Théâtre - Texte de Brigitte Mougin -


« C’est ridicule mon amour »                                                          

 

                                                             

MADEMOISELLE  : Combien de temps faut-il à un coeur normalement constitué pour retrouver toute son intégrité de coeur? J'ai posé cette question à mon médecin traitant, il n'a pas su répondre. Il n'était pas sûr. Il m'a dit qu'il fallait un certain temps mais que c'était possible quand-même. Possible quand-même! Cela fait peur. Ce ‘possible’ et ce ‘quand même’ réunis, cela me parait impossible.

Mon médecin traitant ne traite que des sujets superficiels. Je le soupçonne de ne traiter que le superficiel à cause de son manque de profondeur personnel. Je le soupçonne de ne rien traiter du tout. Le coeur, ce n'est pas son rayon, c'est tout! Et il ne veut pas l'avouer, c'est tout! 

 

HARMONIE  : Et voilà! Qu'il m'a dit un jour mon mari. Je tourne la page! Je change de librairie! Notre histoire est terminée ! Elle m'a beaucoup plu mais elle est terminée. Tu as eu le dernier mot, tu devrais être contente! Et il est parti. Tout simplement. Il ne s'est même pas retourné pour voir si je pleurais.

 

MADEMOISELLE  : Il s'en fout.

 

HARMONIE  :Le dernier mot. J'aurais bien aimé le connaître, le dernier mot.

 

MADEMOISELLE  : Pas eu de dernier mot.

 

HARMONIE  : Histoire inachevée.

 

(Arrive Mélancolie, un bouquet de fleurs à la main.) 

 

MELANCOLIE: ... Oh! Mon amour. Tu m'as brisée tout entière. Tu m’as brisé le cœur et là où tu me vois, je pleure mon amour, je pleure à ne savoir qu'y faire... 

 

HARMONIE  : Comment puis-je aujourd'hui te plaire et demain tout autant te déplaire...

 

MADEMOISELLE  : Par quels tourments funestes t'a-t-il fallu passer pour que vienne sur ton coeur se poser l'infamie...

 

 

 

MELANCOLIE: Regarde-moi bien en face, mon amour. Veux-tu que je te dise? Demain à cette heure, j'aurai tiré vengeance de cet affront cruel et toi, toi, tu n'auras que tes yeux pour pleurer…Non, je m'égare. J'avais dit, «  pas de tragédie »! C'est ce bouquet. Les fleurs en bouquet, ça évoque tellement. Calme-toi, ma chérie, calme-toi. Personne ne t'offre plus de fleurs, c'est normal, c'est dur. C'est douloureux, ça fait mal.

 

MADEMOISELLE  : On a tous mal.

 

HARMONIE  : Le coeur.

 

 

                                                             SILENCE

 

 

HARMONIE  : ... Quand j'avais quinze, je m'étais juré que je ne me marierais jamais, que je n’aurais pas d’enfants et que je ne vieillirais pas.

 

MADEMOISELLE  : Tout le contraire.

 

MELANCOLIE: Tout à l'envers. 

 

HARMONIE  : J'ai vieilli prématurément à cause de tout cela.

 

MADEMOISELLE  : Le temps passe.

 

MELANCOLIE: Et nous on reste. 

 

HARMONIE  : J'ai eu le dernier mot! Je n'ai même pas ouvert la bouche quand il est parti.

 

MADEMOISELLE  : Pas eu le temps.

 

HARMONIE  : Il est parti si vite. Il s'est débiné.

 

MADEMOISELLE  : A eu peur.

 

 

 

 

HARMONIE  : Pensez donc! Une si belle histoire.

 

MELANCOLIE: Ca fait peur. 

 

HARMONIE  : Peur de passer à côté de toutes les autres belles histoires...

 

MELANCOLIE: ... Les fleurs flétrissent à l'ombre du grand amour. 

 

MADEMOISELLE  : Desséché, le grand amour. Souvenirs. Artificiels.

Fleurs . Artificielles. 

 

MELANCOLIE: Je vais aller pleurer dans un coin et après, je sortirai. Je vais marcher, regarder les vitrines, entrer dans les boutiques, essayer les chaussures, rêvasser...Je ne sais pas ce qui m'a pris d'acheter ces fleurs. J'aurais dû les offrir au premier passant venu. 

 

MADEMOISELLE  : Il aurait pu lui-même les offrir à sa femme, le passant.

 

HARMONIE : Elle aurait été contente, sa femme. 

 

MADEMOISELLE : Un si beau bouquet composé avec un si bel amour. 

 

HARMONIE : Peut-être qu'il n'avait jamais songé à lui offrir des fleurs, à sa femme. 

 

MELANCOLIE : Elle aurait été surprise. 

 

HARMONIE : Mais tellement heureuse. 

 

MADEMOISELLE  : Elle l'aurait cru.

 

MELANCOLIE: Et moi, j'aurais participé à son bonheur. Indirectement. 

 

 

 

 

 

 

 

 

HARMONIE  :  Un jour je m'étais dit … enfin ! je m'étais fait la réflexion que dans les cimetières, on voyait presque toujours des fleurs séchées. Ou artificielles. J'en avais conclu que les gens offraient à leurs morts des fleurs qui devaient durer longtemps.

 

MADEMOISELLE  : Est-ce- que les morts se soucient du temps qui passe!

 

MELANCOLIE: Ils ne sont pas aussi bêtes que nous, les morts. 

 

HARMONIE  : Dans certains pays, on leur offre même des fleurs pourries, aux morts.

 

MADEMOISELLE  : Pourrie, la mort...

 

                                                                 SILENCE

 

HARMONIE  :… Quand j'ai rencontré mon mari, on dansait des slows. Au début je trouvais cela gai, les slows, mais peu à peu  j'ai découvert toute la tristesse qui pouvait se nicher dans un slow. Ca m'a fait un choc.

 

MADEMOISELLE  : Toutes ces histoires d'amour qui commencent sur des slows et qui finissent on ne sait pas comment...

 

MELANCOLIE: (dansant avec les fleurs) ... Oh! Mon amour. Entends ce que j'ai à te dire... 

 

HARMONIE  : Ce que j'ai à te dire ne tient qu'en quelques mots...

 

MELANCOLIE: Et ces mots, mon amour, je les ai inventés pour que tu te souviennes du mal que tu m'as fait... 

 

MADEMOISELLE  : Qu'ai-je à faire de tes crimes...

 

HARMONIE  : De ta triste figure...

 

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: Chagrin de mes nuits sans sommeil qui inlassablement me poursuit jusqu'au petit matin. Chagrin de tous les chagrins. Innommable destin que le mien. Je crève mon amour, je crève cependant qu'aujourd'hui est moins pire que demain.

 

HARMONIE  : (à Mademoiselle ) Elle n'avait pas dit : «  pas de tragédie » ?

 

MADEMOISELLE  : Sa vie est tragique, elle n'y peut rien.

 

MELANCOLIE: Je crève, mon amour! ... As-tu entendu ce que je viens de dire? ... Tu m'emmerdes! (elle jette les fleurs)… 

                                                       

MADEMOISELLE  : ... Combien de bouquets n'ont pas été mêlés à de fatales histoires d'amour.

 

HARMONIE  : (prenant le bouquet) ... Je t'offre ces fleurs car ma chérie je t'aime. Je t'offre ce bouquet pardonne-moi mon amour si je ne t'aime plus. Tiens mon amour ces fleurs en échange de mon absence. Elles sont magnifiques que c'est beau l'amour mon amour.

 

MADEMOISELLE  : (prenant  le bouquet)  Tu m'aimes donc encore mon amour que moi aussi je t'aime.

 

MELANCOLIE: ( elle prend le bouquet et le jette) Salaud! Tu peux les garder tes fleurs... 

                                                             

MADEMOISELLE  : ... En inventant l'amour, l'homme n'a créé que haine, mépris et désespoir.

 

MELANCOLIE: Parfois j'ai l'impression que je deviens cinglée. 

 

MADEMOISELLE  : Heureusement ce n'est qu'une impression.

 

HARMONIE  : Les fous, ils ne se rendent pas compte, eux.

 

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: Moi, si! Je me rends compte de tous les plus petits détails.

 

MADEMOISELLE  : Il y en a beaucoup de petits détails.

 

MELANCOLIE: Ce qui m'énerve le plus, c'est qu'on ne peut pas les compter. 

 

HARMONIE  : Ca, ça m'énerve beaucoup moi aussi.

 

MELANCOLIE: Un jour, je me rappelle... 

 

HARMONIE  : Un jour, je me rappelle...

 

MELANCOLIE: J'avais dansé toute la journée. Au bureau... 

 

HARMONIE  : J'étais en vacances avec mon mari...

 

MELANCOLIE: C'était... une odeur. Parfumée. Une odeur de printemps, une odeur de fleurs qui m'avait donné envie de danser... 

 

HARMONIE  : Nous étions dans la voiture. Il y avait des embouteillages. C'était les retours de plage. On étouffait dans cette voiture...

 

MELANCOLIE: Mes collègues ne voulaient pas danser. Elles ne sentaient rien. Alors je suis allée voir le patron et je l'ai invité à danser... 

 

HARMONIE  : C'était le premier jour des vacances, cela commençait mal qu'on s'est dit...

 

MELANCOLIE: Je suis entrée dans son bureau en dansant et lui  il était en rendez-vous. Rendez-vous d'affaires. De graves affaires, je lui ai demandé? Il m'a fusillée du regard comme si je venais de sortir une énormité...

 

HARMONIE  : On a commencé à se disputer à cause de la chaleur et j'ai quitté la voiture en claquant la portière. Il n'a pas supporté que je claque la portière. Il m'en a fait la remarque des mois plus tard...

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: Il voulait que je quitte son bureau immédiatement. Il était en rendez-vous, il ne voulait pas danser. Il ne sentait rien lui non plus, il était furieux. J'ai quitté son bureau et j'ai continué à danser dans le couloir. Jusqu'au soir..

 

HARMONIE  : On n’est plus jamais parti en vacances tous les deux. C’était fini. Du jour au lendemain.

 

MELANCOLIE : Quand l'odeur a disparu, j'ai pu m'arrêter. Et je suis rentrée chez moi... 

 

MADEMOISELLE  : ... J'étais jeune. C'était une époque où j'étais jeune. Je voyais tout. Je comprenais tout. Je reconnaissais les gens. Je les distinguais si bien les gens. Dans leur malheur. Dans leur bonheur. Je remarquais le moindre petit détail de leur état intérieur.

 

MELANCOLIE: Je ne l'ai jamais retrouvée cette odeur. Aucun bouquet ne m'a jamais renvoyé ce parfum. 

                                                               

HARMONIE : J'ai trouvé! Qu'il m'a dit un jour mon mari. Tu es une frustrée!  

…Il a mis du temps à trouver ça. Evidemment que je suis une frustrée... En passe de devenir une hystérique! Qu'il a ajouté. Je n'ai même pas relevé. Je n'étais pas d'humeur à relever un tel débat. 

