Cours n°2
Le bouddhisme a pour objet le travail de l’esprit et, plus avant, l’introspection de l’esprit. Dans la mesure ou l’on réfléchit tous ou, plus exactement, que de nombreuses pensées se présentent sans cesse en notre esprit, l’introspection de cet esprit constitue un travail indispensable.
Le Souverain de la Loi a déclaré : Lorsque l’on demande à son esprit « Qu’y a t-il au-delà de l’esprit ? » l’esprit répond « ton propre esprit ». C’est-à-dire que nous possédons tous un esprit, mais que nous sommes incapables d’en identifier la nature. En outre, selon les conditions extérieures et intérieures, il arrive que des états tels que la colère, l’orgueil ou la stupidité apparaissent en nous et nous poussent à agir en fonction de la pression qu’ils exercent. Dès lors, nous dit-il, ce qu’il y a de pire dans le travail de l’esprit est que nous sommes acculés avant même d’en avoir conscience en cela que, bien que ce qui apparaît en notre esprit est naturellement considéré comme étant « nous mêmes », notre conscience présente de l’objet est nécessairement le passé du dit objet. Le Souverain de la Loi affirme donc que l’objet de la pensée s’impose et que, de cette manière, notre esprit nous trahit. Il en va comme si notre esprit secrétait quelque chose qui, une fois apparue, nous apparaît comme étant « soi-même », « moi », alors qu’en fait nous n’en sommes pas maître. Dans cette même approche Nichiren a déclaré « Bien que vous pensiez être maître de votre esprit, ne laissez pas celui-ci devenir votre maître ». Et c’est bien ce qui se passe à l’ordinaire : nos états intérieurs nous gouvernent à notre insu.
Selon la doctrine de l’école chinoise du Tiantai, qui avait élaboré une méthode d’introspection du cœur, il est nécessaire de considérer tous les phénomènes comme étant à la fois conditionnels, vacants et médians. C’est-à-dire que tous les phénomènes sont engendrés par les causes et les conditions, tous possèdent une infinité de possibles en terme de virtualité, et tous, dans leur momentanéité, montrent leur aspect réel. Il fallait donc que le pratiquant puisse observer la phénoménologie de son esprit en considérant les phénomènes comme étant conditionnels, vacants et médians. C’était donc une entreprise considérable. Dès lors, bien que l’observation de sa propre vie, de son esprit, renvoie, dans notre école, à l’enseignement du Tiantai, le Souverain de la Loi affirme que dans l’époque actuelle, quels que soit les efforts que nous pourrions entreprendre pour observer notre esprit, ce dernier, par son fonctionnement mystérieux, nous empêchera de parvenir à la boddhéité. Du reste, Nichiren parle des grands maîtres Zhiyi et Dengyo comme étant ceux qui pouvaient atteindre l’éveil en observant leur pensée momentanée apparaître et disparaître alors qu’en fait, de nos jours, les individus ne sont guère armés pour observer le cœur de leur pensée. Personne ne peut observer « ce » d’où provient la pensée. Pour autant, dans ses écrits Nichiren déclare que la personne qui pratique son enseignement verra naturellement apparaître en son cœur les trois vues, les trois visions de la conditionnalité, de la vacuité et de la médianité. En d’autres termes, la pratique de la récitation de Nam Myoho Renge Kyo devant l’Objet Fondamental de Vénération pour l’introspection du cœur entraîne naturellement l’apparition de ces trois sagesses qui, réunies en un cœur, constituent la sagesse de L’Eveillé.
La sagesse de la vacuité consiste à s’éveiller au fait que, dans la mesure ou tout change continûment, « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » affirmait Héraclite, et que tout est impermanent, rien ne possède d’en soi fixe. Si rien ne possède d’en soi fixe, tout est vide d’en soi. Dès lors, ne pas connaître la vacuité des choses, ne pas essayer de tout percevoir à travers la vacuité implique l’attachement aux choses dites existantes, et l’attachement au fait que les choses sont et durent entraîne de multiples et inutiles souffrances. D’autre part, bien loin de signifier une quelconque inexistence des choses, la vacuité ouvre au contraire sur l’infinie potentialité de tout phénomène et entraîne, par là même, l’absolue égalité de tout existant avec tout autre.
En ce qui concerne la sagesse de la conditionnalité, elle permet, tout en s’appuyant sur la vacuité des phénomènes, de percevoir l’aspect réel des choses en cela que rien ne peut apparaître en dehors des causes et des conditions. Et, de fait, si on ne retourne pas à la conditionnalité qui fait que les choses existent provisoirement, on s’attache à la seule vacuité des êtres et des phénomènes et l’on s’y noie inexorablement. Autrement dit, voir la conditionnalité des choses est un état supérieur à celui qui ne perçoit que la vacuité, pour l’excellente raison que cela implique une action vis-à-vis de l’infinité des êtres. Cela correspond à l’état de bodhisattva, c’est-à-dire l’état de celui qui entraîne une infinité d’êtres dans sa progression vers l’éveil ultime. D’autre part, négliger les causes et conditions de ce qui est implique l’impossibilité d’agir dans le sens du bien sur ce qui est conditionné. Or, tout est conditionné. La grandeur de la conditionnalité réside dans le fait que l’instantanéité de la forme/pensée révèle exactement l’état intérieur. Par exemple, l’état de la forme/pensée au dernier instant montre sa propension.
« La vacuité, mal envisagée, perd les personnes de faible intelligence » a affirmé Nagarjuna. Dès lors, l’unique vision de la vacuité entraîne de multiples souffrances pour soi et pour autrui et, bien que l’on se soit débarrassé des handicaps ordinaires qui naissent de l’attachement au « moi » et au « mien », de nombreux autres obstacles à l’éveil restent latents. Le Souverain de la Loi a déclaré : Tout en ce monde est à la fois vide et conditionnel, et à la fois ni vide, ni conditionnel. Telle est l’inconcevable voie du milieu ». Quant il affirme que, dans ce monde, tout est à la fois vide et conditionnel il entend par là qu’une observation un peu attentive permet à tout un chacun de s’y ouvrir. Les phénomènes, étant assujettis aux conditions, changent constamment, changeant constamment ils sont vides d’en soi fixe. Tout est conditionnel, rien ne naît par lui-même et est identique à lui-même dans le temps. Tout être ordinaire doit pouvoir effectuer ce constat simple. Pourtant, la seconde proposition : « tout, en ce monde, n’est ni vide ni conditionnel, telle est l’inconcevable voie du milieu », signifie que l’instantanéité de l’existant, bien que l’on puisse la croire conditionnée et vide, est ultime. Autrement dit, la présence, absolue, de tout phénomène provisoire, est son aspect réel depuis le hors le temps.
Roberte : N’est-ce pas pouvoir dire tout et son contraire ?
L’humain est contraint d’accepter le fait que les choses se modifient, le changement de son corps, l’apparition de rides et de cheveux blancs, par exemple, ne lui en laissent pas le choix. Qu’il n’ait pas d’en soi fixe et immuable n’implique ni un « vide », ni un « néant » tels que la philosophie occidentale s’est crue fondée à imaginer. Dans le Bouddhisme, la vacuité désigne l’infinité des virtualités, de l’enfer le plus profond à l’éveil ultime, inhérentes à toute forme/pensée provisoire, c’est-à-dire à tout phénomène. « L’étant est infini » disait Anaxagore. Donc, une fois que l’on sait que tout est conditionnel et vacant, il n’en reste pas moins vrai que ce qui est, dans l’instant, affiche son aspect réel, issu de la vacuité, à qui sait le percevoir ; et quant au fait que l’étant semble être produit par des conditions, il convient de s’ouvrir au fait que les conditions dites « extérieures » à l’étant ne peuvent provenir du ciel ou du hasard. Elles constituent son mode privilégié d’expression personnelle. Profondément parlant, nulle chose, nul phénomène ne naît produit par des conditions qui seraient autres que lui-même. L’absoluité de l’infinité des étants est la perception de l’éveillé. La vision humaine, par contre, en fait des phénomènes conditionnés et vides. Mais en réalité, il y a toujours présence, apparition, existence ou, si l’on préfère, naissances et morts simultanées, innombrables et invisibles d’une infinité. Dès lors, encore une fois, la présence est absolue. Si l’on peut s’ouvrir à ce type de regard, alors la vision de la vacuité et de la conditionnalité des phénomènes devient identique à la vision de la médianité. Autrement formulé, nous sommes éternellement dans une situation de perception, c’est-à-dire de relation objectale, et quand bien même on pourrait penser que tout est conditionnel et vacant, la vérité du rapport est la qualité intérieure de l’observateur et, de fait, il n’est pas d’observateur et d’objet observé. Et ce, sans commencement ni fin. La non dualité « observateur/objet perçu » n’est pas plus altérée par la naissance et la mort qu’elle ne l’est par les multiples naissances et morts simultanées de l’ensemble de l’existant. Cette vérité, qu’est l’absolue pérennité du corps, ouvre sur la voie du milieu. Ca, c’est une partie de la sagesse du Bouddha.
