécessairement pour unique matière l’illusoire et, pour effet nécessaire, les diverses conséquences naturelles de celui-ci. Par exemple, un terme comme « dieu » est le justificatif d’un plus grand nombre de violences et de morts que ne l’est probablement le nom d’un pays, fut-il le plus grand ou le plus beau. Or, si le nom d’un pays renvoie bien à une fictive notion géographique le terme « dieu » ne renvoie qu’aux productions oniriques de chacun et ceci explicite fort bien l’infinité des formes de la bêtise se développant lorsque certains mots n’ont que l’imaginaire pour substance. Je laisse à votre finesse d’analyse le travail à effectuer sur d’autres mots...

Savez vous, Madame, à l’origine, avant de devenir un mot sans substance, le symbole est un objet coupé en deux permettant, à ceux qui l’adoptent, de se reconnaître mutuellement en assemblant les deux parties. Or, je suis persuadé que l’aspect réel des phénomènes s’exprime nécessairement par la forme. Alors, je me demande si, en fait, le nom n’est pas la moitié manquante de la forme, cette moitié que nous ne possédons pas et qui semble nous interdire de partager l’en soi du phénoménal.


Voici, trop chère, ce que je peux sur l’heure vous en dire et croyez-moi, je vous sais gré de bien vouloir me solliciter ainsi. Deviendriez-vous, par la force des choses, ma muse ?


P.S. A la réflexion, et pour en revenir bien tardivement à votre question, il en va probablement de même pour les objets et pour les manifestations relatives à un culte. En effet, tant les objets que les gestes effectués en relation avec ces derniers ne peuvent être les symboles de quoi que ce soit de plus élevé, de transcendant, de divin, d’universel, de spirituel en somme puisque, par principe, ces « qualités » bien illusoires ne peuvent être ni l’objet ni les gestes eux-mêmes. Alors, pour ceux là qui s’y vouent, et par juste retour des choses du reste, seul leur propre esprit limité se trouve loué ! Quant à la croyance qui sous-tend les actes, croyez bien qu’elle n’a jamais pu conférer à l’objet loué une quelconque « vertu » distincte de la production onirique du croyant puisque l’objet, lui, existe nécessairement en tant que lui-même. Par contre, il ne peut manquer d’être perçu, au moins dans ses effets, au travers des êtres dans leur comportement, et au travers du lieu où l’objet se situe par la simple observation de ce qui s’y passe.


Par ailleurs, nous pouvons je crois faire le triste constat suivant : la plus extrême prétention de la pensée ordinaire est d’imaginer pouvoir créer un modèle de « quelque chose » qui ne serait pas uniquement elle-même, qui serait autre qu’une des définitions possibles de sa seule mesure.

Là, encore, très chère, pensez qu’il ne peut guère se produire de miracle et l’emploi d’un terme vide tel que la solennité n’a jamais pu combler le hiatus engendré par le non rapport au réel.




Chère Madame,


Croyez bien que vos interrogations sur mes « sentiments monolithiques » m’embarrassent. Il va en effet de soi qu’ils me sont trop personnels pour supporter, dans l’immédiat, votre regard critique. En outre, vous sortir pêle-mêle ces blocs mal dégrossis, figés dans l’attente d’un travail, ne me semble pas du plus heureux, quant à une bonne et nécessaire lisibilité. Cela étant, je vais néanmoins tenter de traiter certains points obscurs que vous avez eu le grand soin de relever au cours de nos précédents échanges.

Vous vous étonnez de me voir utiliser le terme  « d’éternité »  dans une récente lettre. Cela est tout à fait exact et, si je m’en souviens bien, j’ai employé ce terme en évoquant la simultanéité de la cause et de l’effet. Du reste, ce dernier concept vous laisse, me dites-vous, dans une position d’attente quant à de plus amples renseignements. Soit ! Je vais donc essayer de clarifier mes pensées à propos de ces deux sujets.

