Cours n°9

L’enseignement du Bouddha Originel

Des grecs au Bouddha

 

J’ai décidé aujourd’hui, unilatéralement, de vous emmener en voyage dans la Grèce antique.

Quatre siècles environ avant notre ère, un philosophe pythagoricien nommé Philolaos avait des idées sur l’âme et sur le corps. Ce garçon, fidèle à son école, pensait : « C’est en punition de certaines fautes que l’âme a été attelée au corps et ensevelie en lui comme dans un tombeau ». Quelques temps après, ce cher Aristote, qui reste dans les traces du tandem Socrate/Platon, déclare : « Nous plaçons dans l’âme même l’activité créatrice et les actes. Ainsi notre propos concorde avec l’opinion traditionnelle approuvée par tous les philosophes ». Que ne dit-il là ! Aristote privilégie une forme de pensée fumeuse aux origines pyramidesques et délaisse, sans plus de considération, la majesté des pensées de tous ceux qui l’ont précédé. Cette position philosophique qui lui est propre ne constitue donc aucunement « l’opinion traditionnelle approuvée par tous les philosophes ». Nous allons y venir. Ensuite, bien plus près de nous, nous trouvons Kant. Ce dernier, considérant à juste titre que le corps est un assemblage d’éléments divers, un composé, déclare : « Supposez que le composé pense ; chacune de ses parties renfermerait une partie de la pensée et toutes ensemble seules contiendraient la pensée tout entière. Or, cela est contradictoire ». Autrement dit, le composé, le multiple, ne peut engendrer une pensée qui est « une ». Pour Kant, comme pour bien d’autres, le un n’est pas le multiple et le multiple n’est pas l’un. Poursuivant son intense effort intellectuel il conclut : « La pensée n’est donc possible que dans une substance qui n’est pas un agrégat de plusieurs et qui, par conséquent, est absolument simple ». Nous avons donc une substance simple qui est l’âme, une petite parcelle du divin, en d’autres termes, et une substance composée, le corps. Or, le corps est une organisation, une structure provisoire, et ça c’est mal. Cela permet à Kant, dans un grand souci de probité, de déclarer : « L’affirmation de la nature simple de l’âme ne peut avoir quelque valeur qu’en tant que je puis par là distinguer ce sujet pensant de toute matière et, par conséquent, mettre l’âme en dehors de la caducité à laquelle est toujours soumise la matière ». Nous y voilà. La grande hantise qui préside à ce type de logique c’est le changement, l’altération, le vieillissement, la maladie, voire même la mort. On place alors la pensée, c’est-à-dire l’âme, dans une substance simple et donc non corruptible, et on laisse le composé se décomposer selon son statut originel de « merde ». Il y a donc, pensent-ils, deux substances, une, composée, et l’autre, simple.

Surfons un peu sur un des grands panseurs occidentaux, le père de la logique selon certains esprits immatures, j’ai nommé Descartes. Ce dernier, tendu par une exigence de vrai insoutenable, cherchant désespérément un point de départ stable pour édifier le système qui allait ravir tous les cœurs des êtres sensés écrit : « Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu ou je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point,… Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps… ». Ce garçon imagine donc qu’il n’a pas de corps, qu’il n’y a pas de monde et, Oh ! surprise ! il voit qu’il continue à penser, c’est-à-dire à être. Donc, se dit-il, il n’est qu’âme, et il pourra ainsi nous sortir sa célèbre énormité « Je pense donc je suis », suivit ensuite par Hegel qui, dans un élan de franchise éclairée, nous laissera un « je suis je » qui couronnera d’un coup tous les abrutis éternalistes. Merci de vos efforts. Voici donc une ravissante « logique » qui, de Platon à Hegel, avec l’aide des monothéistes de tous poils, abêtit des populations déjà bien souffrantes.

Ensuite nous retrouvons Philolaos qui, avec une belle fermeté intellectuelle, nous affirme : « Il ne serait y avoir en aucune manière un objet de connaissance, ayant valeur de principe, si tous les êtres étaient illimités ». Ce qui signifie qu’une connaissance ayant valeur de principe doit porter sur un objet tel la limitation des êtres. Ah ! N’est-ce pas là le fait d’un esprit bien réducteur ? Que nenni nous dit Aristote : « S’il est vrai, en effet, que la définition du corps c’est « ce qui est limité par une surface », il n’existera pas de corps infini, qu’il soit intelligible ou sensible… ». Alors le corps, c’est de la matière, c’est périssable et c’est limité par une surface. Bon. Nous pouvons cependant nous poser la question suivante : d’où vient donc une telle réaction unanime ? Qu’est-ce qui peut bien la motiver ? Certains auraient-ils cru pouvoir penser avant Philolaos et Aristote ? Incroyable ! Qu’en est-il donc alors ?

Anaximandre (610/546) affirme péremptoirement : « L’illimité est le principe des étants ». Holà Monsieur ! Comme vous y allez ! L’étant, l’être en tant que phénomène, n’est-il pas, tout au contraire, fini ? Et bien il nous dit que non. Pour Anaximandre, le corps est illimité. Ce qui est contraire à ce que l’observation usuelle peut conduire et contraire, par là même, à la « logique » qu’Aristote va permettre d’élaborer. Empédocle (490/435), le philosophe d’Agrigente tient pour vrai, quant à lui, que l’ensemble du réel est composé des quatre éléments que sont : la terre, l’eau, le feu et le vent. Il déclare : « Tantôt de par l’amour ensemble ils constituent une unique ordonnance. Tantôt chacun d’entre eux se trouve séparé par la haine ennemie ». Empédocle voit donc tous les corps, comme un assemblage des mêmes quatre éléments, et comme la résultante d’attractions ou de répulsions formant une unique ordonnance. Amour pour la réunion, haine pour la dislocation, bon. « Les éléments sont non-engendrés » nous dit-il encore. Rien n’a donc d’origine, pour lui, et tout se compose et se décompose par affinité et répulsion.