On rencontre naturellement la même logique lorsque le Souverain de la Loi déclare que la pureté existe là ou se trouve l’impureté. Il déclare textuellement : « La loi de causalité implique que la cause et l’effet sont, tels quels, simultanés et, en même temps, que la cause devient effet et que, de plus, l’effet devient la cause d’où va apparaître l’effet ». Nous avons là deux propositions distinctes. En premier lieu, la cause et l’effet sont, tels quels, simultanés. Cela signifie que la forme/pensée de l’étant momentané est « Un ». Il s’agit de la Une pensée momentanée à l’origine. Cela désigne la pureté. Cela désigne également la voie médiane. Tout étant est cause et effet simultanés de lui-même. Il surgit continûment d’un socle infini, en terme de vacuité, et montre l’aspect provisoire d’un rassemblement également infini en terme de conditions. En second lieu, que la cause devient effet et que, de plus, l’effet devient la cause d’où va apparaître l’effet, désigne la vision dans l’impureté. Il s’agit du sentiment humain qui consiste à se croire la résultante de multiples causes et conditions, d’avoir un passé, d’être pris dans tels et tels rais, dans telles et telles choses qui semblent exister en dehors de soi, de garder la marque de telles et telles souffrances accumulées, de porter le poids d’innombrables échecs.
On s’aperçoit alors que, pratiquant le Bouddhisme, deux lecture sont possibles quant à l’approche de notre propre existence. Soit on envisage sa réalité comme étant le fruit des causes plantées dans le passé, et dont le présent montre la réalité dans la conditionnalité qui nous concerne. Il s’agit alors de la boue d’où émerge la fleur de lotus. La vie est un étang boueux. Soit, deuxième approche, plus profonde, la cause et l’effet de notre existence sont simultanés, c’est-à-dire que notre propre existence n’a pas d’origine, qu’aucun phénomène n’a d’origine et, auquel cas, que la pureté existe à l’endroit même où l’on croit voir l’impureté. Dès lors, dans notre pratique quotidienne, chaque fois que l’on se trouve submergé par le sentiment que notre existence résulte de causes et de conditions, ou est consécutive au passé et apparaît dans la souffrance présente, chaque fois que l’on croira cela il s’agira de la boue. Il nous faut, au contraire, nous éveiller au fait que l’existence n’est jamais assujettie à une quelconque condition. Etant nous-mêmes l’expression de la cause et de l’effets simultanés, nous sommes notre origine. La notion de passé, ou d’accumulation des actes doit s’estomper de notre esprit. Pour le Bouddha, la notion d’accumulation est la cause des souffrances des êtres humains.
Encore une fois, les vues de la vacuité et de la conditionnalité des phénomènes peuvent nous permettre de percevoir la voie médiane, c’est-à-dire percevoir que tout étant est permanent. Le grand Parménide ne disait-il pas que l’être est, et que le non être n’est pas ? Dès lors, n’est-il pas utile de savoir que l’étant provisoire peut toujours être considéré comme vacant, au vu de son potentiel infini, et conditionné en cela que « un » est toujours le regroupement d’une pluralité ? Ainsi, pouvons nous mieux percevoir ce que le Souverain de la Loi nous transmet, lorsqu’il affirme l’absolue identité de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité. Il en va de même lorsque Nichiren nous enseigne que la simultanéité de la cause et de l’effet constitue une unité totale. Cela signifie non pas que la cause et l’effet soient identiques, mais que leur simultanéité est qualifiée de « un », le « un » de la forme/pensée momentanée. Le « un » est la présence. Vasubandhu a déclaré avec justesse que l’instant est l’acquisition de la nature propre périssant immédiatement. Le « un » de la forme et de la pensée, qui sont non deux, s’exprime continûment en utilisant la prolifération du conditionnel et la richesse de la vacuité.. La présence est donc absolue. On pourra employer le terme « un », on pourra affirmer la forme/pensée momentanée ou encore employer l’expression « Une pensée trois mille » si l’on souhaite éclairer l’infinité de la provenance, et l’infinité de la résonance Nous lisons en effet : « Lorsque nous croyons dans l’objet fondamental de vénération pour l’observation du cœur avec une foi absolue et récitons sérieusement Nam Myoho Renge Kyo en direction de la corporéité de Nichiren Daishonin, ouverte sur l’identité de la vie instantanée et du monde des phénomènes de l’univers, alors notre vie instantanée reçoit le grand bienfait de la fusion harmonieuse avec le Honzon. Notre cœur devient immense au point de remplir le monde des phénomènes ». Ce propos du Souverain de la Loi nous ouvre sur la pensée du Bouddha et je ne vois guère comment on pourrait, sauf à être inconséquent, prôner une logique autre que l’instantanéité de l’existant. La caractéristique majeure de l’existant est l’instantanéité. Tout ce qui est, étant instantané, il y a forme/pensée. Tout ce qui est, étant instantané, il y a une pensée trois mille. Donc, dans l’instant de la présence, tout est absolu et, du reste, on ne se trouvera jamais dans une situation autre que celle de la présence. Donc, seul l’instant est permanent. La permanence de l’instant est celle du corps dans son environnement. Là est le présent. L’esprit est le passé de l’aspect réel de notre existence. En outre, à propos de la phrase « l’esprit et la vie momentanée emplissent le monde des phénomènes », il faut comprendre que là ou l’humain croit pouvoir établir des distinctions telles que « moi/les autres », « ceci/cela », « animal/humain », le Bouddha perçoit que dans l’instantanéité phénoménale tout est intimement lié ou plus précisément encore qu’un phénomène contient tous les autres. Un phénomène, fut-il, à nos yeux le plus banal et le plus insignifiant, emplit l’intégralité du monde phénoménal. Tout est, dans l’instant, intimement lié. L’instant, sans durée, est le lieu d’une effervescence invisible et s’étendant à tout. Tout ce qui est montre un aspect provisoire et momentané masquant une effervescence sans limite et sans origine. Il en va ainsi toujours, toujours, toujours. Dès lors, il faut admettre que l’on ne peut pas vivre heureux sans commencer à aller dans ce sens, et essayer de comprendre ce qu’est l’existence.
Roberte : C’est-à-dire qu’un phénomène contient tout les autres ?
C’est cela.
Roberte : Quels qu’ils soient, sans hiérarchie ?
Sans hiérarchie. Enfin, c’est ce que le Bouddha voit, bien sur. Par contre, les humains les plus naïfs on s’est empressé d’établir des classifications afin de tenter de stabiliser le flux fuyant des choses !
Jean Claude : Aucun philosophe ancien n’a mis le doigt sur l’instantanéité des choses ?
Si, Héraclite d’Ephése. Mais ceux qui lui ont succédé, moins doués, se sont empressés de jeter un voile sur la béance ainsi occasionnée. La peur de ne rien avoir à transmettre … probablement !