La simultanéité de la cause et de l’effet m’apparaît être un concept fécond parmi les plus féconds et contient de multiples extensions logiques que je n’ai point encore perçues, ni, à plus forte raison, déclinées. Pour le peu que j’en distingue, cette approche consistant à considérer le phénomène, la chose, l’être, comme étant à la fois effet et cause de lui-même à chaque instant, possède l’incontestable avantage de nous permettre l’observation du phénomène en sa réalité essentielle. En effet, là seulement se situe, dans le changement et dans une virtualité illimitée, la qualité intrinsèque de l’ensemble « forme et pensée » momentanées, dont je vous ai déjà évoqué mon sentiment quant à leur non dualité. Dans cette même logique, il m’apparaît très clair que l’intégralité du monde phénoménal ne peut être qu’ultimement vrai en soi. C’est pour cette raison que vous m’avez vu récemment employer cette formule lapidaire « d’unité avec la réalité phénoménale ».

Or, globalement, qu’en est-il du phénoménal dans les diverses logiques jusque lors admises ?

Certaines, le plus grand nombre en fait, considèrent le phénomène comme se situant dans une linéarité temporelle et spatiale. A savoir entre un avant et un après, entre un ici où un là. Plus précisément, le phénomène est considéré comme étant l’effet résultant de multiples causes extérieures à celui-ci et, en même temps, lui-même, cause de résonances multiples sur ce qui lui est extérieur. Cependant, la causalité inhérente en le phénomène, sa structure sensible momentanée en somme, n’est jamais envisagée. En conséquence, vous l’aurez compris très chère, les lectures usuelles induisent, par cette extériorité même, une séparation entre la cause et l’effet, évacuant ainsi la qualité même de l’objet observé au profit de l’infinité des conditions générées par cette linéarité. Alors, pour les partisans de ces lectures usuelles, il va de soi que le phénomène leur apparaît aléatoirement constitué par le jeu forcément imprévisible des circonstances. En somme, et là commence l’onirique, les phénomènes sont, de par ces logiques, inexplicables bien que dérivant nécessairement et involontairement d’une origine antérieure, supérieure, divine, hors le phénomène lui-même. En fait, chère amie, il faut se rendre à l’évidence que les raisons de l’efficience phénoménale leur échappent simplement parce que le cadre de leur logique, ainsi que leur recours à l’utilisation d’un nom, sensé désigner l’origine de cette effervescence, hasard, destin, chance, dieu..., ne désigne malhabilement que les frontières de leur capacité perceptive.

Considérons, par exemple, la causalité en l’humain, puisque cette matière nous est plus familière qu’aucune autre. Nous l’avons déjà évoqué, ma chère, les images successives en l’esprit ont la fâcheuse tendance de recouvrir la réalité en soi des formes perçues. Or, ces images ne sont guère aléatoires et dérivent nécessairement d’images antérieures, habituelles, enracinées au plus profond de ce que nous nommons notre corps et notre esprit. Pour cette raison, chercher notre causalité personnelle en un autre lieu, auprès d’autres facteurs, relève, je le crois, de l’égarement. En outre, situer l’origine de ce singulier flot d’images dans le passé, comme nous le faisons du reste lors de notre analyse du phénoménal, implique une infinité dans le temps et dans l’espace et ne peut, pour cette raison, constituer un objet sérieux d’examen. L’esprit ne manquerait pas de s’y refléter, à sa plus grande satisfaction du reste. Par contre, l’observation en soi, immédiatement, de ce « vouloir produire » si singulier, me semble être mieux venu si l’on considère l’inexplicable attachement faisant que l’on se satisfait des multiples inconforts qui découlent de la non perception de l’en soi des phénomènes. Est-il nécessaire de souligner que le même examen est à effectuer, sauf à s’égarer, sur ce qui n’est pas notre pensée momentanée, c’est-à-dire sur notre corps ainsi que sur notre environnement ? Ne serait-ce pas, là, commencer à s’éloigner de l’aveuglement usuel ?