Aurait-il encore quelque chose à dire ? « C’est à partir des éléments que toutes choses sont formées et ajustées ; et ce sont eux aussi qui forment la conscience, et plaisir et douleur ». Ah ! Monsieur ! De grâce n’en rajoutez pas ! Votre méconnaissance des pensées élevées d’Aristote, de Descartes et de Kant vous égare en des contrées où un esprit cohérent ne peut vous suivre. Un peu de sable et d’eau formant la conscience, le plaisir et la douleur ! Pourquoi pas la pensée pendant que vous y êtes ! « Car pour autant que leur nature est modifiée, pour autant chaque fois il leur vient en l’esprit des pensées différentes » poursuit Empédocle. Les modifications de l’agencement des quatre éléments induiraient des pensées différentes chez les êtres ? Mais l’âme alors, la conscience, la logique, la raison, la volonté ?Tout cela ne viendrait-il que de la terre, de l’eau, du feu et du vent ? Auriez-vous, Monsieur, quelque autre énormité à soumettre à notre jugement éclairé : « Sache le, toute chose a conscience et part à la pensée ». Tout, donc, pense. Toutes les choses et les êtres étant composés des mêmes éléments, tout a naturellement part à la pensée selon Empédocle. Cette fois s’en est trop a du se dire Aristote, je vais faire le ménage dans toutes ces élucubrations afin de laisser à la postérité quelque chose de plus « rationnel ».

C’était sans compter l’apport du grand Parménide (544/450) : « La chose consciente et la chair dont nos membres sont faits sont une seule et même chose ». Parménide, comme Empédocle, soutient donc la non dualité de la matière, la chair, et de la pensée. Nous trouvons donc là un courant de pensée dont la profondeur de vue effraiera une multitude de penseurs jusqu’à nos jours. Tous s’engouffrerons, à la suite d’Aristote, dans une pensée binaire où la matière et l’esprit sont deux. Récemment, dans un médiocre ouvrage d’introduction à la philosophie un énergumène déclare que Aristote est le père de la logique. Que nenni. C’est le fondateur d’une « logique », parmi d’autres, et qui a seulement permit l’éclosion des monothéisme et de la « science moderne », c’est-à-dire pas grand chose. Elle ne permet pas l’évolution réelle des êtres vers un mieux-être.

Retournons contempler la pensée d’Anaximandre, qui soutient que l’illimité est le principe des étants : « C’est de l’illimité que sont issues toutes choses qui naissent, et c’est à lui que retournent toutes choses qui se corrompent ». Les étants sont donc illimités, ils naissent de l’illimité et y retournent. « La nature de l’illimité est éternelle et ne vieillit pas » lisons nous encore et, alors qu’Aristote soutiendra qu’il n’y a qu’un seul ciel : « Il existe des mondes illimités et chacun de ces mondes naît de cet élément illimité ». Anaximandre verra de l’illimité en tout, alors que Aristote soutiendra que « le père est cause de l’enfant ». Ce qui, évidemment ravira tous les esprits infantiles avides d’empirie naïve.

Qu’en est-il, sur ce point, de l’approche d’Empédocle : « Demeurés ! Oui, leur vue, je le vois, est bien courte, puisqu’ils forgent l’idée qu’un non-étant pourrait à l’être parvenir, ou bien que quelque chose pourrait bien en mourant tout entier disparaître ». Empédocle affirme donc qu’il faut être bien abruti pour croire qu’une chose, ou un être, qui apparaît provient du néant et que, lors de sa disparition, elle y retourne. Empédocle ne supporte pas cette étroitesse de vue et traite alors ces êtres de demeurés, ce qui n’est pas gentil pour Aristote et ses thuriféraires.

Brigitte : Ca prouve qu’il rencontrait des problèmes lorsqu’il exposait sa vue des choses à ses contemporains.

Certes. Au moins autant que nous maintenant. Ah ! L’évolution !

« Ainsi du non-étant rien ne peut naître un jour ; que l’étant soit détruit, cela ne veut rien dire et heurte la pensée ; car il sera toujours là, quelque soit l’endroit où l’on veuille le mettre » lisons nous encore. Imaginez bien que lorsque les monothéistes débarquèrent en Grèce, pour vendre le concept de « création du monde par un dieu hors la causalité », l’intelligentsia grecque mourut de rire. Car pour elle, le fait que les choses, soient, prouve qu’elles ont toujours été, qu’elles sont éternelles. Une chose aussi singulière dans sa composition, telle que peut l’être une existence, ne peut provenir de rien, du néant. Ni retourner à ce qui n’est rien, à ce qui n’est pas. Il a fallut l’intelligente étroitesse de vue d’un Aristote pour que cela change, en mal.

Brigitte : Mais les contemporains d’Empédocle ne voyait déjà pas les choses comme lui.

Oui, l’irréflexion couvre les siècles. Heureusement qu’il y a des penseurs sérieux.

Nancy : Oui, c’est ses contemporains qu’il traite de demeurés.

Oui. Les gens ordinaires qu’il devait voir pleurer et se lamenter lors de la mort d’un proche, ou se réjouir inconsidérément lors d’une naissance. Il devait leur dire : « Attendez ! Vous pleurez la mort ! Vous vous réjouissez lors d’une naissance ! Vous êtes liés à des idées qui vous feront nécessairement souffrir ». Et Anaximandre, qu’a-t-il encore à nous communiquer sur ce sujet ?: « Ce dont la génération procède pour les choses qui sont est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ».Pour Anaximandre, vers moins six siècle avant notre ère, les choses sont illimitées, elles naissent de l’illimité et y retournent en se rendant mutuellement justice des injustices qu’elles auraient put commettre les unes vis-à-vis des autres. « Selon la nécessité », c’est-à-dire ce qui ne peut pas ne pas se produire, ce qu’on ne peut éviter, le karma en d’autres termes, et « selon l’ordre du temps », ce qui fait qu’Anaximandre traite de l’infinité du réel à travers le temps et l’espace. Le fait que, selon lui, les choses se rendent mutuellement justice les unes par rapport aux autres ne correspond pas à notre point de vue, car dans les six premières voies rien n’agit sur rien. Pour autant, c’est quand même très fin de sa part. Si elles se rendent mutuellement justice de leur injustice, les choses ne peuvent être jugées, les êtres non plus, rien n’est ni bon ni méchant, et pas de dieu créateur, qui plus est. Chapeau. Sa pensée nous aurait évité la « sainte inquisition » et d’inutiles souffrances « morales ».