 

MADEMOISELLE  : Pitoyable, le débat!

 

HARMONIE  : Pas répondu. La frustrée, allée faire des courses!

 

MADEMOISELLE  : Mon père disait à ma mère qu'elle était une empotée. Ma mère ne répondait pas. Elle lisait.

 

HARMONIE  : Elle n'avait pas le temps.

 

MELANCOLIE: Ce n'est pas drôle de lécher les vitrines. On préfère rester chez soi. 

 

MADEMOISELLE  : Réfléchir tranquillement.

 

 

 

 

MELANCOLIE: Philosopher...

 

HARMONIE  : (elle sort un papier de sa poche et lit)  ... N'oublie pas que nous allons chez Denise ce soir. Te retrouve là-bas directement. T'aime.

 

MADEMOISELLE  : Même pas signé.

 

HARMONIE  : Te retrouve là-bas directement, t'aime!

 

MELANCOLIE: Pas de phrases. 

 

HARMONIE  : A cette époque déjà, il ne se fatiguait plus à faire des phrases.

 

MADEMOISELLE  : Avait pas le temps!

 

HARMONIE  : Je devais prendre ce qu'il restait. Des bouts de phrases.

 

MADEMOISELLE  : T'aime!

 

HARMONIE  : Il m'avait si souvent dit " je t'aime" en entier que ce n'était plus la peine qu'il se fatigue. Je devais comprendre.

 

MELANCOLIE: C'est difficile à comprendre. 

 

MADEMOISELLE  : Elle a compris.

 

HARMONIE  : Des morceaux de phrases pour des morceaux d'amour...

 

MELANCOLIE: ... Pourquoi je n'arrive pas à retrouver cette odeur? ... Je n'ai plus jamais dansé depuis. C'est triste la vie sans danser, non? 

 

MADEMOISELLE  : Un peu.

 

HARMONIE  : Pas beaucoup.

 

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: Je vais aller pleurer dans un coin et après je sortirai. Je vais entrer dans les bars, fumer, boire du thé, parler, toucher les gens, ressortir, marcher, m'arrêter aux feux, regarder les voitures, partir en vacances, m'évanouir.

 

MADEMOISELLE  : Ma soeur disait à ma mère qu'elle était une imbécile. Ma mère ne répondait pas. Elle lisait.

 

HARMONIE  : Elle n'entendait pas.

 

MELANCOLIE: ... Oh! Mon amour, que n'ai-je espéré ton ultime soupir... 

 

MADEMOISELLE  : Que n'ai-je imaginé la douce agonie qui mènerait enfin ta vie dans le trépas...

 

HARMONIE  : Comment puis-je aujourd'hui te plaire et demain tout autant te déplaire...

 

MADEMOISELLE  : Traître! ...

 

MELANCOLIE: Ennemi de tous les plaisirs... 

 

HARMONIE  : L'amour est un fruit défendu mais nous le dévorons...

 

MELANCOLIE: Tragique destin que le nôtre... mon amour... je meurs! ... 

 

HARMONIE  : Nous grossissons à vue d’oeil...

 

MADEMOISELLE  : L'embonpoint pèse sur notre poitrine...(elle prend les fleurs et se regarde dedans)

 

HARMONIE  : Nous finirons par nous étouffer de ce plaisir amer...

MELANCOLIE: J'irai par les chemins fouler l'herbe sauvage et toi, toi, tu n'auras que tes yeux pour pleurer.

 

 

 

 

 

 

MADEMOISELLE  : Je ris de me voir si belle en ce miroir. Belle et naturelle, voilà comme on les aime ! Je me regarde, je me recoiffe et je me plais. Ma mère est morte en se regardant dans la glace de la salle à manger.

 

HARMONIE  : Ca fait un choc.

 

MADEMOISELLE  : C'était un dimanche.

 

MELANCOLIE: La beauté se reflète dans le ciel et nous renvoie immanquablement à notre laideur. Nous sommes laides! Nous... 

 

HARMONIE  : Stop!

 

MELANCOLIE: Nous sommes atrocement... 

 

MADEMOISELLE  : Elle a dit "stop" !

 

HARMONIE  : ... Je réclame une minute de recueillement. A la mémoire de nos tendres amours.

 

MELANCOLIE: ... Oh! Mon amour... 

 

MADEMOISELLE  : Stop! On a dit !

 

MELANCOLIE: O. kay! O. kay! Stop!

 

 

                                                                  SILENCE

 

 

MELANCOLIE: ... La rupture, c'est comme la confiture. Ca vous dégouline dans la bouche, ça vous colle à la peau et ça vous laisse un arrière goût de sucré, juste assez pour vous dégoûter de l'avoir un jour goûtée. Un jour que le pot est vide. 

 

MADEMOISELLE  : En parlant de confiture, il me vient une idée.

 

 

 

 

 

HARMONIE  : Les idées surgissent toujours quand on ne s’y attend pas .

 

MADEMOISELLE  : Il faut réfléchir.

 

MELANCOLIE: Philosopher. 

 

HARMONIE  : (à Mademoiselle ) Elle va mieux, on dirait.

 

MELANCOLIE: Oui, elle va mieux. Elle a eu sa crise et à présent elle réfléchit. 

 

HARMONIE  : (à Mademoiselle ) Je ne l'ai pas vexée au moins?

 

MELANCOLIE: Elle n'est pas vexée du tout. Mais alors, pas du tout du tout. Elle va très bien même! Très très bien. 

 

MADEMOISELLE  : Je vais peut-être pouvoir dire mon idée?

 

HARMONIE  : (à Mélancolie)Oh, la, la ! C'est la confiture qui ne passe pas.

 

MADEMOISELLE  : La confiture est très bien passée, ma chère. La rupture aussi, d'ailleurs. Je ne m'étale pas, c'est tout!

 

MELANCOLIE: Pas comme la... 

 

MADEMOISELLE  : Confiture, on sait! Quand la tragédie tourne à la farce, c'est d'un ennui! Bon! Mon idée... c'était quoi la phrase?

 

MELANCOLIE: La rupture, c'est comme la confiture... 

 

MADEMOISELLE  : Après?

 

MELANCOLIE: Ca vous dégouline dans la bouche, ça vous colle à la peau, ça vous... 

 

 

 

 

 

 

 

MADEMOISELLE  : C'est bon, c'est bon! ...Ah! Oui, c'est cela! Ca vous colle à la peau. Ca vous poursuit jusque dans votre tombe. Ca vous obsède. Ca vous fait consulter les médecins qui, entre parenthèses, ne comprennent pas un mot de ce que vous leur racontez. Et comme ils ne comprennent rien, ils ne vous écoutent pas. Cela les dérange de vous écouter.

 

HARMONIE  : On ne dérange personne, on discute.

 

MELANCOLIE: Personne ne se dérange pour nous écouter. 

 

MADEMOISELLE  : Cette idée de confiture qui dégouline est tout à fait déprimante. Personne n'a le droit d’écrire pareille chose.

 

MELANCOLIE: On a envie de pleurer quand on dit cela. 

 

HARMONIE  : C'est joli à entendre, cela sonne bien.

 

MADEMOISELLE  : Oui, enfin bref! L'idée qui m'est venue, c'est que tout vous colle à la peau. Le moindre de vos gestes, le moindre fait, vous poursuivent éternellement.

 

HARMONIE  : Il y a le regret.

 

MADEMOISELLE  : Le regret n'y fait rien, c'est bien connu. S'il suffisait de regretter pour se débarrasser de soi-même, on le saurait. Vous avez beau regretter, oublier, vous en moquer comme de votre premier chemisier, ça vous retrouve toujours.

 

MELANCOLIE: Le crime !… 

                                                                                   

HARMONIE  : ... J'ai connu une femme qui avait tenté de tuer son mari. Bien qu'il soit toujours en vie, elle est considérée comme une meurtrière. Alors qu'elle ne l'a pas tué. Quelques jours plus tard, elle a fait une tentative de suicide. Bien qu'elle soit toujours en vie, elle est comptée pour morte. Elle est en prison et elle compte les jours qu'elle a survécu à son suicide.

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: La mort lui colle à la peau.

 

HARMONIE  : C'est douloureux.

 

MELANCOLIE: C'est dur. 

 

MADEMOISELLE  : Ca fait mal.

 

 

SILENCE

 

 

MELANCOLIE: (prenant les fleurs) ... Ces fleurs sont artificielles. J'irai les déposer sur une tombe. Cela fera toujours plaisir à quelqu'un. Offrir des fleurs à un inconnu, cela met du baume au coeur. Même si elles sont artificielles... Elles ne s'abîmeront pas. Je les déposerai délicatement et elles ne s'abîmeront pas. (elle pose le bouquet) 

 

MADEMOISELLE  : Les fleurs en plastique, ça dure. Ca résiste aux intempéries. Même aux vivants, on devrait offrir du plastique !

 

HARMONIE  : Un jour, mon mari m'a offert des fleurs artificielles. Je l'ai très mal pris. Il veut ma mort, je me suis dit ! Je ne me suis pas laissée faire, je les ai mises dans l'eau. Je la changeais tous les jours, l'eau. Jour après jour, les fleurs embellissaient. Jour après jour, elles se parfumaient d'un parfum de fleur. Et moi, il me semblait que je rajeunissais. Plus je changeais l'eau des fleurs, plus je m'éloignais de ma propre mort. C'est grâce à cela que j'ai pu tenir. Quand mon mari est parti, j'ai jeté les fleurs par la fenêtre. Je les ai regardées. On aurait dit des oiseaux qui prennent leur envol.

 

MADEMOISELLE  : Mon père offrait à ma mère des fleurs en bouton. Ma mère ne remarquait rien. Elle lisait.

 

 

 

 

 

 

 

MELANCOLIE: Ma vie entière s'est noyée dans les larmes et rien désormais ne pourra plus me plaire ni me déplaire. Ma bouche s'est refermée à jamais sur ce mot tant de fois prononcé. Pour toi. Amour. Oh! Mon amour mon amour mon amour…

 

MADEMOISELLE  : Ma mère connaissait très bien Madame Bovary.

 

MELANCOLIE: Personnellement? 

 

MADEMOISELLE  : Elle lisait Flaubert le soir au coin du feu et rien ne pouvait mieux lui plaire.

 

MELANCOLIE: Je ne suis pas une héroïne puisque je pleure. Je pleure dans un coin et tout le monde s'en fout... 

 

MADEMOISELLE  : Mon père n'a jamais su qui était Flaubert.

 

HARMONIE  : Et voilà! Qu'il m'a dit un jour mon mari. C'est la Saint Valentin, on va au restaurant!

 

MELANCOLIE: Tout le monde s'en fout... 

 

HARMONIE  : Le restaurant avait été décoré pour l'occasion. Des photos d'amoureux partout. Avec des fleurs. Sur chaque table. On a mangé sans rien dire.  On se regardait. On s'aimait.