Parallèlement à cet aveuglement, mais dans un cadre d’approche différent quoique concomitant, certains soulignent que l’utilisation du concept, du langage, entraîne une certaine néantisation de l’essence d’une chose en y substituant des formes et des noms génériques. Ce qui, en toute logique vous en conviendrez, tombe sous le sens et entraîne pour effet de nous éclairer sur l’incontournable racine d’un décalage malheureux dont nous avons récemment parlé, mais n’est d’aucune aide quant à l’élaboration d’une perception exacte du phénoménal. Certains, du reste, imagineront même que la relation entre le sujet et l’objet est inconcevable, dans la mesure où s’opposent deux sphères d’existence sans communication aucune, si ce n’est « l’esthétique » ! Dans ce cas encore, nous retombons lamentablement dans l’anthropocentrisme. Pis encore pour certains, très chère, un type surprenant d’existentialisme prendra naissance de cette sphère d’opacité entre l’observateur et l’objet perçu, mais je ne souhaite guère m’étendre ici sur les multiples justificatifs que la confusion ne peut manquer d’ériger sous la forme d’un constat logique. J’en finirai par d’autres enfin qui insistent bêtement sur la seule vacuité des phénomènes et de l’observateur. Ce qui correspond, somme toute, à une triste apogée paroxystique dans la tentative de « désubstantialisation » de la réalité phénoménale.

Par exemple, il est évident que décréter ceci comme étant « dur » ou « mou » ne qualifie pas l’objet de la perception en lui-même mais la relation établie entre lui et nous. De ce constat, l’idée de sphères étanches et impénétrables s’impose à l’évidence commune. Cependant, il me semble qu’il n’y a « sphère » que si l’on considère comme absolument incontestable la fixité de la forme. Or, l’idée de fixité de la forme dérive très certainement du mythe de la création d’un état de fait invariable et définitif des choses et des êtres et, consécutivement, ceci a pour effet d’éluder la mobilité et la richesse de principe inhérentes en tout phénomène. Encore ce vieil abêtissement devant le phénoménal, ma chère ! Cependant, nous en avons déjà traité, si le fait perceptif est une production, si la mobilité de la forme et de sa charpente perceptive sont avérées, il n’est point là de réelles sphères étanches, mais bien plutôt d’a priori rigides en la pensée de l’observateur.

Cela étant, vous en conviendrez, tel est bien le propre de l’inévitable propension anthropocentrique qui est notre lot, et cette dernière aboutit nécessairement à l’incompréhension des phénomènes puisque, telle est la fonction du cadre réducteur plaqué sur la réalité observable. Comment en effet espérer qu’une perception humaine, s’effectuant dans le cadre limité de sa lecture d’un temps et d’un espace, puisse générer un résultat autre que le constat de la mouvance, de la conditionnalité aléatoire des choses et des êtres, que les justificatifs suffisants, en somme, pour asseoir la réalité de sa production perceptive ? Or, il faut admettre que si toute mesure dépend de l’organe perceptif, celle-ci entraîne comme double effet de fortifier à tort, d’une part, le constat d’existence en tant que tel du mesuré, d’autre part, l’illusoire emprise du sujet sur ce qui semble événementiel. Ainsi, la mesure isole l’observateur de son propre « vouloir voir » sélectif puisque ce « vouloir » est immédiatement antérieur à la perception desdits objets, dans la mesure où le percept ne saurait être acausal. Dans le même défaut de logique, tant les velléitaires interrogations que les irréalistes certitudes relatives aux concepts d’origine et de fin, sont nécessairement le lot des doctrines qui, dans la projection, séparent la cause de l‘effet et établissent ainsi leur non simultanéité.

En revanche, si la cause et l’effet sont simultanés, l’un est nécessairement l’autre et, là, se perpétue une réalité singulière et permanente dans un constant changement. En d’autres termes, l’instant de la forme/pensée est éternel en cela qu’il est à la fois cause et effet de lui-même. Plus exactement, quand je dis « lui-même », il ne s’agit pas de la permanence d’une entité invariable, mais bien de la continuité d’une réalité, cause et effet d’elle-même, s’alimentant de ses choix à chaque instant. En outre, nous l’avons déjà évoqué, le fait que l’effet soit simultané à la cause, et non pas « non duel », implique que la cause ne devient l’effet qu’à la condition expresse de l’apport environnemental. L’apport environnemental intervenant nécessairement comme facteur de l’établissement de l’effet. Hors l’identité et l’altérité, que l’effet soit perçu alors comme étant lui-même cause entraînant un effet, n’est plus qu’un jeu d’enfant pour la logique la plus élémentaire. Dans ces conditions, alors, les facteurs environnants n’apparaissent plus comme l’expression d’un hasard aveugle, mais bien comme la condition « nécessaire » à l’expression physique et mentale d’un « vouloir être » momentané, en cela que ce qui était en gestation, la cause, peut, grâce à l’environnement, se traduire simultanément en son efficience : l’effet. L’effet étant lui-même la cause, cette dernière est alors gestation qui entraîne inévitablement son effet nécessaire et simultané par le truchement de l’environnement. De ce processus permanent naît, vous l’aurez deviné, le sentiment illusoire de la durée des phénomènes.