Roberte : Oui, il voit que rien n’est hasardeux.

Brigitte : Qui plus est, sa pensée est belle.

C’est vrai. En outre, beaucoup de penseurs présocratiques affirment que le hasard n’existe pas. Ce n’est que le fait de certains abrutis, à commencer par Aristote.

Après avoir mis en évidence l’infinité de l’étant et approché de sa causalité, faisons un bon dans le temps et voyons Schopenhauer. « La vie est faite d’une succession d’anéantissements » nous affirme t-il.

Rires dans la salle.

Virginie : Quand je me réveille en pleine nuit à deux heures du mat, c’est ce que je me dis.

Il poursuit : « Il n’est pas si infime tesson d’argile qui ne soit composé de qualités aussi inexplicables les unes que les autres ». Cela nous change d’Aristote, pour qui un corps est ce qui est limité par une surface. Passons maintenant à Nietzsche qui écrit : « Qu’une chose se réduise à une somme de relations ne prouve rien contre sa réalité ».

Roberte : Tu peux éclaircir, là.

Nietzsche voit que tout ce qui est n’est constitué que de relations, que tout n’est que structure provisoire et conditionnée, qu’il n’y a pas un en-soi fixe et permanent, mais que tout est réel. On ne peut le négliger sous ce prétexte, mais le réel n’est qu’une somme de relations provisoires. Et, souligne t-il avec force : « L’instant infiniment petit est la réalité et la vérité la plus haute, une image éclair jaillie du flot éternel ». Après avoir dit que tout ce qui est n’est qu’une somme de relations et que malgré cela tout est bien réel, il affirme que l’instantanéité des choses et des êtres est la vérité la plus haute. Cet instant infiniment petit est donc le lieu des interactions et des relations entre les multiples phénomènes, et ce lieu est une image éclair jaillie du flot éternel. Souvenons nous que le vénéré Shakya enseigne que : « Le corps est semblable à l’éclair, à une cascade ». L’image qui jaillit est l’existence.

Brigitte : Même si elle ne dure pas.

Rien ne dure. Il faut être fou pour ne pas le voir. Croire que les choses durent à l’identique c’est être malade. Il y a donc bien un pontage à éclairer entre la pensée des présocratiques, de Schopenhauer, de Nietzsche, de quelques autres et l’enseignement du Bouddha. Avec la différence notable, toutefois, que l’enseignement du Bouddha, étant une pratique, permet aux êtres qui le suivent d’obtenir le même état de vie que le sien. Il n’en va pas de même pour les « vrais » relatifs que certains penseurs éminents ont put extraire de leur ascèse personnelle. En effet, personne ne peut, par la suite, les rendre facilement siens et, si c’est malgré tout le cas, la foule des autres « vrais » relatifs lui manque. Surtout si l’on compare la somme infime que constitue l’addition des « vrais » relatifs, à la plénitude de l’éveil ultime.

Après ce tour dans la pensée occidentale, que nous dit l’enseignement du Bouddha ? Dans notre école nous trouvons la déclaration suivante : « L’esprit et la vie momentanée emplissent le monde des phénomènes ». Nous retrouvons là l’instantanéité des choses et des êtres, plus la notion selon laquelle notre propre corps emplit le monde des phénomènes. Cela, nous ne pouvons le voir. Humains, nous ne pouvons que nous distinguer de tout ce qui n’est pas nous, et croire que nous perdurons à l’identique. Cela constitue une cause importante de souffrance et c’est la raison pour laquelle le Bouddha insiste tant sur la négation du moi. Shakyamuni dira par exemple : « Ceci, ô disciples, n’est pas votre corps ni le corps des autres ; il faut le considérer comme l’œuvre du passé ayant pris forme, réalisée par la pensée devenue palpable ». Les présocratiques disaient-ils autre chose ? Dans un registre peut-être plus humain Zhiyi déclare : « Nos actes des vies passées sont confiés à notre père et à notre mère et nous recevons ce corps ». Pour être plus précis, non seulement nous recevons un corps mais, de plus, l’environnement qui va avec, puisque ce ne sont pas deux choses distinctes. Le Souverain de la Loi précise : « Une existence, un phénomène, communique avec toutes choses et est, telle quelle, une existence inconcevable ». Cela ne peut donc se mesurer, et c’est Anaximandre qui affirme : « Le phénomène est ce que l’on perçoit des choses invisibles ». Ce qui nous apparaît n’est rien, le phénomène momentané s’étend à tout ce qui est. Parménide dit en substance : « Un phénomène, dans son apparaître, traverse tout ce qui est ». Et le Souverain de la Loi de préciser : « Chaque phénomène est ainsi égal et en non-dualité avec le monde de l’existence inconcevable ». Dès lors, plus encore que de traverser l’infinité phénoménale, le phénomène est l’infinité phénoménale. Il y a égalité, c’est-à-dire que rien n’est insignifiant par rapport à autre chose, et cela on peut l’imaginer, mais il y a identité, non-deux entre l’un et le multiple, et cela ne nous est absolument pas perceptible. Nous nous voyons toujours dans un environnement. Et d’ailleurs certains irréfléchis ont écrit des centaines de pages insignifiantes sur le fait d’être dans le monde, d’être jeté dans le monde, alors que chacun trimballe le sien. Dans ce sens le Souverain de la Loi affirme : « Lorsqu’on perçoit son moi véritable, nous-mêmes, tels quels, devenons l’intégralité du monde des phénomènes ». Sous la notion de « moi » certains ont cru pouvoir placer un surmoi, voire même un « ça »..

Virginie : Il me regarde en plus.

Oh non ! C’est Freud que je regarde. Le suicidé. Et après avoir, avec Groddeck, situé le « ça » aux confins du psychique et de l’organique, on patauge. On constate bien que des flux de pensées montent, irrépressibles…

Virginie : Excuse moi. C’est pas le « ça », c’est la pulsion. Le « ça » n’est pas la pulsion.

Ne finasse pas inutilement ma poule. Alors dit moi ce qu’est la pulsion.