 

MELANCOLIE: Pourquoi ne puis-je pas rire comme tout le monde? Je me fais tout un cinéma de l'amour mais en réalité, cela n'y ressemble guère. Je devrais sortir. Prendre l'air. Un jour, je ferai pareil. Je prendrai ce bouquet et je le balancerai. Le plus loin possible. Loin de ma vie. Loin de moi. Loin de... 

 

MADEMOISELLE  : Flaubert disait à ma mère qu'elle était une femme admirable. Ma mère esquissait un sourire puis se replongeait  dans sa lecture. Flaubert lui expliquait que lire du Flaubert n'arrangeait pas les choses. Ma mère ne répondait pas. Elle lisait.

 

 

 

 

 

SILENCE

 

 

HARMONIE  : (à MADEMOISELLE  ) Vous n'avez jamais connu l'amour?

 

MADEMOISELLE  : Bien au contraire.

 

MELANCOLIE: Nous n'avons jamais connu l'amour. 

 

HARMONIE  : Bien au contraire.

 

MELANCOLIE: Le grand amour. 

 

MADEMOISELLE  : Immense amour que le nôtre.

 

HARMONIE  : Immense, oui.

 

MELANCOLIE: Notre amour s'est perdu dans l'immensité de nos pauvres coeurs. 

 

MADEMOISELLE  : C'est cela, oui !

 

MELANCOLIE: Nous avons le coeur gros d'avoir tué notre plus grand amour. 

 

MADEMOISELLE  : Mais oui, mais oui !

 

MELANCOLIE: Nous avons sombré dans l'ivresse... 

 

MADEMOISELLE  : Si seulement c'était vrai.

 

HARMONIE  : Un jour, avec mon mari, on a bu du whisky.

 

MELANCOLIE: Oh! Mon amour, pourquoi m'avoir tant fait souffrir... 

 

MADEMOISELLE  : Pourquoi m'avoir ainsi trompée...

 

HARMONIE  : Pourquoi m'avoir si souvent admirée et si souvent blessée...

 

 

 

 

MELANCOLIE: J'ai le coeur gros comme une patate… 

 

HARMONIE : Elle délire, on dirait ! 

 

MADEMOISELLE : On dirait, oui. 

 

HARMONIE  : (à Mélancolie)… Vous n'avez jamais connu l'amour?

 

MELANCOLIE: Je l'ai croisé tout à fait par hasard. 

 

HARMONIE  : Ah!

 

MELANCOLIE: Rien ne laissait prévoir un tel bouleversement. J'ai aimé comme il est impossible humainement d'aimer. Je me suis transformée en une sorte d'animal. Traquée. Je me suis fourvoyée. Tracassée. J'ai suivi les sentiers battus pour sortir de l'ordinaire et total? Je crève, mon amour. Je crève! 

 

MADEMOISELLE  : C'est beau.

 

HARMONIE  : C'est bien écrit et pas facile à dire.

 

MELANCOLIE: C'est pourtant vrai. 

 

HARMONIE  : La vérité, c'est que mon mari m'a quittée. Il m'a quittée parce qu'il ne savait plus inventer l'amour. (elle sort un papier de sa poche)

 

MADEMOISELLE  : L'amour! Vous parlez d'une invention.

 

MELANCOLIE:… J'ai tiré la première... 

 

HARMONIE  : (lisant) ... Ma chérie. Le voyage a été très agréable. Nous avons fait une petite halte dans la Bourgogne que tu aimes tant. J'ai bien pensé à toi en revoyant le château de Bussy. Quelle merveille, ce château. Rien n'a bougé. J'espère que nous aurons bientôt l'occasion d'y retourner ensemble. J'ai hâte de te serrer dans mes bras. Tu me manques terriblement, mon amour. Nous sommes arrivés vers vingt- deux heures à Lambesc. Tout le monde ici t'embrasse et se languit de te voir. Prends soin de toi. Jacques qui t'aime.

 

 

MADEMOISELLE   : Jacques ?

 

HARMONIE   : Oui, Jacques.

 

MADEMOISELLE   : Il écrivait bien à l’époque.

 

MELANCOLIE : … Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai eu tellement peur… 

 

HARMONIE   : Ce qu’il pouvait être amoureux ! J’ai la preuve qu’une fois au moins dans ma vie, un homme m’a aimée… Cette lettre, j’aurais dû la déchirer.

 

MADEMOISELLE   : Il faut garder des preuves.

 

MELANCOLIE : Je ne savais plus ce que je faisais. Je ne contrôlais plus. J’implorais Dieu, ses prophètes, Bouddha, j’implorais la nature et les cieux, rien n’y faisait. 

 

MADEMOISELLE   : Il faut des preuves.

 

MELANCOLIE : J’ai prouvé mon amour à l’univers entier. Rien n’y a fait. 

 

 

SILENCE

 

 

MADEMOISELLE   : (tenant les fleurs)... Madame Bovary était une femme élégante. Elle s’ennuyait à mourir mais elle était élégante. Elle lisait Flaubert pour se distraire. Elle prenait un amant puis refermait son livre. Flaubert lui aussi s’ennuyait…

 

HARMONIE   : Mon mari, Jacques, se passionnait pour les grands singes d’Afrique. Il allait les voir au zoo et leur  expliquait la nature de l’homme ordinaire. Son aversion pour la liberté, son besoin d’anéantir. Les grands singes le comprenaient. Ils l’écoutaient et le comprenaient…

 

MELANCOLIE : Les vétérinaires sont formels. Les singes sont pourvus de sentiments dignes de la plus haute humanité. 

 

 

MADEMOISELLE   : Madame Bovary souffrait de mélancolie. A ce stade de la maladie, la mélancolie est le seul refuge possible…

 

HARMONIE   : Il leur disait que les choses un jour allaient changer. Que les êtres humains ordinaires les laisseraient retourner à leur forêt. Les singes s’asseyaient en tailleur et faisaient semblant de le croire…

 

MELANCOLIE : La prison fait naître des sentiments amers. 

 

HARMONIE   : Mon mari n’était pas un être ordinaire.

 

MELANCOLIE : La prison fait naître des sentiments obscurs chez tous ceux qui rêvent de liberté provisoire. 

 

HARMONIE   : Mon mari avait un goût prononcé pour la liberté. Il a tenté de libérer les grands singes d’Afrique. Il a ouvert les portes…

 

MADEMOISELLE   : Mon père n’a jamais su qui était Flaubert.

 

HARMONIE   : Les singes sont restés là. Sans bouger. Ils refusaient de goûter à cette liberté provisoire qui s’offrait à eux. Ils refusaient de partir….

 

MADEMOISELLE   : Mon père ne lisait pas. Il ne voulait pas s’instruire du cœur des femmes. Ca ne l’intéressait pas…

 

HARMONIE   : Il a fini par refermer les portes et tout est rentré dans l’ordre….

 

MADEMOISELLE   : Le cœur des femmes est malléable, disait-il…

 

HARMONIE   : Les grands singes ont fermé les yeux sur le malheur des hommes et Jacques n’a plus remis les pieds au zoo.

 

MELANCOLIE : La prison referme ses portes sur le malheur des hommes. 

 

MADEMOISELLE   : Si on écoute le cœur des femmes, disait mon père, on y laisse ses plumes.

 

 

 

HARMONIE   : Le cœur des femmes n’est pas un cœur ordinaire.

 

MELANCOLIE : Madame Bovary avait beaucoup de cœur ? 

 

MADEMOISELLE : Elle était élégante. 

 

MELANCOLIE : Et le cœur ? 

 

HARMONIE   : C’est douloureux . Ca fait mal.

 

MADEMOISELLE   : On a tous mal.

 

 

SILENCE 

 

 

MELANCOLIE : … Acheter des vêtements. 

 

HARMONIE : Choisir les couleurs. 

 

MADEMOISELLE : Et la taille. 

 

MELANCOLIE : Trouver les bons vêtements. 

 

MADEMOISELLE : La bonne taille. 

 

MELANCOLIE : Les essayer. 

 

HARMONIE : Se trouver belle. 

 

MELANCOLIE : Les enlever. 

 

HARMONIE : Essayer encore. 

 

MADEMOISELLE : Changer de taille. 

 

 

 

 

HARMONIE : Trop petit ! 

 

MELANCOLIE : Trop grand ! 

 

MADEMOISELLE : Changer de boutique. 

 

MELANCOLIE : Recommencer. 

 

MADEMOISELLE : Trop cher !  

 

HARMONIE : C’est tellement beau ! 

 

MELANCOLIE : Caresser les tissus. 

 

HARMONIE : Inventer la mode. 

 

MELANCOLIE : Ecouter les conseils. 

 

MADEMOISELLE : Le baratin. 

 

MELANCOLIE : Ce manteau vous va si bien. 

 

HARMONIE : Prenez cette écharpe. 

 

MADEMOISELLE : Trop sauvage ! 

 

MELANCOLIE : La soie. 

 

HARMONIE : Et ce mohair ? 

 

MELANCOLIE : Acheter la boutique. 

 

MADEMOISELLE : Porter les paquets. 

 

HARMONIE : Se trouver belle. 

 

 

 

 

MELANCOLIE : Marcher dans la rue. 

 

HARMONIE : Sourire aux passants. 

 

MELANCOLIE : Entrer dans les bars. 

 

MADEMOISELLE : Fumer des joints. 

 

HARMONIE : Ecouter la musique. 

 

MELANCOLIE : Toucher les gens. 

 

MADEMOISELLE : Se faire embarquer. 

 

HARMONIE : Retirer les manteaux. 

 

MADEMOISELLE : Changer de boutique. 

 

MELANCOLIE : Recommencer. 

 

SILENCE

 

 

MELANCOLIE : (tenant les fleurs) … La pluie est si souvent tombée. Elle a fini par tout délaver. Effacer les couleurs. 

 

MADEMOISELLE   : (à Mélancolie) Regardez votre robe.

 

HARMONIE   : (à Mademoiselle) Elle est belle sa robe, vous ne trouvez pas ?

 

MADEMOISELLE   : Ben oui qu’elle est belle sa robe.

 

HARMONIE   : Et colorée.

 

MELANCOLIE : J’en ai marre. 

 

 

 

 

HARMONIE   : (à Mademoiselle) Que faire ?

 

MADEMOISELLE   : Rien. Attendre.

 

MELANCOLIE : Ce bouquet est un fardeau. Je pense à toi, mon amour , quand je tiens ce bouquet. 

 

HARMONIE   : Chaque soir les fleurs se referment pour rendre au matin leur couleur.

 

MELANCOLIE : Chaque soir je m’éteins à mes rêves et chaque matin ma passion se rallume. 

 

MADEMOISELLE   : La différence, c’est que vos fleurs sont en plastique. C’est pesant à force. Des fleurs qui ne fanent jamais. Des fleurs qui ne se referment jamais. Comment voulez-vous que les passions se rallument ?