Le grand maître Zhiyi, de l’école chinoise du Tiantai, a effectué une classification de la totalité des enseignements du Bouddha Shakyamuni. Allant du moins profond au plus profond, il a établi la supériorité du Sutra du Lotus, l’enseignement parfait, sur tous les autres sutra. Concernant cet enseignement parfait, il nous enseigne l’une de ses appellations : cet enseignement est ni vertical, ni horizontal. Le Souverain de la Loi commente ce point de la manière suivante : « Normalement, notre pensée s’opère sur un mode individuel. En effet, nous considérons de manière séparée le passé, le présent et l’avenir. Pour l’espace également, nous considérons comme différentes notre propre vie et celles des autres. Cette manière de voir les choses est nécessaire du point de vue des concepts de la vie quotidienne. Toutefois, cette vision séparée des choses ne représente qu’une partie de la vérité, ne pouvant directement éclairer leur véritable nature. A l’origine, le principe parfait désigne le fait que chaque instant de vie contient l’intégralité du temps et de l’espace. Non vertical signifie que la nature profonde des différences et variations temporelles désignent la vie inconcevable de l’instant, de la pensée présente, comprenant l’intégralité du temps de manière latente. Non verticale signifie que la nature profonde des multiples différences spatiales désignent, elles aussi, la vie inconcevable de la pensée présente comprenant l’intégralité de l’espace de manière latente ». Kant avait perçu que le temps et l’espace n’étaient que des catégories inhérentes à notre sensibilité perceptive, et qu’il n’y avait pas de temps et d’espace en soi. Par une voie différente, Einstein avait établi leur relativité, mais n’avait pas remis en cause leur existence. En, fait, Kant avait bien vu. Le temps et l’espace en soi n’existent pas. Et la causalité, enfin la consécutivité ordinaire que les humains perçoivent et dont ils se servent pour élaborer des projets, pour savoir ou uriner et à qui déclarer la guerre, n’existe pas non plus. Kant a également affirmé que l’on ne percevait des choses que notre état intérieur. Ca, c’est bien aussi. Le temps, l’espace et notre sentiment de la « causalité » sont des rajouts que nous plaquons sur des choses invisible et indicibles. C’est toujours le corps dans son environnement qui secrète un temps et un espace momentanés. Le temps et l’espace que l’on croit mesurer à chaque instant est nécessairement la résonance tardive, puisque parvenant à l’esprit, du rapport du corps dans son environnement. L’esprit est donc le jouet du rapport du corps à ce qui l’entoure. Le « même » escalier est dangereux lorsque l’on a dix huit mois ou quatre vingt dix ans. Il n’est pas inquiétant à dix huit ans. La vie inconcevable de l’instant s’oriente vers tous les possibles, contient virtuellement tous les espaces et tous les temps en terme de qualité intérieure. Parce qu’ils n’existent pas en soi ! Parce que le fait momentané d’être induit un temps et un espace. Mais c’est une « mesure » effectuée après la relation sensible du corps. L’esprit prend acte ensuite, et ceci est simultané. Par exemple, on ne peut avoir la « même » lecture du temps et de l’espace à deux ans, à vingt ans, à cinquante ou à quatre vingt. Notre corps nous l’impose avec tant de graduations insensibles que nous pensons même être les « mêmes ». C’est à la fois flagrant et imperceptible, évident et rejeté par un esprit qui veut l’identité comme l’a si bien vu Nietzsche. Et nous, naïvement, sommes persuadés que le temps et l’espace sont là, comme ça, avant nous et après nous, existants, identiques pour tous les êtres. C’est absurde parce que humain. Pourquoi ne pas prendre comme aune la relation au temps et à l’espace du lézard, de la pieuvre ou de la verveine ? Admettons donc que la qualité même de la relation, nommée « temps et espace », sourde d’un « vouloir être » momentané se traduisant par un corps changeant dans un environnement également changeant. C’est pour cette raison qu’il est affirmé, dans l’enseignement bouddhique, que l’ensemble des existences du monde phénoménal se fondent mutuellement les unes sur les autres, d’une manière indissociable, dans l’instantanéité. Chaque existence n’existant plus, alors, par elle-même. Autrement dit, le bien, le mal, le Bouddha, l’enfer, l’avidité, la colère, toutes sont des existences qui sont liées et interdépendantes dans l’instant. Chaque instant de l’étant montre liens et interdépendance. Dans l’instant, l’infinité des étants se fondent de manière mutuelle les uns sur les autres. Il est également affirmé qu’un phénomène, aussi fragmenté et insignifiant soit-il, représente une existence dotée de l’ensemble des phénomènes de l’univers. Il ne peut donc ni s’accroître ni décroître. Contrairement à ce que pensent certains esprits obtus, la sommation des connaissances humaines n’aboutit jamais à rien, surtout si on compare cette petite somme d’errances à la sagesse de l’éveillé !
L’enseignement parfait du Sutra du Lotus montre le sens de l’enseignement du Bouddha originel, Nichiren Daishonin, du fait qu’il exprime la possession mutuelle des dix mondes, de l’enfer à l’éveil, ainsi que l’objet de l’éveil à la « Une pensée trois mille ». Tout ce qui est montre, pour le Bouddha, les dix mondes dans les dix mondes ainsi que l’objet auquel doit s’éveiller la pensée momentanée. Pour l’éveillé, tout étant montre les trois corps du Bouddha que sont, le corps de la Loi, ou l’objet fondamental de vénération, le corps de rétribution, Myoho Renge Kyo, et le corps de communication : l’estrade des préceptes. Donc, tout phénomène contient la totalité. Cela se traduit par le fait que le végétal ou le minéral, sans avoir à changer de nature ou de forme, tels quels, montrent l’éveil, dans le Honzon par exemple. Ou que des associations de consonnes et de voyelles, telles quelles, deviennent le corps du Bouddha dans Myoho Renge Kyo. Ces consonnes et voyelles n’ont pas à changer de statut pour exprimer, pour mettre devant les yeux l’ultime. Ca, l’éveillé le voit. Ce qui nous permet de rejoindre la position nominaliste selon laquelle, à l’ordinaire, dans le monde humain, les mots ne touchent jamais la réalité objectale. Seulement pour le Bouddha : « le nom à immanquablement des vertus qui touchent la substance ».
A propos du concept de « création », le Souverain de la Loi a expliqué que la notion de « production », c’est-à-dire que ceci provient de cela, ou de « création », c’est-à-dire que ceci engendre cela, n’a rien à voir avec l’éveil profond du Bouddha. Et portant ce type de concepts est à la base de toutes les philosophies et de toutes les religions. Sauf, peut-être, chez Parménide et chez Nietzsche. Il a affirmé : « Finalement, au regard de la multitude des phénomènes du monde de la Loi ou de la vue des êtres, en général, le concept de création ne représente pas le véritable éveil du Bouddha. Pour le Bouddha, il n’y a pas de création. La vérité réside dans la présence ». Qu’est donc la présence ? La présence est l’instantanéité, il s’agit d’une effervescence, celle de l’infinité phénoménale se résumant en un point momentané qui dit « moi ». Il s’agit d’une réalité ultime, dans un moment donné, liée dans toutes les directions à l’existant. Donc la vérité, aux yeux du bouddha, la réalité n’existe que dans la présence momentanée. Autrement dit rien n’est jamais consécutif à …, où bien crée par…. Jamais, jamais ce que l’on est ne vient des conditions. Il n’y a pas de causalité linéaire. La causalité linéaire est ce que nous mettons, à tort, dans des évènements qui n’en n’ont pas besoin. Dans un sursaut d’honnêteté, Kant déclare dans sa Critique : « Le concept de cause, qui exprime la nécessité d’un effet sous une condition supposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective arbitraire et innée en nous de lier certaines représentations empiriques suivant telle règle de relation. Je ne pourrais pas dire que l’effet est lié à la cause dans l’objet, mais seulement que je suis constitué de telle sorte que je ne peux pas penser cette représentation autrement que liée de cette manière ». Et, quelques lignes après, devant l’ampleur de l’inquiétude naissante : « Alors, toutes nos lumières fondées sur la prétendue valeur objective de nos jugements ne sont que pure apparence ». Ben oui ! La causalité linéaire étant uniquement ce que nous pouvons voir, physiquement, il ne s’agit que d’une propension humaine n’ayant aucun lien avec l’aspect réel des phénomènes.
Lorsque le Bouddha apparut en Inde, tout le monde croyait en la réincarnation. Beaucoup de personnes avaient émis l’idée que si untel naissait avec tel ou tel talent, alors que tel autre apparaissait dans telle condition extrêmement défavorable, ce ne pouvait être hasardeux et relevait probablement du poids de leur passé respectif. Donc, le Bouddha a utilisé cette pensée parce qu’elle lui a semblé provisoirement utile. O.K. s’est-il dit, si les êtres acceptent que des causes plantées entraînent des effets, et que ces effets deviennent un jour le présent, s’ils croient que les causes créées dans le présent entraînent des effets dans le futur, ces êtres seront amenés a préférer bien agir plutôt qu’agir n’importe comment en croyant qu’avant la naissance et après la mort il n’y a rien. Donc, sur le plan de l’éthique personnelle et de la compréhension c’est inexact, s’est dit Shakyamuni, mais comme ça, au moins, les êtres se rapprochent du vrai. Il a alors enseigné à ses disciples que les causes entraînaient des effets dans ces trois phases du temps que sont le passé, le présent et le futur. Pour ce faire, il pris le concept de temps comme étant non trompeur. Il a déclaré, en substance, « Si je suis maintenant le Bouddha parfaitement éveillé, c’est parce que dans mes vies antérieures j’ai accumulé une infinité d’actes saints. J’ai été le Bodhisattva untel qui a donné son corps dans telle situation, j’ai été le Roi untel qui a protégé tel moine au péril de sa vie, et maintenant j’apparais en tant que l’éveillé. Il en va de même pour la qualité de votre vie présente. Efforcez vous d’accumuler dès à présent des œuvres de bien afin d’obtenir l’éveil dans votre vie future ». Or, au regard de la réalité, ce n’était qu’un moyen, mais un moyen auquel même des êtres peu intelligents pouvaient adhérer. En effet, ce que le monde croit voir est que tout semble consécutif, ceci entraîne cela. Mais si l’idée générale est qu’il n’y a rien avant la naissance et rien après la mort, seuls restent les inefficaces concepts moraux. Quant aux croyances qui postulent une rétribution dans un lieu paradisiaque ou infernal, il est de fait qu’elles se heurtent, vers le passé, à la question de l’origine et, vers le futur, à l’écueil des fins dernières. C’est seulement dans le Sutra du Lotus, dans le chapitre des Moyens, que Shakyamuni commence à lever une partie du voile en déclarant «les multiples phénomènes sont l’aspect réel », ce qui signifie qu’il n’y a jamais absence de phénomènes. Ensuite, dans le chapitre « Durée de la vie » il déclare : « Toutes les divinités, hommes et démons croient que, après avoir quitté le palais des Shakya, le Bouddha Shakyamuni s’assit à l’endroit de l’éveil, non loin de la ville de Gaya, et atteignit là l’illumination suprême. Pourtant, hommes de foi sincère, le temps est sans limite ni borne, cent, mille, dix mille, cent mille myriades d’éons se sont écoulés depuis que j’ai réellement atteint la Boddhéité ». Lors de cette déclaration les disciples les plus avancés réalisèrent que, n’étant pas eux-mêmes substantiellement distincts du Bouddha, le présent de leur existence était permanent. Ils quittèrent la vue de la causalité linéaire et perçurent que la cause et l’effet, simultanés, de leur existence, n’avait pas d’origine.