Par extension, se réjouir d’une situation favorable ou s’inquiéter d’une condition difficile semble pouvoir toujours se justifier puisque l’énoncé des faits est susceptible d’entraîner l’adhésion à la joie ou à l’inquiétude, des interlocuteurs les plus proches. Cela étant, ces deux réactions dissemblables masquent, dans tous les cas, la raison même de ces productions d’événements puisque, selon cette même logique causale, il y a la plus totale identité entre la mouvance phénoménale et le « vouloir » personnel immédiatement antérieur à celle-ci.

Par exemple, vous pouvez aisément admettre que la maladie de Madame votre mère vous touche d’une manière unique, non partageable avec un tiers, fut-ce votre mère elle-même, et que vos réactions ne résultent en fait que de votre seule présence ainsi que de votre filiation singulière. En cela peut-on comprendre aisément la « responsabilité » qui nous échoit en étant l’observateur privilégié et unique de ce qui nous concerne. Cependant, plus en amont je crois, si la cause et l’effet sont simultanés et si la cause et l’environnement permettent l’apparition simultanée de l’effet, alors le mouvement de l’environnement ne peut se distinguer de la cause. En cela y a-t-il très certainement non dualité de la cause en soi et de ce que l’on perçoit. L’observateur serait donc avant toute chose producteur et, dans ce cas, il n’observe nécessairement que sa propre production.

Là se trouve très certainement l’éternité d’une structure éminemment conditionnelle et riche de toutes sortes d’opportunités, puisque il n’est là pas de place pour une limite ou une autre. De la même manière il n’est pas, là, de place pour la sous-estimation ou la sur estimation d’une quelconque forme vis-à-vis d’une autre. Il y a, là, par contre, la possibilité de percevoir la qualité même de la forme, des formes. Ce faisant, les phénomènes sont le réel, en tant qu’objets incontournables et permanents de nos contacts subjectifs, et en tant qu’eux mêmes.

En effet, la qualité de la forme est cette sensibilité particulière constituée de perceptions et de réactions à un stimulus, et cette sensibilité ne peut être acausale. Il s’agit donc indiscutablement d’un principe d’égalité de toutes les formes, de tous les phénomènes, et l’on peut désigner cette sensibilité par le terme d’état. Dans ce sens, l’état est la structure « objective », c’est-à-dire la forme ou la partie la moins flexible, puisque celle-ci constitue la charpente perceptive, alors que la partie mobile, factorielle, et éminemment variable du « sentiment » intérieur est également état, mais sous un angle « subjectif ». Pour cette raison, croyez bien, ma chère, que percevoir la qualité intérieure, l’état de la forme, correspond à discerner et, plus encore, à partager l’aspect réel des phénomènes.

Pour résumer, je constate que certains déduisent, de leur manque de discernement, qu’il n’y a pas de vérité en soi, et justifient leurs insuffisances en arguant que si les avis sont multiples, ils se valent nécessairement tous plus ou moins, que la vérité, en somme, ne peut être de ce monde. Autrement dit, pour ces derniers, la pluralité des incompréhensions relatives au monde des phénomènes devient, par là même, la référence normative de sa propre acausalité, de son irréalité en soi ou encore de sa différence de « nature » vis-à-vis de l’observateur. Ce qui me semble être un comble ! Non pas à vous, ma chère ? En ce qui me concerne tout au moins, la vérité ou l’aspect réel de l’existence, est nécessairement la forme de chaque phénomène, ainsi que son état inhérent.