 

MELANCOLIE : Vous parliez de cimetière tout à l’heure… 

 

HARMONIE   : Oui, je disais que les vivants offraient aux morts des fleurs…

 

MADEMOISELLE : En plastique ! 

 

MELANCOLIE : Je suis morte depuis longtemps. Je n’ai pas ma place au cimetière mais je suis bel et bien morte. 

 

HARMONIE : (à Mademoiselle) C’est pour cela, les fleurs en plastique ? … (à Mélancolie) Mettez-les dans l’eau. Vous verrez, vous-vous sentirez mieux. 

 

MELANCOLIE : J’achète des fleurs et je pleure. 

 

HARMONIE   : Mettez-les dans l’eau.

 

MELANCOLIE : Je me suis noyée l’année dernière. 

 

MADEMOISELLE : Quand on est morte on ne se plaint pas. 

 

 

 

HARMONIE : Jacques a longtemps cru qu’il était mort, lui aussi. Le mariage l’a réveillé d’un coup. Je revis ! qu’il me disait…avec toi, je revis !…Il aimait ma bonne humeur. J’étais toujours de bonne humeur. Même quand tout allait mal, j’étais de bonne humeur.  

 

MADEMOISELLE : Mon père ne supportait pas l’insouciance des femmes. 

 

HARMONIE : Il n’a jamais connu l’amour ? 

 

MADEMOISELLE : Il prenait tout au sérieux.  

 

HARMONIE : Et l’amour ? 

 

MADEMOISELLE : Il donnait de l’importance à ce qui n’en avait pas.  

 

HARMONIE : Quand on s’est mariés avec Jacques, tout avait de l’importance. Le plus infime de nos gestes, la plus infime de nos paroles, tout. Nous ramenions à notre amour le moindre soupir, le moindre battement de paupière saisis au vol. Tout ce qui s’échappait de nous était sublimé, élevé au plus haut degré du bonheur et il nous semblait qu’il devait durer une éternité. 

 

MADEMOISELLE : Quel gâchis . 

 

MELANCOLIE : Quand on meurt, il faut savoir sourire… 

 

MADEMOISELLE : Quand on meurt, on se tait ! 

 

MELANCOLIE : Sourire au passage du temps… 

 

HARMONIE : Sourire au murmure du vent qui redonne à la vie nos poussières… 

 

MADEMOISELLE : Quand on meurt, il n’y a plus rien !  

 

MELANCOLIE : Acheter des bouquets, les brûler à nos lèvres comme un amour qui se consume encore… 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : Toute cette poésie pour ne pas dire les choses. La mort est pourrie ! 

 

 MELANCOLIE : Calmons-nous, calmons-nous. Allons prendre un peu l’air. Nous pourrions sortir, aller au concert. On donne Sibélius, j’ai vu les affiches. Sibélius en plein air, dans le jardin, derrière le presbytère.

 

HARMONIE : Cela parle de quoi, Sibélius ? 

 

MADEMOISELLE : D’amour ! 

 

 

MUSIQUE

 

 

HARMONIE : … J’ai beaucoup aimé ce concert. Toutes ces notes qui se sont entendues pour raconter l’amour. Les mots n’étaient pas nécessaires. 

 

MADEMOISELLE : Comment s’appelle-t-elle déjà la jeune fille amoureuse ? 

 

MELANCOLIE : Mélisande. 

 

HARMONIE : Quel joli nom. Mélisande. On dirait un nom d’oiseau. 

 

MELANCOLIE : … Elle s’est suicidée, la pauvre. 

 

MADEMOISELLE : (à Mélancolie) Vous auriez fait quoi à sa place ? 

 

MELANCOLIE : On ne peut jamais savoir. 

 

HARMONIE : Moi, si mon mari avait tué mon amant, je l’aurai tué à mon tour. Je n’ai jamais eu d’amant mais je sais que je n’aurais pas pardonné à Jacques de ma l’avoir assassiné. 

 

MELANCOLIE : C’est difficile de se suicider… Oh ! Mon amour, pourquoi m’as-tu ainsi trahie ? Où es-tu à présent ? Que fais-tu ? M’entends-tu ? 

 

 

 

MADEMOISELLE : (à Mélancolie) Ne vous fatiguez pas!  

 

           (Harmonie sort un papier de sa poche et lit en silence)

 

MELANCOLIE : … Que reste-t-il de notre vie commune… 

 

MADEMOISELLE : (à Harmonie, lisant toujours) …C’est Jacques ? 

 

HARMONIE : Jacques me reprochait de n’être pas une bonne mère pour notre fille. Il avait toujours peur que j’oublie quelque chose. 

 

MADEMOISELLE : Comment peut-on oublier de nourrir son enfant ! 

 

HARMONIE : Il écrivait ses consignes sur des papiers pour que je n’oublie pas. Je retrouvais des papiers partout. Dans le lit, dans les placards, sur les murs, sur les portes, partout où j’étais fatalement obligée de me rendre, toilettes, salle de bain, cuisine. Je n’avais qu’à lire ce qu’il avait minutieusement noté pour savoir ce que je devais faire. Je me laissais guider par les petits morceaux de papier éparpillés ça et là dans la maison, comme des feuilles tombées des arbres. 

 

MELANCOLIE : Tout s’est envolé. Nous sommes au cœur de l’automne et je n’ai pas vu tomber les feuilles. Notre amour a volé en éclat. 

 

MADEMOISELLE : Les maris n’ont pas appris à regarder les femmes. 

 

MELANCOLIE : Notre amour s’est muré dans le silence. 

 

MADEMOISELLE : Pas la peine de crier. 

 

HARMONIE : On vous entend très bien. 

 

MELANCOLIE : Je suis sourde ! 

 

MADEMOISELLE : On vous entend très bien. 

 

MELANCOLIE : Notre amour a perdu son éclat et j’en crève !… 

 

 

 

HARMONIE : (lisant) … Tu dois te ressaisir. Je suis là, ma chérie, tu sais que tu peux compter sur moi… N’oublie pas ton rendez-vous chez le coiffeur ce matin. Il t’attend vers onze heures… pas trop court, surtout. Tu es tellement plus jolie avec les cheveux longs. Enfin ! C’est toi qui verras… Ne pense plus à tout cela. Téléphone à ta mère, elle saura mieux que toi ce qu’il faut faire. Courage . Jacques. 

 

MELANCOLIE : Cet homme est courageux. Je pourrais peut-être prendre un verre avec lui… Jacques… Oh ! Mon amour, pourquoi ne t’es-tu pas appelé Jacques ? Jacques. Tu m’entends ?  Jacques, je t’aime. Jacques !

 

MADEMOISELLE : C’était une époque où j’étais jeune. Je courais partout. Rien ne pouvait m’arrêter. Les gens qui me croisaient essayaient de m’attraper mais je parvenais toujours à leur échapper. Je courais vite. Mon père disait qu’il faudrait m’attacher. Ma mère, elle, était plongée dans sa lecture, elle n’entendait pas. Je passais près de ma mère en courant. Mon corps déplaçait l’air autour d’elle. Alors, elle frissonnait. Légèrement. Elle lisait et elle frissonnait. J’étais jeune. Mon père ne comprenait pas que j’étais jeune. Mon père ne comprenait rien. 

 

HARMONIE : J’étais revenue de chez le coiffeur. Je me trouvais belle. Alors j’ai téléphoné. A ma mère. A sa voix, j’ai de suite su qu’elle me reprochait d’être heureuse. J’étais heureuse, je m’en fichais. Elle a raccroché. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Prenez ces fleurs. Je vous les offre. Je les ai choisies avec précaution. Pour vous. 

 

HARMONIE : Toutes les couleurs sont réunies dans ce bouquet, c’est merveilleux. 

 

MADEMOISELLE : C’est moche… 

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Ce bouquet est magnifique. Merci. Vous avez bien fait de nous inviter au concert tout à l’heure. Avec mon mari, nous allions souvent au concert. Il adorait le violoncelle, Jacques. Les quartets, les quintets, Vivaldi, Bach, il adorait. 

 

 

 

 

MELANCOLIE : Je vais aller faire des courses. J’ai envie de faire des courses. 

 

MADEMOISELLE : C’est vraiment trop moche… 

 

MELANCOLIE : Entrer dans les boutiques. Regarder les couleurs. Manger les fruits. 

 

MADEMOISELLE : Un jour, on arrête de grandir et on regrette. 

 

MELANCOLIE : Oh ! Mon amour, n’ai-je point endurer assez de solitude pour aujourd’hui prétendre à de plus doux instants… 

 

HARMONIE : N’ai-je point attendu ce jour où je te vis pour la première fois… 

 

MADEMOISELLE : Ne t’ai-je point aimé… 

 

MELANCOLIE : Ne m’as-tu pardonné ce crime… 

 

MADEMOISELLE : Assassin ! 

 

MELANCOLIE : Ne mettras-donc- tu jamais fin au supplice… 

 

MADEMOISELLE : Car enfin je le dis…  

 

HARMONIE : Tu m’as donné la mort en voulant m’épouser. 

 

 

SILENCE

 

 

MADEMOISELLE : … Mon médecin traitant me fait dire que la gravité d’une maladie de  cœur dépend de sa capacité à s’attacher aux petits détails de son état intérieur. Son état intérieur dépend d’événements survenus au cours de diverses manipulations pour le moins hasardeuses. Il entend par manipulation hasardeuses, toute action qui repousserait l’individu malgré lui dans ses retranchements les plus

 

 

 

 

 

intimes. Ces actions relevant toutefois de la plus haute spiritualité, contribueraient 

 d’après mon médecin traitant, à l’apparition de symptômes graves qui se porteraient inévitablement au cœur.

 

HARMONIE : J’ai pris mon parasol, j’ai claqué la portière et je suis descendue sur la plage. La mer se reposait tranquillement de se ses agitations de la veille et le ciel essayait de se reconnaître dans l’immensité des flots  immobiles. Les vacanciers se faisaient bronzer et les enfants faisaient des châteaux. J’ai planté mon parasol dans le sable, juste à coté d’une jolie jeune fille et je me suis allongée à l’ombre des regards indiscrets. Je pleurais sans m’en rendre compte et je me suis endormie paisiblement.… Je revoyais Jacques au volant de sa voiture, s’impatientant de ne pouvoir avancer et je me disais que la vie était mal faite. Il me regardait à travers sa vitre avec un sourire qui emplissait tout son visage. Il a fini par totalement disparaître derrière ce sourire… Quand je me réveillai, le seul souvenir qui me restait de lui, c’était ce sourire. Quand je l’ai revu le soir de notre dispute, je ne le reconnaissais pas. Je ne voyais que ce sourire gigantesque. Il n’avait plus de visage. Ni de corps. Il m’a quittée quelques mois plus tard parce qu’il se sentait mal à l’aise.