Roberte : Cela signifie qu’il n’y a que l’instant présent ?
Ca sera toujours le présent. Il n’y a pas d’issue. On sera toujours le présent.
Françoise : Mais alors, la logique usuelle.. ?
Retournons à la philosophie grecque, celle d’Aristote par exemple, qui s’efforce de comprendre la causalité. Aristote dit, en substance, « prenons un brave type qui sort de chez lui un peu rapidement et se fait écraser par une charrette. Si on épluche la chaîne des causes et des effets, on ne comprend rien. Pourquoi est-il sorti précipitamment de chez lui ? parce qu’il avait horriblement soif. Pourquoi avait-il si soif ? parce qu’il avait mangé un aliment beaucoup trop salé. Pourquoi avait-il mangé un aliment trop salé ? parce que sa servante s’était trompé de pot à condiment lorsqu’elle a préparé le repas. Et ainsi de suite ». Dès lors, l’observation des causes et des effets ne permet absolument pas de comprendre pourquoi un homme bon et loyal, aimé des siens, subit une fin tragique sans que la responsabilité, en terme d’intention, en incombe à sa servante, qui évidemment l’adorait, ni au cheval qui tirait la charrette, qui ne l’avait pas vu sortir. Il est de fait que la causalité, vue de cette manière, est incompréhensible. En outre, si l’on considère que ce qui apparaît comme un effet est, dans le même temps, cause de quelque chose, et qu’il ne peut y avoir d’effet sans cause antérieure, l’horreur de la régression à l’infini aveugle les esprits les plus fins. Ce qui entraîne deux types de comportement, soit on a rien à dire sur rien, ce qui semble peu philosophique, soit on invente une cause hors la causalité, hors ce monde phénoménal, elle même cause d’elle même sans être l’effet de quoi que ce soit, ce qui est manifestement contradictoire. Comment une cause pourrait-elle ne pas être l’effet de quelque chose ? Et bien c’est pourtant le choix opéré par Aristote, avec son moteur immobile, cette très admirable logique de ce qui meut et de ce qui est mu ! Ce choix d’une cause hors le monde, du reste, fit les beaux jours de nombreux et éminents panseurs jusqu’à nos jours. Toute notre logique usuelle délétère en découle.
E t le problème de l’existant, de l’étant, reste entier, massif, insoluble dans la pensée. D’ou des penseurs comme Heidegger, pour qui l’être n’est jamais dans l’étant, l’étant peut s’ouvrir, mais il est vide, ou comme Sartre, pour qui on n’est jamais ce que l’on doit être, ce que l’on veut être, mais on est toujours ce que l’on en veut pas. Il faut dire également que les grecs, avec l’étymologie du verbe exister, on fait fort. « Ex », signifie en dehors, et « sister » signifie être placé. Alors, avec un point de départ logique tel que «exister, c’est être placé en dehors », on peut se demander : en dehors de quoi ?, par qui ?, de quel droit ? que reste-t-il ?
Le Bouddha lui déclare « Non, pas du tout. La vérité c’est la présence momentanée. Et la présence momentanée n’est pas liée à la causalité que l’humain perçoit. La présence est permanente ». La présence momentanée n’est pas consécutive. Ce qui signifie qu’aucun phénomène n’est jamais circonstanciel. Il s’agit d’un renversement de la logique du sens commun. Mais c’est ce que voit le Bouddha.
Roberte : Ca rend les choses infiniment plus compliquées et infiniment plus simples.
Ca rend les choses plus compliquées parce qu’on est persuadé que nos parents, nos maîtres, nos conditions au fil du temps nous ont façonnées jusqu’à présent, et infiniment plus simple parce que on peut s’éveiller immédiatement, sans entrave, au fait que nous n’avons pas d’origine, que nous sommes l’origine, sans tâche, sans poids du passé, et que seule la qualité produite dans le présent est notre finalité. Cette qualité est la pratique, bien entendu.
Autrement dit, le fait de réciter Nam Myoho Renge Kyo est l’apparition immédiate de l’éveil en tant qu’effet. Nous agissons exactement comme le Bouddha Originel. Nous ne sommes pas de ceux qui essaient en vain de planter des causes en vue d’obtenir un effet. Comme toute existence est un effet, comme toute pensée est un effet, nous déployons dans le monde sensible le Bouddha, Nam Myoho Renge Kyo, en tant qu’effet, et ainsi affermissons nous la cause en notre corps.
En somme, toute existence momentanée est entièrement libre dans l’expression de sa propension originelle. La présence est le « vouloir ». Ce « vouloir »pré-conscient est antérieur au corps et à son environnement. La pensée n’est qu’un effet tardif. Il ne sert de rien de l’utiliser pour comprendre d’où elle provient. Cela relève uniquement de l’éveil. Il s’agit encore de la vérité de la vacuité, ou de la sagesse, si l’on préfère. Sous la « présence », une infinité de possibles existe en chaque phénomène. Et le Bouddha va s’efforcer d’exhumer l’éveil ultime de la réalité de chacun, y compris du minéral et du végétal. Considérer que notre vie ne peut être ni anéantie, ni crée par quoi que ce soit, que les circonstances de nos existences ne sont autres que nous mêmes, est exact. Le Bouddha Originel Nichiren Daishonin a écrit : « Les deux explications générales de la vie et de la mort appartiennent toutes deux au domaine du rêve ; elles sont illusoires et contradictoires. Lorsque nous observons le caractère de notre cœur (ce qui est antérieur au corps et à son environnement) à la lumière de l’éveil, il n’y a ni commencement, ou naissance, ni fin, ou mort. On ne peut appeler loi de la vie une loi qui se montre incapable d’expliquer les notions générales de vie et de mort. L’existence n’est pas dévorée par le feu du karma, ni déracinée par le désastre de l’eau, pas plus qu’elle n’est tranchée par le sabre, ou encore percée par la flèche. Bien qu’elle puisse tenir dans un petit grain de pavot, l’intérieur du grain n’est pas trop vaste pour elle, mais la loi du cœur ne rétrécit pas car, bien qu’elle emplisse le ciel, celui-ci n’est pas trop vaste. Ainsi n’est-elle pas étroite ». Il y a là, indiscutablement, une possibilité immensément vaste, ainsi qu’une évidente possibilité de non-effroi. Pour autant, il est de fait que si l’on pratique l’enseignement du Bouddha, on peut s’y éveiller, alors que la non pratique fait de cette réalité quelque chose d’inexistant, de seulement possible en théorie. Sans la pratique, le regard humain usuel ne constate que la consécutivité, c’est-à-dire que ceci semble entraîner cela. Or, comprenez bien que ce n’est pas du tout le problème des crocodiles, ni des chimpanzés, ni des sauterelles. Le temps, l’espace et la causalité ne sont qu’une dérive humaine. Nous ne pouvons nous targuer d’un accès intuitif, normal, à l’objectivité. Aucune autre forme ne perçoit le monde comme nous, les humains, et, parmi les humains, personne ne voit le monde comme quelqu’un d’autre, de plus, « voir » le monde est constamment en évolution du fait du changement du corps dans le temps. Dès lors, ne nous étonnons pas si l’état de vie de l’éveil ultime perçoit l’existant d’une manière qu’il nous est difficile de partager.