Pour en revenir à cette notion d’éternité, comme je crois vous l’avoir déjà indiqué, elle me semble relever davantage de l’immédiateté que de la durée. En effet, la permanence des choses et des êtres ne peut être qu’une impression sans réel fondement puisque tout change sans cesse. Alors, l’impression de durée ne résulterait que d’une succession infinie d’instants sans épaisseur, à la fois causes et effets simultanés d’eux-mêmes et structurant la forme/pensée momentanée. Pour cette raison, un regard ordinaire comme le nôtre percevra plus facilement l’éternité, en observant la simultanéité de la cause et de l’effet qui le constitue, qu’il ne la découvrira en comptabilisant ou en analysant les multiples  accidents de la « substance » semblant constituer la durée.

Cela étant, il est de fait que toutes les formes, tous les phénomènes se produisent sur un mode similaire, autorisant ainsi une infinité de variations dans leur aspect provisoire, en fonction de la qualité intérieure momentanée. Consécutivement, il est alors aisé de comprendre que ce que l’on nomme le temps et l’espace ne sont que des épiphénomènes variables, issus de la qualité inhérente à la forme percevante, En outre, les similitudes d’approche de ces données, selon les groupes d’affinité, sont la preuve patente de la priorité de la forme qui perçoit sur l’objet perçu.

En conclusion, de la même manière qu’une girafe, un arbre ou votre voisin de palier ne sont pas symboliques de quelque chose d’autre, d’une réalité immatérielle telle une âme, un principe, dont ils ne seraient que les pâles expressions, toute forme exprime son ultime réalité à chaque instant. Plus avant, il me semble que si la forme/pensée provisoire est à la fois cause et effet d’elle-même, il en découle la permanence du choix de la forme, puisqu’un choix, quel qu’il soit, ne saurait être acausal. Là encore, ne peut-on penser que l’éternité palpite ?

Dans ce contexte, convenez très chère que l’égoïsme et l’avidité semblant actuellement, non seulement conditionner les relations humaines, mais également nos relations avec les autres règnes, ne reposent que sur une impression illusoire d’intérêt immédiat en regard d’une notion de durée limitée. Or, la durée n’étant pas limitée, sont par contre illimitées les répercussions de l’égoïsme et de l’avidité en chacun des protagonistes. Ce qui, au vu de la qualité produite, ne semble pas justifier les multiples efforts effectués par le plus grand nombre dans cette voie.

Par exemple, dans un monde non pollué par des images et des schèmes trompeurs, il serait du plus salutaire que le bête enrichissement personnel excessif, légal ou non, ou encore le plaisir éprouvé par l’exercice d’un pouvoir par trop superficiel, entraînent chez les proches du « pollué » un vaste éclat de rire sourdant d’un brutal étonnement, pour se convertir ensuite en une grande tristesse douloureuse. Il est en effet de pitoyables cul-de-sac qu’un esprit quelque peu lucide aimerait voir évités par les personnes qu’il estime. Passons !


Quant aux interrogations que vous vous faites relativement au bien fondé d’une doctrine vantant les mérites du vide en l’esprit, veuillez croire ici Madame, en mon grand étonnement. En effet, de quel espèce de vide parle-t-on ?