 

MELANCOLIE : (tenant les fleurs) Derrière le presbytère tout à l’heure, j’ai offert mon bouquet. J’ai aperçu un homme, je ne l’avais jamais vu, assis sur un banc de pierre, qui se balançait nonchalamment. Il avait l’air de psalmodier quelques prières. Son visage se renversait en avant puis en arrière et ainsi de suite. Je l’ai longtemps regardé sans qu’il me voie, je l’ai dévisagé, comme on dit. Les larmes qui s’échappaient de ses yeux venaient gaiement se poser sur ses lèvres qui semblaient leur sourire au passage. Je ne savais plus s’il pleurait ou s’il riait. Je crois qu’il pleurait. Il prononçait un nom, je me suis penchée pour l’entendre, un nom de femme, un nom qui évoquait l’amour, un amour terrible. 

 

MADEMOISELLE : Quel nom ? 

 

HARMONIE : Et les fleurs ? Qu’avez-vous fait ? 

 

MELANCOLIE : J’ai offert mon bouquet à cet homme. 

 

HARMONIE : Vous-vous êtes aimés ? 

 

 

 

MELANCOLIE : Il a continué à sourire en pleurant, et oui, il m’a aimée. 

 

MADEMOISELLE : C’est beau. 

 

MELANCOLIE : Maintenant je vais aller faire un tour. Je vais prendre mon sac et je vais faire un tour… Oh ! Mon amour, ne t’ai-je point entendu psalmodier tout à l’heure… 

 

HARMONIE : N’ai-je point à mon tour invoqué ton amour… 

 

MADEMOISELLE : Arrêtez à la fin ! 

 

HARMONIE : Rien ne peut arrêter une femme qui aime. 

 

MADEMOISELLE : Tu m’as pourri la vie ! Voilà ce qu’il faut dire ! 

 

MELANCOLIE : C’est un peu fort, peut-être. 

 

MADEMOISELLE : Stoppons là ce débat, je vous prie. 

 

HARMONIE : Rien ne peut arrêter une femme qui aime. 

 

MADEMOISELLE : Qu’elle se donne la mort ! Personne ne s’en soucie. 

 

MELANCOLIE : C’est trop fort, cela ne nous va pas… Oh ! Mon amour… 

 

MADEMOISELLE : La ferme ! 

 

HARMONIE : (à Mademoiselle ) Ne soyez pas si sûre que la mort n’ait un jour ses raisons avec vous. 

 

MADEMOISELLE : Mon amour, mon amour ! C’est ridicule mon amour ! 

 

MELANCOLIE : Oh ! Mon amour, je t’ai assassiné et j’en crève à présent. 

 

 

 

 

 

HARMONIE : (à Mademoiselle ) Vous voyez ! Elle aussi a ses raisons. 

 

MADEMOISELLE : Bien sûr, bien sûr. Nous avons toutes nos raisons. Imaginez un instant qu’on perde la raison. 

 

HARMONIE : C’est impossible. 

 

SILENCE 

 

 

HARMONIE : (lisant un papier qu’elle a sorti de sa poche)… Ma chérie… tu étais ravissante hier soir… je me répète sans cesse…- oui, c’est cela -… je me répète sans cesse que j’ai beaucoup de chance d’aimer une femme comme toi… beaucoup de chance…-  On venait juste de se marier à cette époque. Tous les matins, j’avais un petit mot gentil sur mon plateau déjeuner. Il me préparait toujours mon petit déjeuner -… Beaucoup de chance… quand tu liras ce mot, je serai au travail et je penserai à toi. Je t’aime jour et nuit, je suis avec toi partout, je te caresse toujours, je suis fou, je suis fou. Jacques.

 

MADEMOISELLE : Quel gâchis. 

 

HARMONIE : Ce n’est pas moi que Jacques a quittée. 

 

MADEMOISELLE : Evidemment. 

 

HARMONIE : C’est ce qu’il avait fait de moi qu’il a quitté. Ce n’est pas moi. 

 

MADEMOISELLE : Evidemment. 

 

HARMONIE : Son amour m’avait transformée en une chose qui était tellement différente de moi, on peut dire à l’opposé de moi, qu’il lui était devenu impossible de me regarder en face. J’ai dû disparaître dans son amour. Engloutie dans son amour. Perdue à jamais. Et il a pensé que j’avais changé, que je n’étais plus la même, et je l’avais déçu ! Peu à peu, il s’est mis à détester ce qu’il avait fabriqué lui-même et il m’a quittée. 

 

 

 

 

MELANCOLIE : L’amour est meurtrier, nous n’y pouvons rien… 

 

MADEMOISELLE : Ma mère est morte de se voir languir devant son miroir… 

 

MELANCOLIE : C’était lui ou moi !… 

 

MADEMOISELLE : Elle est morte bien avant de partir. Quand son visage de femme s’est effacé, elle s’est regardée une dernière fois et elle a fermé les yeux. Pour toujours… 

 

MELANCOLIE : J’avais peur de mourir !… 

 

MADEMOISELLE : Elle tenait son livre dans ses mains. Elle cherchait son image… 

 

HARMONIE : Ca fait un choc. 

 

MADEMOISELLE : Elle se tenait debout devant la glace, raide comme un piquet et elle est morte… 

 

MELANCOLIE : Pardonne-moi, mon amour ! 

 

MADEMOISELLE : C’était un dimanche ! 

 

HARMONIE : Je me suis souvent fait la réflexion que les cimetières ne recueillaient que des parties de nous-mêmes. 

 

MELANCOLIE : Nous devons fleurir les cimetières. 

 

HARMONIE : Les gens croient enterrer leurs morts mais en réalité, ils n’enterrent que des petits morceaux de vie. Des petits morceaux insignifiants. 

 

MELANCOLIE : Les cimetières doivent rendre la vie à tous nos amours perdus. 

 

MADEMOISELLE : Quand on est mort, on est mort ! On s’en fout pas mal de tout ce tralala. 

 

 

 

MELANCOLIE : La mort a une odeur de fleurs. Une odeur de printemps. 

 

HARMONIE : Cela me rend triste la mort. 

 

MADEMOISELLE : La mort est pourrie. 

 

MELANCOLIE : Je ne l’ai jamais retrouvée cette odeur. 

 

MADEMOISELLE : Pas la peine. 

 

HARMONIE : J’ai envie de pleurer. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Prenez ces fleurs. 

 

HARMONIE : Je ne veux pas mourir. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Je vous accompagne au cimetière ? 

 

HARMONIE : En rentrant de son travail, Jacques faisait toujours un petit détour par la cimetière de Montparnasse. Un jour, il a insisté pour que je l’y accompagne. Il voulait me présenter toutes les célébrités qui y reposaient… 

 

MELANCOLIE : Je vous accompagne au cimetière ? 

 

HARMONIE : J’ai accepté son invitation et le soir je suis venue l’attendre à la sortie du bureau. Quand je suis entrée dans le cimetière, j’ai senti un grand calme envahir tout mon être… 

 

MADEMOISELLE : Vous n’en êtes pas morte. 

 

HARMONIE : Alors j’ai commencé à sillonner le cimetière de long en large sans plus me soucier de Jacques. Je me retrouvais seule au milieu des tombes et j’étais bien… 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Allons prendre l’air. Nous ne craignons plus rien avec ce bouquet. 

 

 

 

HARMONIE : Je regardais les tombes, parfois je lisais les messages gravés… 

 

MADEMOISELLE : Les épitaphes ! 

 

HARMONIE : Oui, les épitaphes. Je lisais, comme ça, sans faire trop attention à leur signification quand soudain mon regard fut attiré par une tombe peu ordinaire. Je m’approchai délicatement et me retrouvai ainsi devant la tombe de Marie Dorval que je ne connaissais pas alors. Elle n’était pas seule à habiter le caveau. Il y avait avec elle plusieurs personnes de sa famille mais l’épitaphe lui était adressée… « Morte de chagrin »… J’ai été saisie d’une immense tristesse en lisant cela. 

 

MELANCOLIE : Morte de chagrin ! 

 

MADEMOISELLE : C’est tout ? 

 

HARMONIE   : Mes yeux ne pouvaient plus se détacher de cette tombe, ils en observaient les moindres détails, quand soudain je réalisai qu’elle était ouverte à la terre. Marie Dorval n’avait pas été emmurée dans la pierre, elle pouvait respirer ! Et toutes les larmes qu’elle avait continué à verser chaque jour depuis plus d’un siècle du fond de son tombeau avaient donné naissance à un somptueux tapis de lierre. La pierre qui entourait la terre n’était là que pour empêcher son chagrin de grossir davantage !… Je suis restée là un long moment à pleurer avec elle et Jacques a fini par me retrouver.

 

MELANCOLIE : Qui était cette Marie Dorval ? 

 

HARMONIE : On dit qu’elle était une femme admirable.  

 

MELANCOLIE : C’était une femme admirable. 

 

MADEMOISELLE : Flaubert devait certainement la connaître. 

 

 

SILENCE

 

 

 

 

MELANCOLIE : … Bien que nos vies soient des plus tragiques, nous ne sommes pas tenues d’en subir les conséquences. 

 

MADEMOISELLE : Pas obligées. 

 

MELANCOLIE : Bien que les artifices de l’amour ne suffisent à tromper notre cœur, nous ne sommes pas tenues d’en assumer la perte. 

 

HARMONIE : Nous sommes libres d’aimer qui nous voulons. 

 

MELANCOLIE : Bien que le monde regorge de barbarie, nous ne sommes pas tenues d’en être les victimes. 

 

MADEMOISELLE : Pas obligées. 

 

MELANCOLIE : Nous sommes les poétesses de la nuit et les mots que nous inventons illuminent les pages de l’histoire depuis l’origine des temps. 

 

MADEMOISELLE : Les mots ne nous disent pas le cœur des choses. 

 

HARMONIE : Nous devons réfléchir au sens que nous donnons aux mots. 

 

MADEMOISELLE : Assassin ! 

 

MELANCOLIE : Calmez-vous, ma douce amie. Ce mot que vous citez, jamais ne nous éclaire sur notre destinée. 

 

MADEMOISELLE : Assassin au contraire est un mot qui appelle au projet. 

 

MELANCOLIE : Quel projet voulez-vous, ma douce amie, en nommant de la sorte un meurtrier, concevoir pour l’avenir ? 

 

MADEMOISELLE : Assassin est un mot qui réclame justice. 

 

MELANCOLIE : La justice des hommes, vous le savez bien, n’a jamais servi que ses plus bas instincts. 

 

 

 

HARMONIE : Je ne comprends pas ce que vous dites. 

 

MADEMOISELLE : Assassin ! 

 

HARMONIE :  Nous devons réfléchir au sens que nous donnons aux mots.

 

MADEMOISELLE : Les mots n’ont aucun sens, vous devriez le savoir. Jacques, par exemple… 

 

HARMONIE : Jacques était mon mari. 