Virginie : Non mais, ce que tu décris c’est la pulsion.

Elle vient d’où ? Du « ça ».

Virginie : Oui, c’est le réservoir.

Et comment, après cela, tu perçois mieux le « ça » toi, la psy-truc ? Après avoir finassé avec les mots il reste vrai que vous observez un jaillissement de pulsions, ou d’images, et que vous cherchez désespérément un mot, le « ça », en l’occurrence, pour désigner et recouvrir leur origine. Par ce que vous vous dites dans votre petite tête que s’il y a une fonction, il y a nécessairement une substance dont elle provient. Mais votre vue est bien courte au regard de l’enseignement du Bouddha. Une fois que vous avez découvert que c’est aux confins du psychique et de l’organique, parce que c’est de là que ça monte, bravo, mais après avoir dit cela vous ne faites qu’en rester, sans bien comprendre ce qui ce passe, au seul corps. Empédocle était bien plus proche en affirmant que le changement dans la disposition des quatre éléments faisait la pensée des êtres. Or, c’est non seulement le corps qui est à l’origine de la pensée, mais la fusion instantanée du corps et de son environnement puisqu’ils ne sont pas deux. Conviens qu’une logique étroite ne peux produire que des résultats médiocres. Dans notre école, je viens de le citer : « Lorsqu’on perçoit son moi véritable, nous-mêmes, tels quels, devenons l’intégralité du monde des phénomènes ». Notre réalité individuelle inclut donc le corps et l’infinité phénoménale et, en outre, elle couvre l’intégralité du temps. Ca, c’est vaste. Et de cette jonction instantanée du corps et de l’environnement naît la Une pensée, en tant qu’effet. C’est le Un de la présence, absolue.

Encore une fois, car je suis conscient de me répéter, si l’on était libre, relativement à sa propre pensée, tout le monde serait parfaitement heureux et resplendissant. Car nos souffrances physiques sont, en général, rares ou brèves, alors que les mentales…

Rires

Virginie (goguenarde) : J’avais pas pensé à ça mon ange.

Oh ! Toi ! Tu es mal placée !

Rires

Ca vous fais rire ! Mais comprenez que si les pensées étaient des actes libres, les gens vivraient exactement la qualité qu’ils recherchent comme étant la plus élevée. Ca planerai tout le temps, là même ou les êtres situent leur élévation. Mais les pensées s’imposent, ou plutôt, la non-dualité corps et environnement s’impose, et la pensée, tardive, en est la transposition. Le petit moi qui s’impose en gigotant « chaud », « froid », « gratter », « je », « peur », est donc un effet qui couvre l’infinité dont il provient à chaque instant…

Brigitte « Je » est un génocide disais-tu.

Je maintiens.

Le Souverain de la Loi enseigne : « Aucun corps, aucune existence n’existe en tant qu’individualité ». Or, nous voyons exactement le contraire. Nous ne voyons que des individus, ou des structures provisoires, ce qui revient au même. Si l’on considère que l’on est un individu au sein d’une société, d’un monde, on souffre tout le temps.

Brigitte : Par ce que l’on se voit séparé.

Oui. C’est une logique polluée et délétère…

Alain : On doit avoir de l’humour alors.

Si l’on pratique la voie, on peut avoir de l’humour, et de la bienveillance. Mais pour les êtres qui ne pratiquent pas leurs souffrances et leurs joies entraînent des souffrances, et de bien médiocres joies. Le Souverain de la Loi enseigne en effet, en substance, que le véritable bienfait commence lorsqu’on perçoit les souffrances des êtres, lorsqu’on voit qu’ils sont malades. Les êtres dans les six premières voies sont en fait tous malades…

Brigitte : Même s’ils n’en ont pas conscience. Il en est parfois qui nous jettent leur petit bonheur à travers la gueule, avec assurance. Ca, maintenant, je commence à le voir un peu, à ne plus être dupe...

Alain : La souffrance, ça peut être beau aussi.

Brigitte : Si on l’assume.

Si c’est la souffrance générée par nos pensées, c’est pas top. Etre englué dans les souffrances mentales est horrible. Le Daishonin a dit à quelqu’un : « Vous avez toujours souffert en vain ». Dans les six voies, bien que les êtres fassent des efforts constants, les souffrances sont toujours vaines.

Nancy : Pas si on pratique ?

Non. Il y a bien des souffrances, mais tout est différent. Le Souverain de la Loi a déclaré en substance que, lorsque l’on atteint l’éveil premier, on réalise que toutes nos souffrances étaient des souffrances d’emprunt. Tant qu’on est hors de la voie les souffrances multiples sont constantes et inutiles. Il s’agit de la tranquillité, de la joie, de l’avidité, de l’animalité, de l’orgueil, de la stupidité et de l’enfer, autant d’états considérés par le Bouddha comme étant les souffrances. Lorsque l’on rencontre l’enseignement du Bouddha, par contre, on s’engage dans une voie sur laquelle on va réaliser que nos souffrances étaient des souffrances d’emprunt. Cela signifie que les souffrances que nous avons ressenti sur la voie étaient notre partage des souffrances d’autrui. Elles sont donc d’emprunt, car nous ne pouvions pas ne pas y être sensibles. Pourtant, bien qu’elles apparaissent en nous-mêmes, nous apprenons à ne pas nous y identifier et, à la place, nous manifestons l’effet de l’éveil originel : Nam Myoho Renge Kyo. Le Daishonin enseigne, en substance, que le bodhisattva est comme l’océan. L’océan n’existe qu’à la condition d’être alimenté par les fleuves et les rivières qui se jettent en lui. Il est ces fleuves et ces rivières. De la même manière, le bodhisattva n’existe que s’il laisse les fleuves et les rivières des souffrances des êtres se jeter en lui. Dès lors, entrer dans la voie du Bouddha nous permet de transmuer les souffrances, qui ont toujours constitué notre réalité jusqu’à ce jour, en facteurs d’éveil pour autrui et pour nous-mêmes. Mais si l’on rompt cette lecture au sein de la voie par l’arrêt de la pratique, par exemple, toutes les souffrances redeviennent ce qu’elles ont toujours été : inutiles et sans origine. C’est la grande différence.