Revenons en au fil du cours. Sharihotsu entend donc le Bouddha lui dire, dans le chapitre des Moyens du Sutra du Lotus, que la sagesse du Bouddha est infiniment profonde, impossible à évaluer par la sagesse des mortels. Le seuil de cette sagesse, dit-il, est infranchissable. Promettant que les disciples croiront et comprendront, Sharihotsu demande alors au Bouddha, par trois fois, de leur révéler sa profonde sagesse. Le Bouddha, mu par son immense compassion, déclare alors : « L’aspect réel des phénomènes ne peut être compris et partagé que par les éveillés. Multiples phénomènes : aspect réel ». Le sens de cette déclaration, pour autant que je puisse ne pas la réduire à un commentaire trop trivial, est que les multiples phénomènes momentanés sont l’ultime, parce qu’ils montrent, à qui sait voir, l’achèvement présent de leur propension. En effet, l’instantanéité de l’existence est toujours la réunion et l’achèvement d’une infinité. Réunion dans la mesure où le terme « un » désigne nécessairement un regroupement, et achèvement en cela que l’instantanéité de la présence a pour origine un passé infini. D’autre part, nés humains, nous ne pouvons qu’assister à un déluge de phénomènes différents. Donc, d’un côté les phénomènes sont l’aspect réel puisqu’il montrent leur absoluité inconditionnelle, de l’autre, notre regard subjectif les vêts de caractéristiques qui sont propres à notre corps provisoire et, ainsi, chacun peut se plaindre de la difficulté supposée de son existence. Ensuite Shakyamuni déclare : « Ainsi est l’aspect, la nature, la substance, le pouvoir, l’application, la cause, le facteur, l’effet, la rétribution et ainsi est la totale égalité de l’origine et de la fin ». Si il y a égalité totale de l’origine, l’aspect, et de la fin, la rétribution des actes, tous les phénomènes provisoires et momentanés sont ultimes, c’est-à-dire achevés. L’aspect de chaque chose, qui est regroupement provisoire d’une infinité de structures, est alors l’aspect réel de son existence. En outre, puisque la cause et l’effet sont simultanés, l’origine est ce dont provient la forme/pensée momentanée, et cette origine n’est pas située dans le temps. L’origine est donc l’instant de la présence et sa qualité est l’acte momentané. Cela est patent dans le chapitre Durée de la vie où le Bouddha affirme « En réalité, j’ai obtenu l’éveil il y a un passé infiniment lointain ». Tout cela signifie qu’il n’y a pas de progression dans l’accès à l’éveil. Il n’est pas nécessaire de pratiquer pendant de multiples existences, un coup en modifiant tel travers, un coup en dominant tel pulsion. C’est parfaitement irréaliste. Le temps de pratique pour s’éveiller dépend de la profondeur de l’enseignement, et non de la masse de troubles supposée des divers êtres. La présence est ce qu’elle est, avec ses qualités ses défauts et ses angoisses. Seul un enseignement inférieur peut envisager une longue durée quant à l’apparition de l’éveil.
Sharihotsu entend donc le Bouddha déclarer « Ainsi est l’aspect, la nature, la substance,… » et, croyant en les propos du Bouddha, s’éveille. Les autres disciples, eux, ne comprennent rien. C’est la raison pour laquelle Shakyamuni enseignera, dans les chapitres suivants, des paraboles permettant à certains disciples plus tardifs de s’éveiller, puis enfin, pour les autres, des relations causales linéaires. La causalité linéaire est la voiture balai des enseignements de l’éveillé. C’est ce qu’il enseigne lorsque l’on ne comprend pas immédiatement « Aspect réel : multiples phénomènes » et quand on ne s’éveille pas non plus aux paraboles pourtant plus simples. Les textes disent : « Sharihotsu, ayant entendu le prêche de la Loi merveilleuse du chapitre des moyens, dansa de joie et manifesta qu’il avait pu profondément s’éveiller à la grande Loi…. Sharihotsu a pu véritablement croire et comprendre l’éveil du Bouddha ». Ca, c’est intéressant. Nous avons d’un côté, entendre et s’éveiller, et d’une façon presque identique, le Bouddha utilise fréquemment l’expression : croire et comprendre. Entendre, ou lire, puisque lire est entendre, selon Bergson, signifie avoir mu son corps jusqu’au lieu de l’enseignement du Bouddha. Entendre, c’est donc avoir l’esprit dirigé vers la captation des mots. Si on entend sans croire, c’est qu’on doute et qu’on rejette les mots, les mots, alors, entrent et sortent de l’esprit. Si il y a croyance, les mots entendus restent et peuvent êtres remémorés. Si il y a croyance et remémoration, les mots entendus délivrent leurs vertus inhérentes et la compréhension grandit. Si les concepts proviennent de l’éveil ultime, leur qualité inonde le corps et le cœur de celui qui croit. Par contre, si on laisse, par incroyance, passer l’entendu, il n’y a plus rien, ou presque. A l’ordinaire, tout le monde passe son temps à entendre. Nos pensées, on les entend, et il n’est pas rare que leur vacarme couvre momentanément le bruit extérieur. En outre, toute souffrance mentale est entendre et garder malgré nous. Nous n’en sommes dégagés que si l’état intérieur de souffrance se transmue en un autre état. Et là encore, nous entendons notre état en terme de mots. Donc, entendre et garder l’enseignement de l’éveillé, se le remémorer encore et encore permet à son état d’éveil d’apparaître en nous. Pour cette raison, il est fréquemment demandé : veuillez croire et comprendre. Le grand maître Zhiyi a déclaré : « La foi permet de comprendre immédiatement le principe que l’on entend ». Il a également déclaré : « l’observance permet de réaliser immédiatement la voie de maître à disciple ». Dans le courant de notre école le Souverain de la Loi à écrit : « Lorsqu’il récite uniquement Nam Myoho Renge Kyo avec une foi forte et sans autre pensée, le corps de l’être ordinaire devient identique au corps du Bouddha. C’est ce qu’on nomme l’éveil sans changer d’apparence en ouvrant seul et clairement l’illumination de manière naturelle ». Nous n’ignorons pas que pour les humains, un mot est avant tout un sens. Mais le sens des mots humains ne touchent pas la substance des choses. Dans le monde de l’éveil la forme phonétique Nam Myoho Renge Kyo, sans même en comprendre le sens, qui est pourtant immensément profond, est l’éveil originel.
Après le nirvana du vénéré Shakyamuni il y eu un concile réunissant un grand nombre de moines. Ces moines, tels Ananda, Kashyapa et d’autres commencèrent le récit des propos qu’ils avaient entendus de la bouche du Bouddha en déclarant « Ainsi ai-je entendu… ». Ainsi ai-je entendu est l’achèvement de l’écoute et le « je » signifie soi-même. Ce « je » est le soi-même modifié par l’entendu. Le je qui s’exprime va montrer la modification opérée par la remémoration, et l’ouverture des qualités inhérentes aux concepts en sa propre existence. Dès lors, le soi-même désigné par « je » possède un cœur profond :celui du Bouddha. Dans un commentaire de «Ainsi ai-je entendu » Zhiyi a déclaré «Je, c’est le seigneur des oreilles ». Autrement dit, ce « seigneur » est ce qui est antérieur à la faculté ordinaire de l’audition, et ce qui la dirige. Le fait d’avoir son esprit dirigé vers le Bouddha pour écouter produit, si on garde, un entendu bien plus vaste que les seules capacités usuelles de pontage qui nous caractérisent. Lorsque Zhiyi affirme que «Je, c’est le seigneur des oreilles », cela signifie que l’entendu va ouvrir le « je » à la dimension, à la grandeur de l’entendu, outrepassant naturellement ce que l’on est en général capable d’entendre. Entendre et garder ouvrent l’audition jusqu’à l’éveil. Ce « je », qui est le seigneur des oreilles, est le « moi-même » qui a été porté vers l’éveil par l’entendu. Pour cette raison, le Souverain de la Loi a écrit « Je, signifie soi-même, mais ce moi possède un cœur profond ». Ce cœur profond, c’est ce que l’on désigne par l’expression « roi du cœur ». Dans l’école Tiantai et dans la notre, le « roi du cœur » désigne la neuvième conscience°, c’est-à-dire la part d’éveil inaltérable, originelle, présente au sein de tout phénomène provisoire. Et, alors que notre corps, son environnement et notre esprit révèlent à chaque instant notre huitième conscience en tant qu’effet, notre neuvième conscience, permanente et pure peut à tout instant jaillir si elle est nommée. Son nom est Myoho Renge Kyo. Dans ce sens, écouter et croire l’enseignement du Bouddha fait que notre cœur profond et celui du Bouddha, qui sont une seule et même chose et tant que principe, s’harmonisent effectivement et concrètement. L’audition crée un pontage entre une capacité perceptive originelle et les profonds concepts traduisant par des mots l’éveil du Bouddha. Le Souverain de la Loi a déclaré « Lorsque nous étions enfants, nourrissons, nous ne savions rien. Ce qui nous a permis d’accumuler des connaissances, c’est d’avoir entendu les parents, les professeurs, etc.. C’est en écoutant que nous avons forgé la sagesse se rapportant à ce que nous avions entendu. Pour cette raison, l’écoute est à la base de toutes les sagesses. Les causes, les conditions, les effets et les rétributions de l’écoute, commandent le beau et le laid de la vie humaine dans les trois phases du temps. Autrement dit, le beau et le laid de la vie humaine dans les trois phases ne proviennent que de ce qui est entendu ». Dès lors, il apparaît que la valeur en soi de l’entendu ou de remémoré devient la qualité même de l’état intérieur du sujet. Par exemple, les multiples souffrances mentales individuelles, se traduisant par des mots intérieurs assourdissants, ne sont que l’entendu ou le remémoré prenant l’aspect trompeur d’un soi-même. Le mal-être, le « flip », l’angoisse qui s’installe durant des heures, ne sont que des suites de mots qui s’imposent en terme d’effet en se faisant passer pour le « vouloir » du sujet. Le « Je » souffre de ceci, « Je » souffre à cause de cela, est trompeur. Il n’est pas, là, de vouloir individuel. Le rabâché, c’est-à-dire ce que l’on croit vrai, s’impose et fait la personne à l’insu d’un quelconque désir de mieux être. Ce n’est pas parce que l’on peut s’angoisser de ceci ou de cela que l’on peur choisir de ne pas s’angoisser. S’angoisser pendant trois jours à cause de ceci ou de cela n’est jamais un acte volontaire et, en outre, cela façonne insensiblement le corps et l’environnement du sujet. Donc, en définitive, c’est toujours la qualité de ce qui est entendu ou remémoré qui fait le beau ou le laid de la vie des êtres à chaque instant. Dès lors, si l’entendu provient de l’éveil, même s’il est incompris au moment de l’audition, cet entendu, restant en soi et étant remémoré, grâce à la croyance, permet à la valeur inhérente aux concepts de se répandre en l’esprit de la personne. Humainement parlant, ce n’est pas visible et quantifiable, mais tant le beau que le laid de l’esprit des êtres façonnent leur corps et leur environnement à venir. Il ne peut se faire que la répétition de formes « invisibles » n’engendre pas de formes visibles. Et si, dans notre école, une grande importance est donnée aux prières pour les défunts, c’est également parce qu’elles deviennent les formes futures de nos vies et de la leur. Il s’agit, en outre, d’une seule et même chose.