 

MELANCOLIE : (à Mademoiselle ) Et votre Flaubert, n’avait-il aucun sens lui non plus ? 

 

MADEMOISELLE : Flaubert avait un sens aigu de la tragédie et il aimait beaucoup ma mère. 

 

HARMONIE : Je ne comprends pas ce que vous dites. 

 

MELANCOLIE : ( à Harmonie ) Notre douce amie est en colère parce que son père a tué sa mère. Il ne l’a pas tuée, bien sur, à coup de revolver, il l’a tuée à petit feu, pour se distraire. 

 

HARMONIE : (à Mademoiselle ) Je comprends votre colère. Ca fait un choc de voir sa mère s’éteindre un peu plus chaque jour au regard indifférent de son père. 

 

MELANCOLIE : Sa mère est morte un dimanche. 

 

MADEMOISELLE : Notre histoire n’intéresse personne. 

 

MELANCOLIE : Nous ne pouvons refaire l’histoire. Nous devons prendre les devants. Nous ne sommes pas obligées comme vous dites, de mourir un dimanche. Et non plus de supporter nos plaintes à longueur de journée. 

 

MADEMOISELLE   : Notre histoire n’intéresse personne.

 

 

 

 

MELANCOLIE : Que pouvons-nous faire à présent ? Nous sommes libres. Si nous allions au cinéma, qu’en pensez-vous mes douces, nous-nous prélasserions dans les grands fauteuils rouges. Si confortables les fauteuils, si confortables. Mademoiselle, viendrez-vous au cinéma avec nous ? On joue Charlie Chaplin, je crois. C’est drôle et triste à la fois, on ne s’ennuiera pas. 

 

HARMONIE : Alors, Mademoiselle , vous venez ? Laissez-vous aller pour une fois. Vous ne sortez jamais, cela vous changera les idées. 

 

MELANCOLIE : (prenant les fleurs) … Mr Chaplin a toujours adoré les fleurs. 

 

HARMONIE : Un si beau bouquet. 

 

MADEMOISELLE : Pour un si bel amour ! 

 

MELANCOLIE : … Mr Chaplin ! Prenez ces fleurs, je les ai cueillies ce matin. Pour vous. Prenez-les, Mr Chaplin. Vous saurez leur rendre le parfum que nos larmes ont essuyé. Vous savez le goût des choses, vous. Vous comprendrez ces fleurs. Elles vous chanteront leurs plus beaux chants d’amour et à votre tour, vous leur direz toute la douleur de nos pauvres cœurs. Mr Chaplin, acceptez ce bouquet, il vous va si bien. Rendez-lui ses saveurs, je vous en prie. Faites-le. Pour nous.

 

MADEMOISELLE : (à Harmonie ) Elle oublie que ses fleurs sont en plastique. 

 

HARMONIE (à Mélancolie) Offrez-lui ce bouquet, ne vous inquiétez pas, Mr Chaplin est magicien. 

 

MADEMOISELLE : Elle est aveugle ou bien ! 

 

HARMONIE : Mr Chaplin est amoureux. Il va la sauver. 

 

MADEMOISELLE : Quel cinéma !… 

 

MELANCOLIE : … Ce film est magnifique. Je n’ai jamais ri de la sorte. 

 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : Moi non plus ! 

 

HARMONIE   : Offrez-lui ces fleurs.

 

MELANCOLIE : (elle pose le bouquet) … Comment faites-vous, Mr Chaplin ?… Je ris et je pleure en même temps… Mr Chaplin… Mr Chaplin ! Je vous aime !

 

 

SILENCE 

 

 

MELANCOLIE : … Ce jeune homme tout à l’heure… il me faisait l’amour et il souriait. Je crois bien que c’est à moi qu’il souriait. Je n’en suis pas certaine  mais il m’a semblé qu’il ne me reconnaissait pas. Il faisait l’amour à une inconnue. Ses mains sur mon corps me pressaient de l’aimer, ses lèvres me disaient de me taire, je me suis endormie, bercée dans le silence.

 

MADEMOISELLE : Où est passé mon miroir ? 

 

HARMONIE : Depuis que Jacques s’est débiné, mon aspect physique en a pris un coup. 

 

MADEMOISELLE : Je veux me regarder ! 

 

MELANCOLIE : (elle lui tend les fleurs) … Tenez, votre miroir… 

 

HARMONIE : J’ai pris six kilos en trois mois. Ca fait un choc… 

 

MADEMOISELLE : … Dites ! Est-ce bien là mon reflet dans ce miroir ?… 

 

HARMONIE : Tout à l’heure, je marchais dans la rue… comment s’appelle-t-elle cette rue ? la rue qui coupe le boulevard Raspail… la rue de Rennes ! Oui, c’est cela, la rue de Rennes !… je flânais, je regardais les magasins sans vraiment les voir, j’étais dans mes pensées, et tout à coup, mon image m’est apparue au travers d’une vitrine… une image horrible… J’ai changé de trottoir pour ne plus me voir. 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : Regardez-moi ! Dites-moi ! 

 

MELANCOLIE : … Oui, c’est bien vous. 

 

HARMONIE : Montrez ce miroir… Oui, je vous reconnais, c’est bien votre reflet… Le nez peut-être n’est pas tout à fait le même… 

 

MELANCOLIE : Voyons ?… Vous êtes un peu plus jolie en vrai mais à part cela, je vous affirme que vous voyez dans ce miroir exactement la même chose que nous. 

 

HARMONIE : C’est vrai, c’est pareil. 

 

MADEMOISELLE : … Je vous remercie… (elle tend les fleurs à Harmonie ). 

 

HARMONIE : … Elles sont magnifiques. Que c’est beau l’amour mon amour…(elle danse avec les fleurs) 

 

MADEMOISELLE : (à Mélancolie) … Vous dansez ? 

 

MELANCOLIE : Je ne danse plus depuis longtemps. 

 

MADEMOISELLE : Allez, venez ! Dansons ! 

 

MELANCOLIE : Je ne sais plus danser. 

 

MADEMOISELLE : Faites comme moi, c’est facile, regardez !( elles dansent) 

 

HARMONIE : (dansant) Quelle merveilleuse soirée, mon chéri… 

 

MELANCOLIE : (à Mademoiselle ) Vous savez, ma chère, les hommes ne savent plus très bien où ils en sont eux non plus. 

 

MADEMOISELLE : Ne vous occupez pas, dansez ! 

 

MELANCOLIE : Je fais n’importe quoi. 

 

 

 

MADEMOISELLE : Laissez-vous aller ! 

 

HARMONIE :… Je passerais ma vie à danser des slows avec toi… Je t’aime… 

 

MELANCOLIE : Ce n’est pas très féminin, la guerre. Et pourtant les femmes y sont mêlées malgré elles. 

 

MADEMOISELLE : Il faut bien qu’elles se défendent. 

 

HARMONIE :… Tu m’en veux pour la portière. J’étais énervée. Ce que tu m’as dit, les mots que tu as employés, c’était humiliant mon chéri, très humiliant. Je ne suis plus montée dans une voiture, depuis. Sauf… 

 

MELANCOLIE :… Je suis fatiguée, j’arrête ! 

 

MADEMOISELLE : … Et vous, vous dansez avec des fleurs ! 

 

MELANCOLIE : Laissez-la tranquille, elle est si heureuse. 

 

HARMONIE   : …J’ai failli mourir, mon chéri. Les secours sont arrivés à temps. J’ai ouvert les yeux, je te cherchais, c’est toi que je voyais, tu me souriais, tu me disais que tu m’aimais. On a pleuré tous les deux comme des gosses… Je t’aime…

 

MADEMOISELLE : Ca ne s’arrange pas. 

 

MELANCOLIE : Nous avons toutes besoin de toucher la vérité. 

 

MADEMOISELLE : Quelle vérité ?… Elle nous emmerde avec son Jacques !… Bon ! J’arrête moi aussi… (elle cesse de danser) 

 

HARMONIE : … A chaque fois que je danse un slow avec toi, mon chéri, je repense à tout ça et j’ai envie de pleurer… Jacques… 

 

MADEMOISELLE : Danser avec des fleurs ! 

 

MELANCOLIE : Vous préférez crever toute seule dans votre coin ? 

 

 

 

MADEMOISELLE : La mort est pourrie. 

 

HARMONIE : Jacques, embrasse-moi… Jacques… Jacques ! 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) … Venez, ma douce… posez-les ici. Tout va s’arranger, ne soyez plus malheureuse, nous sommes là. Venez, venez. Calmez-vous… 

 

MADEMOISELLE : La mort est pourrie. 

 

HARMONIE : … J’ai mal. 

 

MELANCOLIE : On a tous mal. 

 

HARMONIE : Le cœur. 

 

SILENCE 

 

 

MADEMOISELLE : … Mr Bélissat ! C’est le nom de mon médecin traitant, ça me revient. Mr Bélisat m’a recommandé quelques principes élémentaires de sa médecine afin que je puisse, m’a-t-il précisé, adopter une attitude plus conventionnelle. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par « conventionnelle ». Il n’a pas su répondre. Il n’était pas sûr. Il lui semblait que cela avait un rapport avec le cœur mais peut-être que non, que le cœur n’avait rien à voir avec tout ça. 

Je lui ai signifié alors qu’il ne me serait désormais plus possible d’entretenir une relation aussi incertaine avec lui, que j’avais besoin de réconfort plutôt. Je l’ai regardé en face. Pour la première fois. Lui ai souri. Gentiment. 

 

HARMONIE : Quand Jacques faisait sa valise, il ne disait rien.  

 

MELANCOLIE : Pas un mot ? 

 

HARMONIE : Il rangeait ses affaires en silence. Il comptait tout. En silence. Le nombre de chemises. Le nombre de vestes. Il recommençait et recommençait jusqu’à ce que le compte soit juste. 

 

 

 

MADEMOISELLE : L’avez aidé ? 

 

HARMONIE : Rangé ! Plié, notre amour ! 

 

MELANCOLIE : Pas partagé ? 

 

HARMONIE : Ai eu tort. Rien ajouté. 

 

MADEMOISELLE : Est parti. 

 

MELANCOLIE : Nous ne pouvons pas en rester là.  

 

MADEMOISELLE : Nous ne pouvons pas partir. 

 

HARMONIE : Bien sûr que si ! 

 

MELANCOLIE : Nous devons sortir. Prendre l’air. 

 

HARMONIE : Je vous invite à prendre un verre. 

 

MADEMOISELLE : Nous ne pouvons pas partir. 

 

HARMONIE : Je connais un endroit tranquille, rue de la  Gaité. 

 

MADEMOISELLE : Flaubert invitait souvent ma mère à boire un verre. 

 

MELANCOLIE : Nous irons dans le square… 

 

HARMONIE : Avec Jacques, on buvait du whisky. 

 

MELANCOLIE : Nous regarderons jouer les enfants. 

 

HARMONIE : On se donnait rendez-vous le soir au café et on buvait du whisky. 