Alain : Le Bouddha ressens les souffrances ?

L’état de Bouddha n’est pas un état pur qui serait à l’abri des neuf autres mondes. Le Bouddha est le lieu des dix mondes, comme tout ce qui est. Mais chez lui l’éveil éclaire les autres états. Et c’est parce qu’il ressent les neuf autres états qu’il peut diriger les êtres. Il en va de même pour nous qui pratiquons. Un jour, ressentant quelque chose comme l’éveil partiel, on réalise que cela a toujours été notre nature, au même titre que la stupidité, l’avidité, etc… Lorsqu’on obtient un état tel l’éveil partiel, pour la première fois, on constate que ce n’est pas étranger à nous-mêmes. Ca a toujours été là. Dans la logique de l’école, un brin d’herbe un caillou, un cheval possèdent également les dix mondes, et donc l’état de Bouddha. Il n’y a pas d’infériorité, en terme de qualité potentielle, entre les multiples phénomènes. Car nous ne voyons rien, en réalité, des phénomènes. Tous les phénomènes possèdent les dix mondes, et c’est la raison pour laquelle on pratique devant le Honzon, qui est fait de minéral et de végétal, car il est l’état d’éveil du Bouddha. Le minéral, le végétal sont l’éveil, de la même manière que nous sommes l’animalité, l’humanité ou l’éveil par les facteurs en étant composés nous-mêmes de végétal, de minéral, d’eau etc…

Notre école enseigne que la personnalité est éternelle, immuable, qu’elle ne peut ni apparaître ni disparaître. En outre, dans cette personnalité il y a l’environnement, c’est-à-dire les végétaux et les territoires. Et cet ensemble constitué par le corps, les végétaux et les territoires est toujours les œuvres et les vertus de la personne. Autrement dit, les racines de bien que la personne a développé, sont toujours son corps et son environnement instantanés. Et cette personnalité est immuable. Dès lors, réciter le Daimoku est le lieu où cette personnalité est à son plus haut niveau de qualité, car elle manifeste l’effet de l’éveil ultime. Elle est en cela identique au Bouddha au niveau de l’acte physique. La personne qui récite le Daimoku manifeste l’effet de l’éveil sur la base d’un des neuf autres états, alors que le Bouddha, lui, est la simultanéité de la cause et de l’effet dans l’éveil. Et son action est nécessairement Nam Myoho Renge Kyo. C’est la raison pour laquelle le Daishonin enseigne : « Si les actes du corps et de la parole relèvent du bien, l’acte de l’esprit, naturellement, sera le bien ». Récitant le Daimoku, nos naissances et morts simultanées, soixante quatre en l’espace d’un claquement de doigts, expriment constamment nos œuvres et vertus dans notre corps et son environnement.

Jean-Denis : Héraclite ne dit rien là-dessus ?

De mémoire, il déclare que le monde n’est pas créé selon le temps mais selon la pensée. Le Daishonin a enseigné : « Le mouvement de la terre dépend du mouvement des six racines des hommes ». Autrement dit, ce que l’on appelle la terre, et qui change continûment, se meut en fonction des cinq sens et de la pensée des êtres. Le Souverain de la Loi commente ce point ainsi : « Le monde des phénomènes est inconcevable. Nous ne comprenons pas la profondeur de la pensée, ni la profonde relation mutuelle qui existe entre la matière et l’esprit. L’homme actuel centre sa pensée uniquement sur la matière. Il oublie les fonctions inconcevables de la conditionnalité entre la matière et l’esprit. Pourtant, si l’on y réfléchit un tant soit peu, par nature, tout change sans cesse, tout est doté de tout ; le cœur de la matière, la matière du cœur, le cœur du cœur et la matière de la matière. De sorte que, un cœur (esprit) influence beaucoup d’autres cœurs. Le cœur des êtres, par exemple, sous la forme des fonctions de la terre, de l’eau, du feu et du vent, influencent le monde des phénomènes de diverses façons. Telle est la présence solennelle des causes, des conditions, des effets et des rétributions qui influencent toutes choses ». Cela désigne l’influence du fait de pratiquer la voie. Pratiquant, l’esprit momentané influence tout ce qui est, il touche aussi bien ce qui nous est visible que ce qui ne l’est pas. Par contre, hors le fait de pratiquer la voie du Bouddha, tous les phénomènes sont en appui les uns sur les autres sans que rien n’influence rien. Pourquoi ? Parce que dans tous les cas de figure l’être et son environnement ne sont pas deux. Mais la personnalité, tant dans les six voies qu’en dehors, est immuable. L’être, à chaque instant, est son environnement. Jamais personne n’est cause de ceci pour quelqu’un d’autre.

Brigitte :Il n’y a pas de mouvement.

Non. Mais le fait de commencer et de continuer la pratique établit une interaction avec tout ce qui est. Pratiquer matin et soir influe sur une infinité que l’on ne peut même pas imaginer.