Vous savez, de la même manière que la lumière, qui n’est pas un objet, permet à nos yeux de distinguer les objets, l’absence de sensation physique notable, permet à notre corps de distinguer ce qui, pour lui, va devenir objet du contact. Il en va naturellement de même pour les autres sens, mental compris. Cependant, il y a t-il un réel non bruit, un réel non goût, un réel vide d’objet mental, physique, ou n’y aurait-il qu’une limite étroitement anthropocentrique faisant que, comme on ne sent physiquement rien, comme on ne voit rien, comme on ne perçoit pas d’odeur notable, nous en concluons bien hâtivement qu’il n’y a rien. En conséquence, tant le non bruit que le non contact physique ou n’importe laquelle des soi disant absences d’objet, ne mettent en évidence que l’absence de finesse de la perception ou l’affectation de celle-ci à un objet mental autre, et prioritaire. Ce qui revient, du reste, strictement au même. En effet, l’objet de la conscience immédiate ne remplit pas un espace vide, mais occulte nécessairement d’autres objets possibles inhérents aux contacts perpétuels qui caractérisent le sensible. La pseudo absence d’objet ne peut donc en aucun cas fonder une réflexion objective, puisque le « vide » est le nom donné à ce qui n’est pas la forme adaptée au sens exercé. Alors, voyez vous, il me semble bien que si le vide est sensé nommer une absence d’objet, il nomme surtout une illusion ; celle de la personne, dont les sens ne perçoivent pas d’objets appropriés à leurs propres choix et limites, et ignorant, en conséquence, le flux de formes nécessairement engendrées continûment par son corps et par son esprit. En effet, le corps étant immédiatement antérieur à la pensée momentanée il constitue la base de l’acte perceptif ainsi que de la conscience qui en découle. Il n’est donc jamais de non production de forme, fut-ce la sienne propre, et ,ce, sans même envisager l’infinité des productions de ce qui est extérieur à l’objet de la pensée. Chacun peut donc facilement s’imaginer d’une part, la sévère négation d’objets réels, (réels puisque de production permanente), au seul profit de l’image d’un concept creux, et d’autre part, les résonances qui en découlent nécessairement. Pour me résumer, s’il n’est jamais non production de formes, il n’est jamais réellement de non perception de formes ! Il n’est qu’une conscience physique momentanée affectée et aveuglée par de bien illusoires objets.

En outre, et si je peux me permettre une relative ellipse, la prise d’objet présent/absent est nécessairement re-construction d’un objet dont les caractéristiques sont antérieures au percept. En cela, les objets de l’attachement sont permanents au sein des trois phases du temps.

Ah ! Très chère. Je ne peux croire que mes propos vous paraissent suffisamment limpides. De plus, je ne suis pas certain que ce qui me semble logique, puisse vous permettre d’étayer certaines bases de ce qui pourrait devenir votre logique. Je n’ai, sans conteste, pas suffisamment travaillé sur la matière de ces « blocs d’images ». Je vous sais gré, pour cette raison que je n’ignore pas, d’avoir conservé jusqu'à ce jour le courage de malgré tout supporter ma prose.

P.S. en réponse...

L’écrit ouvre sur la production d’images en l’esprit. Or, l’esprit ne s’exprime qu’en produisant des formes « mécaniques », à savoir vocales et gestuelles. Alors il est de fait que le gestuel renvoie à l’image, c’est-à-dire à l’esprit, alors que le vocal renvoie à la forme puisqu’il est lui-même forme. En effet, la forme phonétique est nécessairement corps. Pour cette raison, le nom a l’avantage suivant sur la forme des signes sensés le figurer : il engendre une structure, une forme, donc une empreinte phonétique qui transcende les innombrables cultures au travers du temps et de l’espace. Ainsi, la forme découle-t-elle, dans ce cas particulier de non dualité nom/forme, de la répétition du nom bien qu’à l’origine, les deux soient naturellement un.

En conséquence, si, dans le cadre ordinaire « objet/perception/image/nom », l’on cherche à identifier la valeur du nom, c’est assez simple. Le nom est nécessairement soit réel, soit irréel. Réel en cela qu’il est la forme singulière, irréel en cela qu’il ne l’est pas.

Un Sage a indiqué : 

« Entendre la profondeur sans concevoir de crainte ;

entendre la vastitude sans concevoir de doute.

Entendre le non profond et le non vaste et pourtant avoir le courage en son cœur ».

Or, à quoi pensez vous que le terme « entendre » renvoie si ce n’est au son, à la forme phonétique de l’objet ?

Alors, en définitive et d’une manière quelque peu elliptique, sachant que nous ne sommes jamais dans une situation autre que celle de notre rapport obligé aux noms et aux formes, le réel est nécessairement les formes, les phénomènes, ainsi que le nom lorsque celui-ci est la forme,.

Dans tous les autres cas, l’attachement aux noms, aux vrais, aux repères, aux signes, aux symboles, aux structures, aux formes, ne produit que son contenu. Où, plus exactement, cela produit ce que l’observateur apporte, c’est-à-dire la pensée, l’imaginaire, l’irréel, le projectif, l’illusoire en somme!