Il est enseigné que le Bouddha s’est éveillé à l’aspect véritable du monde, qui est la souffrance et l’accumulation. Il s’est éveillé également au sens véritable de ce qui est hors le monde, c’est-à-dire l’extinction des souffrances. C’est pour cela qu’on le nomme celui qui est éveillé. « Le fait que la souffrance se produise à présent provient du phénomène de l’accumulation, qui est la cause même de la souffrance. L’accumulation exprime le cœur plongé dans l’illusion et les troubles » explique le Souverain de la Loi. Autrement dit, il n’y a pas, en soi, d’accumulation. Ou plutôt, si l’on préfère, la vie individuelle n’ayant pas d’origine, ce dont on s’élance à chaque instant est davantage riche de tous les possibles que cloîtré dans une somme présente d’actes passés innombrables. En fait, exister est, dans les six premières voies, toujours ce à quoi on est attaché. Il s’agit d’un choix inconscient d’être. Ce à quoi on est attaché est nécessairement l’expression réelle de l’instant présent. Mais, en soi, il n’est pas d’accumulation. Il n’y a que « choix » momentané. Les êtres croient constater l’accumulation, alors que l’éveillé voit qu’il n’en est rien.
Pierre-Yves : Il n’est pas d’accumulation, pour tout ?
Pour tout, pour la pensée, pour le corps, pour les corps. Un jour, le Bouddha Shakyamuni a déclaré en substance à ses disciples moines : « Vous croyez nommer des choses, ô moines, vous croyez voir votre corps, voir des corps, mais en réalité il n’en est rien. Ce n’est que la répétition de pensées, que la concrétion des pensées du passé devenue palpable ». Ce faisant, Shakyamuni balaie toutes les certitudes délétères relatives à l’accumulation telles que, je suis trop bête, trop vieux, trop jeune, je suis une femme et non un homme, je suis blanc et pas noir, etc… Et si l’accumulation « existe » en tant que base de la souffrance mentale ordinaire, elle n’existe pas au regard de l’apparition immédiate de l’éveil dès ce corps, car nous aurons toujours un corps. Le lieu du corps, c’est-à-dire l’instant, est toujours le lieu de l’apparition possible d’un des neuf premiers états, ou de l’éveil ultime. Dans l’enseignement Bouddhique antérieur au Lotus, l’accès à l’éveil nécessitait l’accumulation d’actes saints pendant des vies et des vies. Dans l’enseignement du Souverain de la merveille de la cause originelle, Nichiren Daishonin, il n’en est rien. L’éveil est immédiat, dès ce corps.
J’en reviens à la trame du cours. Sharihotsu, s’éveillant aux propos du chapitre Hoben, voit son corps et son cœur inondés de joie. Il se leva immédiatement et joignit les paumes en direction du Bouddha. Selon les commentaires du Daishonin, que les deux paumes se joignent expriment la réalisation, par Sharihotsu, du fait que les neuf premiers états sont identiques au monde du Bouddha. Autrement dit, le provisoire, les neuf mondes, et le véritable, le monde du Bouddha forment, tels quels, dans la jonction des paumes, une unité. Joindre les deux paumes correspond alors à Nam Myoho Renge Kyo sous l’angle physique, et diriger son esprit vers le Bouddha correspond à Nam Myoho Renge Kyo sous l’angle mental. Cette réunion des deux paumes montre que les dix mondes sont unis et ne font qu’un. L’éveil est alors instantané. Joindre les paumes et diriger son esprit vers le Bouddha sont les deux actes du corps et de l’esprit. Et, concernant le corps de Sharihotsu qui se mit à danser de joie, le Daishonin déclare :« ‘Dansa de joie’ est l’ouverture de l’éveil au fait que les deux lois de la forme et de l’esprit sont la Loi merveilleuse ». Le Daishonin a également affirmé :« La non dualité de la matière et de l’esprit est l’ultime ». Ce propos implique diverses considérations. . En premier lieu, il n’est pas d’esprit sans forme ni de forme sans esprit. D’autre part, si la forme et l’esprit sont un, la forme et l’esprit étant la « une pensée trois mille », ce « un » étant la présence même de la simultanéité de la cause et de l’effet, le corps et l’esprit ne peuvent ni naître ni disparaître. Il n’y a ni apparition ni disparition de la forme et de la pensée, qui sont non deux. Tout ceci est évidemment contraire à l’observation humaine. Les êtres voient apparaître et disparaître les phénomènes et les choses, ils constatent également que leur propre esprit passe d’un objet à un autre. Pour autant, telle n’est pas la vision de l’éveillé. Shakyamuni a déclaré : « Celui pour qui n’existe ni subjectivité, ni objectivité, l’être sans peur et sans liens, je l’appelle l’accompli ». Tout apparaissant en terme d’effet, le monde que nous croyons percevoir n’étant que nous-mêmes, nous ne sommes décidément pas en mesure de pouvoir juger quant de ce qui est et de ce qui n’est pas. M. Merleau Ponty n’a t-il pas écrit : « Voir, c’est ne pas voir, voir autrui, c’est essentiellement voir mon corps comme objet… Là où je dis que je vois autrui, en vérité il arrive surtout que j’objective mon corps » ? Plus avant, si le corps et l’esprit sont non deux, c’est-à-dire « un », ce « un » est celui de la forme/pensée sans origine. C’est le lieu de la simultanéité de la cause et de l’effet. D’autre part, si la forme et l’esprit sont « un », Myoho Renge Kyo est le corps du Bouddha et le corps du Bouddha est Myoho Renge Kyo. Il n’est pas de loi antérieure à la présence. Une Loi antérieure à l’éveil du Bouddha est nécessairement une Loi provisoire. Que serait en effet une loi antérieure aux phénomènes ? Ainsi la personne est la Loi, la Loi est la personne, dans l’enseignement du Bouddha Originel.
Dès lors, lorsque nous récitons Nam Myoho Renge Kyo nous faisons apparaître dans le monde sensible le corps du Bouddha. Pourquoi ? Parce que la forme phonétique Nam Myoho Renge Kyo est l’esprit du Bouddha, et que le corps et l’esprit sont non deux. Le Daishonin a déclaré que l’esprit du sage est dans sa pratique. Réciter Nam Myoho Renge Kyo, qui constitue le comportement du Bouddha, entraîne donc nécessairement en nous mêmes le comportement du sage. Il n’est pas de dualité. Dans la même logique, le grand maître Zhiyi a enseigné : « La lecture de la lettre du Sutra est la respiration du Corps de la Loi ». En outre, Zhiyi a également affirmé : « Lorsque l’on parle de ce qu’est ‘Myo’, la merveille, Myo est le nom de ce qui est inconcevable ». Donc la merveille, Myo, nomme un corps et ce corps est inconcevable.
Brigitte : C’est le corps du Bouddha ?