Nous avons vu que, pour Empédocle, les quatre éléments constitutifs de la réalité sont la terre, l’eau, le feu et le vent. Dans notre école, nous considérons que ces quatre éléments sont des éléments limités. Par contre nous rajoutons un cinquième élément, celui de l’espace, c’est-à-dire la vacuité. « L’espace les englobant et leur donnant la vie, lui, est illimité tant spatialement que temporellement. A l’intérieur naissent sans cesse des existences limitées », enseigne le Souverain de la Loi. Ce qui nous apparaît va à coup sûr nous sembler limité. Les humains ont en général deux bras et deux jambes, on sait ce qu’est une huître ou une banane. Mais de cette capacité infinie qu’est la vacuité, d’où naissent et retournent à chaque instant la terre, l’eau, le feu et le vent qui agencent l’infinité des phénomènes, il n’est pas de limites. Le Daishonin a écrit : « L’Ainsi-venant Shakya, avant le passé des cinq cents grains de poussière, alors qu’il était un homme ordinaire, sut que son corps était la terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace. Alors, à cet instant, il ouvrit l’éveil ». Il est fait là allusion au passé situé avant le passé infiniment lointain, où Shakyamuni obtint l’éveil. Le commentaire du Souverain de la Loi précise : « Les cinq mots terre, eau, feu, vent et espace désignent certes la loi du corps, mais représentent également, tels quels, la loi de l’esprit du Bouddha Originel, c’est-à-dire Myoho Renge Kyo de la présence mutuelle des dix mondes, Une pensée trois mille. « son corps » représente la Personne. « La terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace » représentent la Loi. La Personne est la Loi et la Loi est la Personne ». Il est donc dit que les cinq éléments constituent le corps et l’esprit de tout ce qui est, de l’enfer à l’éveil ultime. Il n’est pas de substance simple ici, et de substance composée là bas. Tout naît de l’harmonie provisoire des cinq éléments. Le corps représente la Personne et les cinq éléments représentent la Loi. Il s’agit donc, dans notre école, de l’important principe de l’unicité de la Personne et de la Loi. Cela signifie que croire en l’existence d’une Loi antérieure aux multiples phénomènes est le propre des enseignements provisoires. Il n’y a pas de phénomènes antérieurs à la Loi, ni de Loi antérieure aux phénomènes. Pourquoi ? Parce que les multiples phénomènes sont la Loi. La Personne qui s’éveille est la Loi, et les multiples phénomènes le sont également, mais à leur insu. Notre capacité présente est donc le lieu de notre éveil.

Shakyamuni déclare avoir accompli maints actes méritoires et obtenu l’éveil dans le passé lointain, « A l’opposé, l’éveil dans le passé lointain et étendu, enseigné par Nichiren Daishonin, étant l’éveil de l’homme ordinaire au degré de la cause originelle et de dénomination, il n’y avait aucun sens à ce qu’il évoque un éveil dans le passé » enseigne le Souverain de la Loi. Le Daishonin n’a donc pas obtenu l’éveil dans un passé encore plus lointain que celui du vénéré Shakya, puisque les trois phases du temps ne sont que celles de la Une pensée momentanée. Aucune personnalité n’est située dans le temps. Parménide écrit en effet : « Et le temps ne sera pas quelque chose en plus de l’étant ». Aucune chose, aucun être n’est situé dans le temps. Pour cette raison, le Souverain de la Loi déclare à propos du Gohonzon : « Ce corps est le véritable corps du Bouddha, substance du monde des phénomènes infinis, dépassant les notions de temps et d’espace et réalisant la fusion parfaite de la sagesse de Myohorengekyo et de l’objet de Myohorengekyo, corps dont la forme et l’esprit sont la terre, l’eau, le feu, le vent et l’espace ». Telle est la doctrine que nous pratiquons. C’est pourquoi le Daishonin écrit dans la Transmission des sept articles sur le Gohonzon : « Les cinq éléments du monde des phénomènes sont les cinq éléments d’un corps. Un élément est les cinq éléments du monde des phénomènes. Le monde des phénomènes est Nichiren, Nichiren est le monde des phénomènes. Le degré présent est la merveille sans modifications, la fleur du lotus substantifique de l’éveil dès ce corps du Bouddha Originel sans artifice, Myohorengekyo de la simultanéité de la cause et de l’effet ». Le « degré présent » est l’état actuel du corps et de l’esprit dans leur environnement. Selon cette doctrine, le degré présent, avoir tel âge, telles qualités, telle tête, tel passé, est donc « la merveille sans modifications », c’est-à-dire le lieu de l’éveil immédiat. Le degré actuel est « sans modifications », car la personnalité ne peut ni apparaître ni disparaître. Nous sommes à chaque instant notre instant ultime, où tout est achevé. « C’est pourquoi il est de règle que l’étant ne soit pas dépourvu d’achèvement », comme le disait Parménide.

Michèle : Cela rejoint ce que nous disions un jour sur nyoze so, l’aspect ?

En effet. L’aspect, de tout phénomène, est la rétribution des actes depuis une infinité, c’est une seule chose. La rétribution des actes est l’aspect et la Une pensée. Mais encore faut-il réellement « voir ».

Roberte : Tu veux dire qu’il y a identité entre ce que j’étais à huit ans et maintenant ?

Humainement parlant nous verrons des différences, mais la personnalité est la même.

Virginie : Moi, je ne sais pas ce que tu veux dire par personnalité.

Ce qui caractérise quelqu’un, en lui-même, vis-à-vis de tout ce qui est. On peut employer ipséité, eccéité, haeccéité.

Virginie : Par rapport à caractère…

C’est pareil.

Brigitte : C’est ce qui fait qu’on peut reconnaître quelqu’un, soi-même, etc… Tout phénomène est unique, un brin d’herbe est unique.

Exact. Unique, omniprésent dans le monde des phénomènes et absolu.

Virginie : Mais alors, vis-à-vis de notre moi tentaculaire, qu’on doit éradiquer, si je comprends bien. Parce que la personnalité, pour moi c’est quelque chose qui nous constitue.

Tu chipotes. La logomachie m’ennuie. Le véritable moi, avons nous dit, c’est l’éveil au fait que l’intégralité des phénomènes est son propre corps. Mais le petit moi qui gigote « froid », « chaud », « pipi », « encore », n’est que l’épiphénomène d’une infinité qui, par là même, est niée.

Virginie : La personnalité, ce n’est donc pas ce petit moi « gigoteur ». J’ai besoin de comprendre. Pour moi la personnalité c’est « j’aime », « j’aime pas ».

La personnalité réelle inclus le corps et l’infinité environnementale. Alors que le petit moi qui gigote, à l’ordinaire, souffre constamment dans l’agitation des six voies. « Etais-je ?», « serais-je ? », « suis-je ? », « personne ne m’aime », etc.. C’est aussi vain que de faire un magnifique cancer généralisé et de se dire que ce n’est pas « soi ». Ou encore, prenez un enfant de quatre ans qui, croisant un pédophile, se fait violer et assassiner. On ne peut voir, dans son trajet de quatre années, suffisamment de « mauvaises causes » crées pour justifier une telle fin. On ne peut humainement rien y comprendre. Mais la personnalité de l’enfant, en réalité, comprends également l’environnement dans laquelle elle est située. L’être et l’environnement sont Un.