 

MADEMOISELLE : … Quand je me regardais dans le miroir tout à l’heure, je me suis vue si vieille. 

 

 

 

HARMONIE : Mais non ! 

 

MADEMOISELLE : Comme si le temps s’était moqué de moi. 

 

MELANCOLIE : Mais pas du tout ! 

 

MADEMOISELLE : Comme si les heures passées ici avaient compté des siècles. 

 

MELANCOLIE : Qu’allez-vous inventer ! 

 

MADEMOISELLE : J’ai regardé l’avenir. 

 

HARMONIE : Jacques me reprochait toujours de ne pas penser assez à mon avenir. 

 

MADEMOISELLE : Et lui, il y pensait ? 

 

MELANCOLIE : Son Jacques s’est débiné ! 

 

HARMONIE : Sans se retourner. 

 

MADEMOISELLE : Enfin, moi je l’ai regardé l’avenir. Bien en face. Il ne m’a rien dit de bon, l’avenir. 

 

HARMONIE : Que va-t-il arriver ? 

 

MADEMOISELLE : Nous allons vieillir et mourir. 

 

MELANCOLIE : Oh ! Mon amour, je veux mourir de trop t’aimer encore. Je veux mourir d’amour pour toi et ne jamais vieillir. 

 

MADEMOISELLE : Ma mère est morte pour ne plus avoir à vieillir. Elle a préféré s’évanouir devant son miroir et ne pas vieillir. Elle a laissé son avenir filer entre mes doigts et voilà que j’ai fini par vieillir à sa place. 

 

HARMONIE : Vous n’êtes pas si vieille. 

 

 

 

MADEMOISELLE : Mais je n’ai plus d’avenir. 

 

MELANCOLIE : Vous êtes drôle quand vous dites cela. 

 

MADEMOISELLE : … Arrêtez de ricaner et laissez-moi vous dire… 

 

HARMONIE : Que ma mère aimait beaucoup Flaubert ! 

 

MADEMOISELLE : Oh ! Vous, ça va ! Vous ne riiez pas tant avec votre Jacques ! 

 

HARMONIE : Excusez-moi, c’est nerveux. 

 

MELANCOLIE : On ne se moque pas, je vous assure. Vous êtes si drôle quand vous dites cela. 

 

HARMONIE : C’est vrai, vous êtes… avec votre mère qui s’évanouit et qui vous refile son avenir… vous êtes … vous êtes très… 

 

MADEMOISELLE : …Ca y est ? C’est fini ? 

 

MELANCOLIE : … Oui, ça y est… voilà, c’est fini… Ca fait du bien de rire un peu. 

 

MADEMOISELLE : … Laissez-moi vous dire… nous ne pouvons pas partir… La vie nous a quittées ce matin. Nous devons vieillir. Et mourir. Nous ne pouvons pas partir… Riez, riez !… Nous allons mourir… 

 

 

SILENCE 

 

 

MELANCOLIE : (avec les fleurs)… Nous devons libérer nos pensées de tous nos préjugés. 

 

HARMONIE : Comment faire ? 

 

 

 

MELANCOLIE : Nous devons libérer nos corps. 

 

MADEMOISELLE : Je vous l’ai dit, faites comme moi, dansez ! 

 

HARMONIE : J’ai toujours adoré mon corps. 

 

MELANCOLIE : Notre corps est le reflet de notre triste vie. 

 

MADEMOISELLE   : Insipide.

 

MELANCOLIE : Ennuyeuse. Nous devons apprendre à aimer ce que nous serons un jour. 

 

MADEMOISELLE : De vieilles truies défraîchies. 

 

MELANCOLIE : Nous devons nous détacher de notre passé. 

 

HARMONIE : Et nos souvenirs ? 

 

MADEMOISELLE : Ca fait mal. 

 

HARMONIE : Quand je suis triste, je repense à mes plus beaux souvenirs. Avec Jacques quand on riait, par exemple. Qu’est- ce- qu’on riait avec Jacques ! 

 

MADEMOISELLE : Et après, vous pleurez. 

 

HARMONIE : Pas toujours. 

 

MELANCOLIE : Les souvenirs, c’est comme un rêve qui s’est déjà réalisé. On connaît la fin de l’histoire, alors on peut arranger un peu les choses et c’est moins douloureux. 

 

MADEMOISELLE : On peut les remplacer. 

 

HARMONIE : Pas toujours. 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : On mélange tout et après on pleure. 

 

HARMONIE : Parfois, oui. 

 

MELANCOLIE : Notre passé nous colle à la peau… Oh ! Mon amour, pourquoi ne m’as-tu demandé de te suivre à l’heure de ton dernier soupir… 

 

HARMONIE : Pourquoi m’as-tu laissé commettre un crime pour me voir à présent privée de mes douces raisons… 

 

MADEMOISELLE : Pourquoi m’as-tu assassinée pour me laisser ensuite, ivre de haine… 

 

MELANCOLIE : De rancœur… 

 

HARMONIE : … Et de sang ! 

 

MADEMOISELLE   : … Mon père n’a pas tué ma mère, comme vous le dites.

 

HARMONIE : Mon mari… 

 

MADEMOISELLE : Jacques ? 

 

HARMONIE : Mon mari, Jacques oui, Jacques ! Mon mari buvait du whisky. 

 

MADEMOISELLE : Mon père n’avait aucun sens de la tragédie au contraire. Rien ne pouvait mieux lui plaire que sa triste figure. 

 

MELANCOLIE : Je voudrais prendre l’air. Ne va-t-on point finir par mourir étouffées en ce lieu… 

 

HARMONIE : Ne va-t-on point souffrir de se voir infliger tant de peine… 

 

MADEMOISELLE : Et ne va-t-on jamais cesser ces pleurnichements ? 

 

MELANCOLIE : … J’avais dit en effet, « pas de tragédie ». 

 

 

 

HARMONIE : C’est à cause du bouquet. 

 

MELANCOLIE : Je n’aurais jamais dû l’acheter, ce bouquet. 

 

MADEMOISELLE : … C’était une époque où j’étais jeune. Je ne pleurnichais pas. J’étais en parfaite harmonie, je ne pleurnichais pas. Mon passé ne s’arrêtait pas aux petits détails de mon existence. L’avenir m’attendait au tournant. J’étais jeune . Je ne pleurnichais pas… 

 

HARMONIE : (à Mélancolie) … Ces fleurs, mettez-les dans l’eau… 

 

 

SILENCE 

 

 

MADEMOISELLE : … Mon médecin traitant qui ne connaît rien à la gravité des choses de la vie, m’a affirmé que mon cœur s’était arrêté de battre pour l’essentiel, laissant le subalterne s’emparer de pulsions anecdotiques impossibles à contrôler. Je lui ai rappelé que sa médecine n’était essentielle pour personne et qu’il vaudrait mieux laisser les gens mourir en paix. Il n’a pas su répondre. Mon médecin traitant n’a pas le cœur à faire du sentiment. 

 

HARMONIE : Il n’a jamais connu l’amour ? 

 

MADEMOISELLE : Bien au contraire. 

 

MELANCOLIE : Le grand amour ? 

 

MADEMOISELLE : Bien au contraire. Mr Bélissat m’a avoué dernièrement qu’il avait le béguin pour la femme qu’il a… 

 

HARMONIE : C’est tout à fait naturel d’avoir le béguin pour la femme qu’on a épousée. 

 

MADEMOISELLE : La femme qu’il a rencontrée cet été ! Merde ! Laissez-moi parler à la fin ! 

 

 

 

MELANCOLIE : … Vous êtes à bout de nerf. Vous allez tomber malade. 

 

HARMONIE : Ce n’est pas si grave que ça, après tout. Un médecin peut tout à fait avoir le béguin pour la femme qu’il a rencontrée en été. Ca ne me choque pas, moi. (à Mélancolie) Et vous, qu’en pensez-vous ? 

 

MELANCOLIE : J’ai moi-même été très amoureuse de mon ostéopathe, dans le temps. 

 

MADEMOISELLE : Mr Bélissat n’a pas le cœur assez gros pour recevoir tout l’amour de cette femme. A force de vouloir toujours couper les cheveux en quatre, son cœur est parti en lambeaux et l’amour pendant ce temps vagabonde au gré de ses humeurs. 

 

HARMONIE : Il doit souffrir, le pauvre. 

 

MADEMOISELLE : Bref ! Tout ça pour dire que je suis dans un beau pétrin. Je pourrais guérir l’humanité entière et me voilà moi-même traitée par le mépris et l’incompétence d’un monde sans pitié. Mon cœur n’a rien à se reprocher ! 

 

HARMONIE : Personne ne vous reproche rien. 

 

MELANCOLIE : Vous faites ce que vous pouvez. 

 

MADEMOISELLE : Ma mère est morte en laissant à mon père le soin de raconter l’histoire et je crains pour le moins de devoir en assumer la perte. 

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Vous comprenez ce qu’elle dit ? 

 

MELANCOLIE : Elle souffre et personne ne l’entend. 

 

MADEMOISELLE : J’ai peut-être vingt ans, j’ai peut-être trente ans, quarante ou cinquante ans, qui sait ? 

 

HARMONIE : Vous êtes jeune. 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : Nous sommes tous jeunes ! Regardez les cimetières. Ils regorgent de jeunesse. 

 

MELANCOLIE : Personne ne se méfie de la mort quand il est jeune. Il faut mourir pour  savoir qu’elle existe. .. Oh ! Mon amour, pourquoi m’as-tu laissée vieillir tant d’années après toi…

 

HARMONIE : Pourquoi es-tu parti, sans même te retourner… 

 

MADEMOISELLE   : Pourquoi m’as-tu fermé ton cœur et m’as-tu laissée choir dans ce triste décor ?

 

MELANCOLIE : C’est vrai qu’il est bien triste notre décor. 

 

HARMONIE : Nous pourrions mettre un peu de musique. 

 

MADEMOISELLE : Ah ! Non ! La musique toujours vous assassine. Soit elle est laide et stupide et elle vous déprime, soit elle est belle et profonde et elle vous déprime encore. 

 

HARMONIE : Avec Jacques, on allait souvent au concert. 

 

MADEMOISELLE : On sait ! Vous l’avez dit tout à l’heure. 

 

HARMONIE : Je ne m’en souvenais pas, excusez-moi. N’empêche que la musique… 

 

MADEMOISELLE : Il faut être heureux pour la musique. Sinon, on souffre un peu plus chaque fois. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Je vous parlais de mon ostéopathe. Je l’ai aimé durant des mois. Il ne l’a jamais su. 

 

HARMONIE : (à Mademoiselle ) Cela arrive souvent aux femmes de tomber amoureuses de leur médecin. 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : Ca fait mal. 

 

MELANCOLIE : Mais ça passe. 

 

HARMONIE : Il faut avoir la tête solide pour ne pas la perdre tout à fait. Jacques m’accompagnait toujours chez le médecin. Il pensait que j’étais trop fragile, que je pouvais m’emballer pour un oui pour un non. 