Oui, et également la substance de l’infinité phénoménale. Pour cette raison le Daishonin à déclaré dans son enseignement oral : « Le monde des phénomènes est Myoho, le monde des phénomènes est Renge, le monde des phénomènes est Kyo ». Quand Nichiren traite de l’infinité phénoménale comme étant Myoho cela signifie que, Ho les phénomènes, naissent à chaque instant du corps de la Loi, Myo, et y retournent simultanément. Lorsqu’il lie les multiples phénomènes à Renge, la simultanéité de la cause et de l’effet, cela signifie que la nature même de tout phénomène est la simultanéité de la cause et de l’effet dans les dix mondes et enfin, que tous les phénomènes soient kyo, cela ouvre sur la pérennité de la forme/pensée au travers des trois phases du temps. En somme, tous les phénomènes sont le corps de la Loi, sont la simultanéité de la cause et de l’effet de la présence naissant et disparaissant instantanément, et sont à l’origine.
Le Daishonin a enseigné : « Le fait de joindre les paumes revêt deux significations. Joindre est la merveille et les paumes sont les Lois ». Le terme « les lois », dans ce contexte, signifie les phénomènes. « Nous avons dix doigts qui sont distinct, qui agissent de manière séparée dans les actes usuels. Lorsqu’on les unit en un tout, ils sont les dix mondes en un. C’est la présence mutuelle des dix mondes dans les dix mondes, c’est donc la merveille » a dit le Souverain de la Loi. A propos des dix doigts, plus particulièrement, ils représentent les innombrables différences existant dans le monde des phénomènes. Autrement dit, joindre les paumes entraîne l’accès immédiat de la pluralité des phénomènes, sans tenir compte de leurs différences, à l’effet de l’éveil.
Le maître Miao Le a écrit : « Le général est dans la Une pensée, le particulier distingue la forme et l’esprit ». Pour l’éveillé percevant telle qu’elle est la substance de l’infinité phénoménale, tout est Une pensée momentanée. Tout est la Une pensée/forme momentanée. Le fait humain, par contre, ne peut voir là qu’une dualité. On peut appeler un regroupement d’individus une assemblée. Le « un », dans ce cas, nomme une pluralité. On peut également considérer chaque individu à part et employer le terme « Un ». Or, ce « Un » désigne encore un regroupement de structures et de sous structures que l’on peut encore envisager et nommer séparément. Où que l’on pousse l’analyse, on trouvera toujours une forme, nommable ou pas, et un esprit. Il y a l’esprit de l’assemblée, celui de l’individu et celui de telle ou telle synapse,.qui est toujours un lieu pour des liens. Le « un » momentané de « Une pensée » est nécessairement le regroupement provisoire de l’hétérogène. Ce «Un » momentané est la Une pensée/forme, le phénomène. Prenons par exemple cette jeune femme ici présente. Ce corps et cette pensée, cette Une pensée/forme qui est toi, à l’instant même où elle est un, ce un momentané qui est ta vie, ta qualité intrinsèque, que tu peux croire être constituée de deux choses apparemment distinctes comme ton corps et ton esprit, est en fait le regroupement d’une infinité. Ce regroupement est celui de structures provisoires appuyées sur des structures provisoires. Tu pourrais nommer, le cœur, le foi, les poumons, mais également les tendons, la bile, la moelle, le cartilage, autant de choses que tu n’est pas forcément prête à identifier comme étant « toi-même » et qui pourtant te constituent, quel que soit ton avis. Ce regroupement provisoire de choses hétérogènes, c’est quoi, alors ? Une tornade est un regroupement provisoire de l’hétérogène. Et nous emploierons le terme de « un » pour désigner la une pensée/forme d’un état intérieur présent. Le concept d’homogénéité est un concept de myopes pour des myopes. Et quand le Bouddha originel déclare : « Toute la vie n’est que Une pensée », il s’agit bien d’un regroupement de l’hétérogène dans la présence, momentanée et sans origine.
« Il arrive fréquemment qu’au sein de notre relation quotidienne avec la matière, nous agissions centrés sur notre corps. Aussi, lorsque vous sentez une démangeaison, vous vous grattez. C’est dans cette situation que le cœur dirige le corps. C’est la notre réalité tant que nous sommes vivants. Or, du point de vue de l’illusion, on peut dire qu’une fois mort le cœur ne peut plus diriger le corps par sa force. Cependant, si l’on réfléchit alors que nous sommes vivants à la forme que cela revêt, c’est quelque chose que l’on peut comprendre ». Qu’en est-il de ce propos du Souverain de la Loi ? Sur ce point, le Daishonin nous éclaire : « Quel est alors le sens de Myo, la merveille ? Seul est appelé merveilleux cela d’inconcevable qui est le cœur de notre Une pensée. Inconcevable signifie que ni l’esprit, ni les mots, ne peuvent l’atteindre ». Ce dont provient la démangeaison et, par là même, l’acte de se gratter, est la relation corps/environnement. Le « cœur », dans notre école, désigne ce dont provient le jaillissement momentané du corps et de son environnement, qui sont en réalité non deux. Le « cœur » de notre Une pensée momentanée est alors effectivement inatteignable par l’esprit, qui n’en est que la conséquence tardive. L’honnête Schopenhauer a écrit : « La conscience s’est toujours révélée à moi non comme une cause mais comme produit et résultat de la vie organique » Ce qui est exact. Que dire alors des mots, qui ne sont que l’effet d’un effet ? Dès lors, concernant notre réalité personnelle en terme de pensée, cette dernière est l’effet du corps et de son environnement, qui sont « Un », et ce « Un » lui-même est l’effet de notre cœur. Pour résumer, notre corps est un effet, notre pensée, qui en est l’effet, est à plus forte raison un effet, et il n’est jamais de cause, à strictement parles, sous le soleil. Donc, toute représentation, toute idée, toute image mentale, tout objet de la conscience qui apparaît en nous et qui nous incite abusivement à dire « Je pense donc.. », « Je suis ceci .. », nous plonge dans la puérilité. Nous lisons, dans le sutra de la perfection de sagesse : « Le monde des êtres est une expression pour l’absence d’être, parce que le monde des êtres n’existe pas, il n’existe pas d’être vivant dans l’être vivant ». Et, de fait, nul être ne possède le principe même de son existence. Il n’est pas de principe « être vivant » dans l’être vivant. On peut bien tenter d’inverser un rapport naturel et appeler « cause » ce qui n’est qu’un « effet ». Mais cela n’en fait pas une cause.
Est appelé merveilleux, donc, cela d’inconcevable qui est le cœur de la Une pensée. « Lorsque vous sentez une démangeaison, vous vous grattez. C’est dans cette situation que le cœur dirige le corps » avions nous évoqué. Il s’agit, concernant ce « cœur », de l’immédiate antériorité du jaillissement simultané du corps dans son environnement. En outre, notons que l’instantanéité de la présence, seule, permet de comprendre le fait que ce qui nous semble durer « à l’identique », le corps, change en réalité à chaque instant. Et la seule réalité momentanée dont l’esprit prend conscience est celle du rapport objectal du corps. L’objet de la conscience n’est qu’une réverbération, qu’une transposition de la non dualité corps/environnement. Et la non dualité corps/environnement est la transposition momentanée de notre « cœur ». « Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l’esprit, et nous n’avons pas la plus lointaine idée du lieu où ces scènes sont représentées, ni des matériaux dont il est composé » murmure frileusement mais à juste titre D.Hume. Par contre, le maître Miao Le, plus affirmatif, déclare : « Si on n’éclaircit pas le lieu merveilleux d’Une pensée trois mille, comment pourrait-on dans l’Un appréhender le tout ? Les trois mille ne s’étant pas affranchis de l’obscurité d’Une pensée, nous ne trouvons que causes et effets douloureux ». Pour éclairer ce propos, il faut avoir en mémoire une des informations importantes de l’école : l’aspect réel de notre existence est antérieur au fait de distinguer. Cela signifie que considérer : ceci est bleu, j’ai chaud, elle est belle cette bicyclette, nous ne sommes que la marque passée de notre existence. Notre réalité nous est constamment antérieure. Nous n’avons aucune prise sur elle dans le simple constat de ce qui est. Dès lors, l’examen du lieu merveilleux de la Une pensée trois mille est, de fait, prioritaire. Le Un de la Une pensée, étant le passé, ne permet pas d’appréhender le tout dont il provient. Les effets douloureux sont alors le quotidien dans les six voies et les causes, inexistantes, sont le désarroi douloureux du « j’avais crû que… ». Autrement dit, tout regard humain porté sur sa propre existence et ce qui l’environne est toujours douloureux parce qu’il n’est pas affranchi de son propre cœur qui engendre ce qui est. Ainsi, l a pensée momentanée est consécutive, est la conséquence de quelque chose dont on ignore toujours l’origine. Le vingt sixième Souverain de la Loi, Nichikan Shonin, disait : « Une pensée trois mille signifie inclure et imprégner ». L’objet momentané de la pensée a pour sens « inclure », puisqu’il émerge d’une somme innombrable, s’étendant à tout. Il s’agit là de l’instantanéité de l’existant pour lequel, comme Parménide l’a bien vu, l’étant touche à l’étant. L’objet de la pensée a également pour sens « imprégner », puisque le cycle délétère des six voies se maintient, et puisque, hors des six voies, la pensée d’éveil meut un grand nombre. En résumé, provenant d’une infinité, la conscience momentanée imprègne une infinité. A l’ordinaire, il n’est donc pas de liberté. En effet, la vie humaine est telle que chaque instant ne lui offre qu’un constat de fait circonstanciel de ce qu’elle pense, de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle croit être. Il ne s’agit donc que d’une incroyable passivité. Le tempérament se découvre, la personnalité se découvre, ce vers quoi l’on tend se découvre et nos buts changeants ne nous appartiennent guère. Les choses s’imposent continûment à nous, et c’est par ignorance que nous pensons les « vouloir ». Comme le disait Bergson, l’apparition de l’évènement entraîne l’apparition des signes avant-coureurs. Les signes avant-coureurs ne pré-existent pas si l’événement n’est pas. Il en va de même pour la pensée usuelle. Les motifs, qui ne sont que des justificatifs, sont toujours postérieurs à la pensée. Je sais bien que tout le monde est persuadé du contraire, mais ça n’en fait pas une vérité.