Virginie : C’est très difficile ça, quand même.

Ah ! Il n’y a que l’éveil. Ou Parménide, qui affirme que l’étant est empli d’étant, et que l’étant touche à l’étant. Cela s’en approche. L’intégralité de ce qui nous compose provisoirement est constituée de choses distinctes, auxquelles nous ne pourrions facilement nous identifier, et nous sommes en interrelation continue avec des choses que nous ne percevons pas nécessairement. L’étant, la présence est instantanée et s’étend à tout ce qui est. C’est le Un de la Une pensée momentanée. Dans notre école, la matière et l’esprit ne sont pas deux, l’être et l’environnement ne sont pas deux non plus, et je conçois qu’il n’est pas facile de trouver un mot qui qualifie exhaustivement ce Un dans notre langue.

Brigitte : La personnalité c’est donc ce qui, dans l’instant, permet l’apparition du corps, de l’environnement et de la pensée.

C’est cela. Si vous le voulez, ce qui apparaît en la pensée est le fruit d’une personnalité qui ne peut être perçue. Parce que l’être et l’environnement ne sont qu’un. Et nul ne peut se séparer de ce qui constitue sa personnalité.

 

Alain : Sartre l’avait vu, ça.

Ah non ! Pas du tout ! Bien au contraire, il s’estime jeté dans le monde. « L’enfer, c’est les autres ». C’est nul.

Virginie : Mais pour Sartre, l’essence précède l’existence, si j’ai bien compris ?

Mais non ma poule. Il tient pour vrai que l’existence précède l’essence. Mais c’est absurde. Comment des actes, qui sont des effets, qui s’imposent, pourraient-ils modifier ce dont ils proviennent et que le sujet ignore ? Il n’y a que les enfants pour croire encore que l’acte est une cause. Pondre une théorie sur des actes, considérés arbitrairement comme des causes, pouvant créer une « essence » dont l’opacité seule autorise la création, est une foutaise.

Virginie : Oui mais moi je voyais cela en opposition avec le concept de « cause première », de « dieu », et je trouvais cela intéressant.

Tout cela n’a que peu d’importance.

Le Souverain de la Loi déclare : « On peut considérer le passé infini comme existant en permanence, depuis le sans commencement. En effet, la substance fondamentale de la Loi, Myohorengekyo, est la simultanéité de la cause et de l’effet. Aussi, la Une pensée instantanée correspond telle quelle à l’éternité sans commencement. Cette une pensée existe elle-même à l’origine, elle est présente en permanence et est sans commencement ni fin ».Ca, c’est du sérieux. C’est à cette profonde prise de conscience que la pratique mène inévitablement. Il s’agit de réaliser que sa propre Une pensée instantanée est hors le temps, et telle est la permanence de la personnalité. « Le noyau de notre être n’est pas dans le temps » disait Schopenhauer. Cette une pensée qui n’a pas de durée, d’épaisseur, est immuable.

Brigitte : Lorsqu’on dit qu’il n’y a ni apparition ni disparition, c’est à cela que l’on fait allusion ?

C’est cela même. Mais on peut en parler sous deux angles distincts. Soit sous l’angle de la vacuité des choses, c’est-à-dire que ce qui naît des causes et des conditions n’a pas d’en soi fixe, il est donc vide et étant vide il ne peut ni apparaître ni disparaître. Telle est la non naissance non disparition des tenants du petit véhicule, autrement dit de la vacuité des choses et des êtres. Soit sous l’angle de la voie du milieu et alors, comme l’être et son environnement sont non-deux il est lui-même ses propres circonstances et, dès lors, il est absolu et ne peut ni naître ni disparaître. Et telle est l’approche de notre école.

Nancy : C’est-à-dire que tout est immobile ?

Le temps et l’espace sont toujours des produits de la sensibilité particulière de chacun. En outre, pour qu’il y ait mouvement il faut un sujet perdurant à l’identique, et cela ne se peut.

Virginie : Excuse-moi mais comment lier cette notion à ce que disait Shakyamuni, selon quoi tout phénomène naît et meurt soixante quatre fois en l’espace d’un claquement de doigts ?

C’est pareil. Dire que naissances et morts simultanées opèrent soixante quatre fois en un rien de temps, c’est indiquer d’une autre manière l’absolue pérennité de ce qui est. C’est en même temps éclairer la profonde solennité des causes et conditions, qui autorisent le changement momentané de tout ce qui est. Le changement des êtres et des choses, du reste, ne peut s’expliquer que par cette logique.

Virginie : Mais l’immobilité…

On peut en parler en terme d’immobilité car, je viens de le dire, pour qu’il y ait mouvement, il faut qu’il y ait un sujet perdurant à l’identique. Et cela n’existe pas, sauf pour les vues courtes des naïfs. Tout sujet est permanent dans le changement. Comme le dit Kant, « Le temps et l’espace ne sont que des formes de l’intuition sensible et, par conséquent, que les conditions de l’existence des choses comme phénomènes ». L’espace et le temps n’existent donc pas en eux-mêmes, les phénomènes ne sont pas en eux, et ils ne sont pas dans les phénomènes. Vous avez vous-mêmes, si je ne m’abuse, le concept, beau et inapplicable, de construction perspective. Ce concept est exact, mais qui donc peut s’en servir ?

Brigitte : Lorsqu’on est dans l’éveil, c’est alors le seul moment où l’on est vraiment actif et acteur ?

Il n’y a acte que dans l’éveil. Hors l’éveil, tout apparaît en tant qu’effet et, de ce point de vue, seul croire en l’enseignement du Bouddha peut être appelé cause. Tel est ce qui est enseigné dans notre école.