 

MADEMOISELLE : Il aurait dû se faire soigner. 

 

HARMONIE : Il n’était pas malade !… Je ne l’aurais pas supporté... Je ne pouvais pas tout supporter. 

 

MADEMOISELLE : Mon père, un jour, a rencontré Flaubert. 

 

HARMONIE : Ca fait un choc. 

 

MADEMOISELLE : C’était un dimanche. Ma mère était morte depuis longtemps déjà. Flaubert en parlait encore comme d’une femme admirable. Il disait que la mort prématurée de ma mère ne l’empêcherait pas lui-même de vieillir et que les années qu’il lui restait à vivre se promettaient au bonheur et à la lumière. Flaubert avait lu toute l'œuvre de Mme Bovary. 

 

MELANCOLIE : Et que disait votre père ? 

 

HARMONIE : A-il enfin compris qui était Flaubert ? 

 

MADEMOISELLE : Mon père écoutait d’une oreille distraite et tournait les pages sans broncher. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie ) Quelques années plus tard, c’était mon tour. (elle prend les fleurs) 

 

HARMONIE : Le crime ? 

 

MELANCOLIE : L’amour. 

 

 

 

HARMONIE : L’amour ? 

 

MELANCOLIE : Il m’offrait des fleurs. Des bouquets. Chaque jour. 

 

HARMONIE : Elles sont jolies ces fleurs. 

 

MELANCOLIE : Je n’ai jamais retrouvé le parfum de ces fleurs. 

 

HARMONIE : Elles sont vraiment très jolies, ces fleurs. 

 

MADEMOISELLE : Mon père n’a jamais su qui était Flaubert. 

 

 

SILENCE 

 

 

 (Durant la scène qui suit, Harmonie  lit des papiers qu’elle sort de sa poche)

 

 

MADEMOISELLE : Nous ne pouvons pas partir. Nous allons moisir ici, c’est vraiment trop moche. 

 

MELANCOLIE : Dites-moi, votre mère… 

 

MADEMOISELLE : Nous attendons et il n’arrive rien. 

 

MELANCOLIE : Votre mère… 

 

MADEMOISELLE : Nous vieillissons, nous grossissons et personne n’en sait rien. 

 

MELANCOLIE : Votre mère était… 

 

MADEMOISELLE : Notre vie traîne derrière elle tout le malheur des hommes et personne ne bouge. 

 

 

 

 

MELANCOLIE : Elle était… comment dire… 

 

MADEMOISELLE : Ma mère est  morte, elle va très bien, foutez-lui la paix !

 

MELANCOLIE : Je ne l’ai pas tué à coup de revolver, bien sûr, je l’ai tué à petit feu… 

 

MADEMOISELLE : Les hommes ont laissé leur misère aux portes des prisons pour mieux se regarder vieillir. 

 

MELANCOLIE : Ces fleurs que j’ai achetées ce matin… ai perdu leur parfum… Oh ! Que j’aime tenir entre mes mains l’avenir d’un bouquet… 

 

MADEMOISELLE : A force de vieillir, ils se sont vus mourir. 

 

MELANCOLIE : Que j’aime avoir enfin quelques mots à t’offrir. Mon amour… 

 

MADEMOISELLE : Ils ont tenté de s’échapper mais ils ont continué à mourir. Un à un. 

 

MELANCOLIE : Que j’aime sur ces fleurs abandonner mes larmes comme le fait la rosée au matin. 

 

MADEMOISELLE : Les hommes n’ont jamais su regarder les choses en face. 

 

MELANCOLIE : Je crève, mon amour, je crève et tu ne le vois pas. 

 

MADEMOISELLE : (à Harmonie ) Qu’est-ce- qu’il dit ? 

 

MELANCOLIE : Je vais sortir. Je vais prendre mon sac et je vais faire un tour. 

 

MADEMOISELLE : Et Jacques, que dit-il ? 

 

MELANCOLIE : Je m’en irai courir à travers la campagne, je cueillerai les fleurs et j’irai me cacher pour sentir leur parfum et pour aimer encore…Oh ! Mon amour, écoute ce que j’ai à te dire… 

 

 

 

MADEMOISELLE : Assassin ! 

 

MELANCOLIE : … Le crime a été validé et la mort est venue se poser sur nos vies, indécise… 

 

MADEMOISELLE : Assassin ! 

 

MELANCOLIE :… Votre mère était une femme élégante ?… 

 

 

SILENCE 

 

 

MADEMOISELLE : …Mon médecin traitant est mort lui aussi un dimanche. A force d’écouter le cœur des femmes, le sien s’est arrêté de battre. Il ne traite plus que des sujets superficiels. Ses visites sont de plus en plus espacées… Mon médecin traitant a décidé de nous laisser mourir en paix. Son cœur s’est rendu à l’évidence. Aujourd’hui, c’est dimanche. La musique a joué sa dernière partition… (elle regarde Harmonie) … Bien sûr, bien sûr, nous avons toutes nos raisons. Imaginez un instant qu’on perde la raison. 

 

HARMONIE : C’est impossible.(elle cesse de lire) 

 

MADEMOISELLE : Alors ? Qu’est-ce- qu’il dit, Jacques ? 

 

MELANCOLIE :  Jacques est mort, foutez-lui la paix !

 

MADEMOISELLE : ( à Mélancolie) Combien de temps pensez-vous qu’il faille à un cœur normalement constitué pour retrouver toute son intégrité de cœur, vous ? 

 

MELANCOLIE : Je vais faire un tour. Je vais sortir et ne jamais revenir.  

 

HARMONIE : Et voilà ! Qu’il disait mon mari. Tu finiras tes jours dans des prisons obscures ! 

 

MADEMOISELLE : Il disait ça, Jacques ? 

 

 

 

MELANCOLIE :  La prison a refermé ses portes et moi je vais sortir.

 

MADEMOISELLE : Mais oui, mais oui ! 

 

MELANCOLIE : Je vais prendre mes fleurs et regarder se poser les larmes de rosée  sur mon cœur. Asséché.

 

HARMONIE : Desséché.  

 

MELANCOLIE : L'amour. 

 

MADEMOISELLE : Le grand amour ! Passez-moi ces fleurs.  

 

MELANCOLIE : Tenez. Je vous les offre. Je les ai cueillies ce matin. 

 

MADEMOISELLE : Mais oui! Passez-moi ces fleurs…(elle prend les fleurs) … Ma mère s’est tellement regardée, que son visage a fini par se figer dans ce miroir… Je me regarde à mon tour…  

 

MELANCOLIE : Vous êtes belle. 

 

MADEMOISELLE : Bien sûr que je suis belle. (elle passe les fleurs à Harmonie)… Regardez-vous… Comment vous trouvez-vous ?…  

 

HARMONIE : La lumière un jour disparaîtra, disait-il…  

 

MADEMOISELLE : Alors ? Comment vous trouvez-vous ? 

 

HARMONIE : Les portes se refermeront et la nuit se jettera sur toi comme l’aigle sur sa proie… 

 

MADEMOISELLE : Bon ! Passez-moi ces fleurs. 

 

MELANCOLIE : (à Harmonie) Voulez-vous sortir avec moi, Harmonie ? 

 

MADEMOISELLE : Harmonie ne peut pas sortir.  

 

 

 

HARMONIE : Voilà ce qu’il disait, Jacques !… Mademoiselle, je vous invite à prendre un verre. La nuit est tombée, personne ne nous verra. Jacques nous attend dans un bar, rue de la Gaité. 

 

MADEMOISELLE :Allez-y toutes les deux si vous voulez, moi je reste. 

 

MELANCOLIE : (à Mademoiselle) Vous permettez que je reprenne mes fleurs ? Je dois les offrir à ce jeune homme. Il m’attend derrière le presbytère. 

 

MADEMOISELLE : Tenez ! 

 

HARMONIE : Nous pourrions les déposer sur une tombe.  

 

MELANCOLIE : Je suis morte l’année dernière. Tout le monde s’en fout. 

 

MADEMOISELLE : Mais non ! 

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Comment vous appelez-vous ? 

 

MELANCOLIE : Mélancolie. 

 

HARMONIE : J’irai voir au cimetière. 

 

MELANCOLIE : Je n’ai pas ma place au cimetière mais je suis bel et bien morte. 

 

HARMONIE : Si je vous aperçois, je poserai ces fleurs sur la pierre et doucement prononcerai votre nom. Mélancolie. Quel joli nom. (elle prend les fleurs) 

 

MELANCOLIE : Je suis morte et tout le monde s’en fout. 

 

MADEMOISELLE : Vous êtes morte de quoi ? 

 

MELANCOLIE : De chagrin. 

 

HARMONIE : Morte de chagrin ! 

 

 

 

 

MADEMOISELLE : (à Harmonie) A mon avis, c’est inscrit sur la pierre. Morte de chagrin, ça n’arrive pas tous les jours !…  Bon ! Allez prendre un verre, vous deux, et laissez-moi  tranquille.

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Venez ! Jacques doit s’impatienter. Il déteste qu’on le fasse attendre. 

 

MELANCOLIE : (à Mademoiselle) Je suis désolée pour votre mère. 

 

HARMONIE : Jacques était terriblement impatient. Ca le rendait fou, d’attendre. Il ne supportait pas la moindre minute de retard. C’est vrai qu’il ne m’a jamais fait attendre non plus. C’était pratique. On savait exactement quand on partait et quand on arrivait, avec lui. C’était un homme ponctuel, voilà tout ! 

 

MADEMOISELLE : S’il vous plaît, j’ai besoin d’être seule à présent. Je dois mettre un peu d’ordre dans mes affaires. S’il vous plaît.  

 

HARMONIE :… C’est à cause de votre mère ? De votre père ? 

 

MELANCOLIE : De Flaubert ? 

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Venez, laissons-la.  

 

MELANCOLIE :… Jacques est un homme charmant. Je ne manquerai pas de le lui dire tout à l’heure. (elle reprend les fleurs)… Je lui offrirai ce bouquet. Il le prendra délicatement et s’assiéra dans un coin.  

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Venez ! 

 

MELANCOLIE : Il restera assis là un long moment à regarder les fleurs. Il sourira…Jacques…    

 

HARMONIE : (à Mélancolie) Jacques était mon mari. Venez ! Laissons-la. Venez ! 

 

 

 

 

 

MELANCOLIE :…  Ce jeune homme tout à l’heure qui me regardait… Il m’attend. Je lui ai donné rendez-vous. Au cimetière. Je l’aime. Vous comprenez ? Je l’aime… Oh ! Mon amour…

 

HARMONIE :  Non ! Arrêtez !  

 

MELANCOLIE : C’est trop douloureux ? 

 

HARMONIE:  Ca fait mal, oui.

 

MELANCOLIE :  On a tous mal ?

 

HARMONIE : Le cœur, oui.      

 

FIN