Donc, lorsque l’on parle, dans le Bouddhisme, du cycle infini des six voies, c’est pour indiquer que l’existence s’impose. C’est un effet. Le « vouloir » n’est pas. Ou, si l’on préfère, le « Vouloir » est antérieur à la conscience d’un « vouloir » particulier. Et dans ce cas précis, on parlera du « cœur » qui est l’origine continue du corps dans son environnement et, par extension, de la conscience qui en résulte. Hors la voie de l’éveil, l’existant est pieds et points liés car il ne peut que subir.
Dans un cours sur l’accès à l’éveil des végétaux, le Souverain de la Loi à commenté cette phrase du Bouddha Originel : « La révélation principielle de l’originel régit les êtres sensitifs tout en étant la mort » de la manière suivante : « cela signifie que toutes sortes de choses apparaissent à partir d’un principe latent, qui est au niveau de la mort du monde des phénomènes. Leur manière d’être, par contre, régit l’esprit, les êtres sensitifs qui vivent concrètement ». Le niveau de la mort du monde des phénomènes caractérise le non existant,c’est-à-dire la vacuité. Que des choses émergent en nombre d’une façon continue dans le présent fait la mobilité de la Une pensée des êtres humains. Ils n’en sont pour autant pas les maîtres bien qu’ils pensent, après coup, pouvoir s’en attribuer la paternité. C’est le célèbre « j’ai pensé ça à cause de ceci » qui, bien que par trop tardif, justifie toutes les angoisses, ou tout les enorgueillissements, relatifs cette foutaise qu’est la responsabilité. Le Bouddha Originel a déclaré « Bien que vous soyez maîtres de votre cœur, ne laissez pas celui-ci devenir votre maître ». Et, dans la réalité, ce qui fait l’objet de notre conscience s’impose, c’est un effet, ce n’est jamais un acte. Nous sommes mus. Comment voulez-vous, par exemple, qu’une biche ait comme objets de sa conscience ceux du renard ? Ou du papillon ? Si l’on cherche l’origine de ce flux en chaque existant, on trouve le Corps de la Loi. Si l’on cherche l’origine instantanée des existants, on trouve également le Corps de la Loi. Et la manière, propre à chaque existant, d’avoir tel ou tel objet de la conscience plutôt qu’un autre est ce que l’on appelle sagesse, en terme d’adaptation. Cela est vrai, de l’état d’enfer à celui d’éveil sans supérieur. Par exemple, si je fais état, là, du poids de votre pantalon sur votre genou, vous en avez simultanément conscience. Or, c’est parce que j’en parle. L’information, qui pourtant est là en permanence, va de nouveau passer dans le non signifiant et être remplacée par une autre, par exemple vous sentez un petit creux. Il en va toujours ainsi. L’infinité des choses qui naissent et meurent, à chaque instant, sont le Corps de la Loi. Et cette effervescence supporte l’exercice de la conscience qui se voit meublée par « Un »objet momentané. Dans le même commentaire, le Souverain de la Loi déclare :« Si l’on considère le Corps de la Loi, le Corps de la Loi est permanent, immuable, il s’agit du corps de la vérité universelle et inconcevable. Il apparaît sous la forme des causes, des relations, des effets et des rétributions de toutes les choses, de tous les phénomènes. Autrement dit, toutes les choses, à chaque instant, naissent du Corps de la Loi et retournent au Corps de la Loi. Quant au Corps de la sagesse, qui est le corps de rétribution de la pratique de la voie, c’est ce qui s’éveille parfaitement à ce principe ». La pensée momentanée naît d’une infinité qui, en terme d’état, va de l’enfer le plus atroce à l’éveil ultime. La sagesse, qui est la rétribution de la pratique, c’est percevoir en nous l’intégralité des dix états, des dix mondes. Sans cette sagesse qui vient de la pratique, une identification abusive de la conscience vis-à-vis de son objet se produit dans un « je pense ceci » délétère, puisque faux. « Je, vraiment, c’est personne, c’est l’anonyme » a écrit M. Merleau Ponty. Mais il se fait que, humains, nous existons dans un cadre temporel et spatial tel que nous nous sentons plongés dans une réalité « causale » : ceci entraîne cela. Notre existence semble montrer l’aspect des causes, des effets et des rétributions. Nous pensons voir notre vie façonnée par les causes et les effets. Et pourtant, le Souverain de la Loi nous prévient que « l’aspect de la vie, lui-même, prend la forme de la causalité ». L’aspect de la vie de tout étant est la simultanéité de la cause et de l’effet. C’est son origine. Mais seul le Bouddha perçoit cette réalité. Nous, enfin l’humain, voit sa vie comme étant la conséquence de… C’est une des raisons primordiales de sa souffrance mentale. A propos de la simultanéité de la cause et de l’effet, (Renge), Le Daishonin déclare que « Ren » signifie désirer, et « ge » signifie voir. Dès lors, le « voir », la perception, être dans le monde et percevoir sa pseudo réalité est toujours l’expression du « désiré ». Pour tout étant, le « vu » est toujours le « désiré ». Au sein de l’infinité du Corps de la Loi seul la sélection d’un « vouloir voir » inconscient, puisque immédiatement antérieur au corps et à son environnement, crée le monde du sujet. Ceci, bien entendu, dans la négation extrême de l’effervescence des étants qui sont, eux aussi, bien réels. Comme l’affirmait Kant, on ne perçoit jamais que notre état intérieur, le « voir » est le « désirer voir ».
Le Sutra du Lotus enseigne « Avec le seul désir de voir le Bouddha, il ne ménage ni son corps ni sa vie ». Il s’agit là de l’ascèse de la pratique quotidienne, bien évidemment. Le seul désir de voir le Bouddha, en son cœur, correspond à la croyance. Il ne ménage ni son corps ni sa vie correspond à la pratique. Pratiquer jour après jour constitue la grande ascèse, c’est le lieu de l’abandon du « moi ». Abandonner le « moi », ce « moi » factice protéiforme et imposé constitue la guerre contre un « soi-même »qui, bien qu’inexistant, renaît à chaque moment. C’est, au-delà des objets de la conscience qui naissent en vrac et se bousculent pour prendre une première place, au-delà des « c’est moi qui pense ceci, j’ai raison de penser ça », laisser surgir l’éveil, notre nature originelle. Donc, le fait de pratiquer matin et soir c’est désirer voir le Bouddha. Dans le Bouddhisme ancien, il fallait planter de nombreuses causes pendant des éons affin d’obtenir des effets dans la voie de l’éveil. Dans l’enseignement du Daishonin, seul Nam Myoho Renge Kyo est le Bouddha originel. C’est la simultanéité de la cause et de l’effet de l’éveil en un corps phonétique. Ce qui fait que, dans cet enseignement, on ne plante pas des causes en vue d’obtenir l’éveil dans le futur, mais agissons, en terme d’effet, comme l’éveillé, puisque nous récitons Nam Myoho Renge Kyo. Dès lors, quel que soit l’être, quel que soit son état intérieur d’avidité, de souffrance ou autre, sur cette base dont il s’élance il atteste immédiatement de l’effet de l’éveil dès ce corps. C’est l’apparition immédiate de l’éveil, alors même que la cause n’existe en lui que sous la forme de la croyance. La croyance est la cause, la pratique de Nam Myoho Renge Kyo est l’effet, est-il dit dans l’école. La croyance est « le monde du Bouddha identique aux neuf mondes », la pratique est « les neuf mondes identiques au monde du Bouddha ». Alors, les trois sagesses de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité apparaissent naturellement en un cœur, dit le Daishonin. « Le cœur, la Une pensée de Une pensée trois mille en sa réalité est éternel ».