Le Souverain de la Loi déclare : « Normalement, notre pensée s’opère sur un mode individuel. En effet, nous considérons de manière séparée le passé, le présent et l’avenir. Pour l’espace également, nous considérons comme différentes notre propre vie et celles des autres. Cette manière de voir les choses est nécessaire du point de vue des concepts de la vie quotidienne », C’est-à-dire que, ayant envie d’uriner, distinguer la porte des w.c. de celle du frigo est utile. Mais sans plus. « Toutefois, cette vision séparée des choses ne représente qu’une partie de la vérité, ne pouvant directement éclairer leur véritable nature. A l’origine, le principe parfait désigne le fait que chaque instant de vie contient l’intégralité du temps et de l’espace ». La Une pensée momentanée contient, de manière latente, l’intégralité du temps et de l’espace. « Au sein des existences du monde des phénomènes, du monde le plus élevé et respectable du Bouddha au pire monde de l’enfer, tous se fondent de manière mutuelle, l’un dans l’autre, sans que l’on puisse les dissocier, chaque existence n’existant plus par elle-même. « Fusion parfaite » est le nom du principe inconcevable selon lequel le bien et le mal, le Bouddha et l’enfer, les esprits affamés, les animaux, tous sont des existences liées, interdépendantes… Un phénomène, aussi fragmenté, aussi insignifiant soit-il, représente une existence dotée de l’ensemble des phénomènes de l’univers. Il ne peut donc ni s’accroître, ni décroître ». Ce n’est que le fait humain de voir les choses péricliter, vieillir, naître ou disparaître, être trop petites ou trop grandes, pas assez ceci ou trop cela. Mais cela n’existe pas en réalité. Toutes les souffrances que nous endurons viennent de cela, c’est-à-dire l’ignorance, et de notre attachement inconsidéré à tenir pour vrai ce que l’on voit ou ressent, « je pense ceci », je vois cela ».

Alain : Tout ce qui est n’a pas d’égo.

Impossible. Un corbeau a un égo, une mouche à un égo, une pierre a un égo. Tout, étant dans la situation de percevoir et de réagir, est obligé de « vendre » sa constitution physique comme point de départ de sa réaction. Tout, l’humain inclus, peut trouver des justificatifs à son action, mais les justificatifs sont toujours postérieurs à l’acte. L’individualité s’impose à chaque fragment de cellule ou de structure. Tout possède les dix mondes dans les dix mondes, ce qui dépasse totalement notre champ perceptif.

Revenons-en aux grecs. Le grand Démocrite (460/370), après avoir dilapidé sa part d’héritage en voyageant, revient en Grèce et déclare : « Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide, et tout le reste n’existe que par convention. Les mondes sont illimités et sujets à génération et à corruption. Rien ne saurait être engendré à partir du non-être et rien ne saurait, en se corrompant, retourner au non-être ».

Nancy : C’est fou ça.

C’est pas mal, hein ? Tout n’est qu’atome et vide. Cela nous éloigne d’une quelconque création. Il dit encore, plus précisément : « Les causes des choses actuellement engendrées n’ont nul commencement ». Et là, vous allez rire car il fait fort : « Il est impossible que toutes choses soient engendrées, puisqu’en effet le temps est in engendré ».

Rires

Brigitte : J’adore.

Il s’agit donc du père de l’atomisme ancien. Il déclare encore : « Rien ne se produit par hasard, mais il existe une cause déterminée pour tout ce que nous considérons comme se produisant spontanément ou par hasard ». Et là je vous signale que, par manque de probité intellectuelle, ses successeurs, Aristote en tête, opteront tous pour le point de vue contraire. Anaxagore (500/428) pense, quant à lui : « En toute chose se trouve renfermée une partie de chacune des choses ». Cela correspond à ce que nous venons de citer du Souverain de la Loi. Il dit encore : « Dans le petit on ne saurait trouver l’extrêmement petit, mais il y a toujours un encore plus petit. Il en est de même pour l’extrêmement grand ». Aussi : « Les principes matériels sont illimités et les plus petits d’entre eux sont des illimités ». Ce qui nous conforte dans notre point de vue. Nous lisons encore, et là, tendez l’oreille : « Il n’est pas possible qu’il y ait d’existence séparée, mais chaque chose participe à une partie de chaque chose » ou : « Nulle chose n’existe d’une manière totalement discriminée d’une autre chose parce que toutes choses sont en toutes choses ». Il dit encore : « Les Hellènes parlent mal quand ils disent : naître et mourir. Car rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. Pour parler juste, il faudrait donc appeler le commencement des choses une composition et leur fin une désagrégation ». On reste toujours sur Anaxagore qui affirme : « Rien ne naît du néant ». Nos penseurs présocratiques avaient donc la vue fine. Et encore : « Le phénomène est ce que l’on voit des choses invisibles ».

Brigitte : On dirait qu’Anaxagore voit les choses comme le Souverain de la Loi.

Beaucoup de présocratiques s’en rapprochent par moment, sur un point ou sur un autre. Mais j’ai du faire une sélection. Celle-là par exemple, qui est exceptionnelle : « Du moment qu’il ne peut y avoir un dernier degré de petitesse, les choses ne peuvent être séparées ni venir à l’existence ». Sans microscope, sans spoutnik à rayon laser, voilà ce que voit Anaxagore.

Le grand Parménide, maintenant, qui s’est cru autorisé à s’exprimer sur l’étant, sur ce qui est, déclare : « En étant sans naissance et sans trépas il est entier, seul de sa race, immobile et non dépourvu d’achèvement, jamais il n’était ni ne sera, car il est au présent, tout ensemble, un, continu ». Pour lui, seul l’étant est. « Seul de sa race », car rien n’est partageable par quelqu’un d’autre, on a que des idées sur les choses. Il est « immobile et non dépourvu d’achèvement » car l’instant de la présence momentanée est le lieu de la réunion d’une infinité achevée. Il est « tout ensemble, un, continu » car, puisque l’étant est rempli d’étant et que l’étant touche à l’étant, nous avons là une multiplicité se réduisant, dans l’instant sans épaisseur, à la Une pensée caractérisant la présence de tout ce qui est.

Et enfin, pour clore ce cours aujourd’hui, sa vision de la pensée humaine et de temps : « La chose consciente et la chair dont nos membres sont faits sont une seule et même chose ». Ce qui n’est quand même pas rien que de décréter la non-dualité de la matière et de l’esprit. Et, vis-à-vis du temps : « Et le temps n’est ni ne sera pas autre chose en plus de l’étant ».

Nous poursuivrons ce voyage chez les présocratiques une prochaine fois.

Je vous remercie de votre attention.